Chapitre 9
Polcamitraï regardait Ninkë s'arracher la peau des pousses d'un air indifférent.
— Ce n'est pas la peine de t'inquiéter autant, souffla le Grand-Prêtre.
Ninkë redressa la tête d'un mouvement sec :
— Ah oui ? Je te signale que les Berserks n'ont pas su capturer ce maudit prince !
— Ils se sont empâtés avec le temps, gloussa le religieux.
L'intendant grimaça, pensant qu'il était fort mal venu de la part de Polcamitraï d'accuser quiconque d'engraissement.
— Tu parles, grogna le religieux en replaçant sommairement sa coiffe, à force de côtoyer les orgies d'Arminassë, ils ont perdu de leur vigueur. La Reine Vierge les a dressés, c'est tout.
— En attendant, ce sont nos esclaves qui ne sont pas dressés.
Le Grand-Prêtre éclata d'un rire tonitruant à en secouer sa bedaine :
— Qu'est-ce que tu racontes, ils sont marqués. Non seulement, ils nous servent d'otages mais si jamais les elfes pointent le bout du nez à nos frontières, on envoie nos esclaves se battre. Ils en feront une tête quand ils verront qu'ils doivent liquider leurs frères.
— Malheureusement, je crains que cette race soit plus retorse que tu ne crois.
— Je m'en moque tant que je peux profiter d'eux à l'heure actuelle.
Ninkë secoua ses boucles brunes, peu d'accord. Mais ce qu'il l'énervait plus que tout, ce n'était pas le déni des aristocrates d'Atalantë mais plutôt l'hypocrisie de l'un des deux Tigres.
Sans plus attendre, il se leva du banc et quitta le Grand-Prêtre pour rejoindre Dorgon. Où ce maudit elfe s'était-il encore fourré ? Nilcalar s'entretenait avec les membres de l'assemblée, peu de chance que l'esclave ne lui taille une pipe en ce moment.
L'intendant descendit les marches qui menait à la crypte, le sang bouillonnant dans ses veines. Il n'avait jamais apprécié les Tigres. Ils accaparaient bien trop l'attention du roi alors que lui demeurait son favori. Il se sentait délaissé de temps à autres et remettait ça sur le pouvoir aphrodisiaque des elfes.
Enfin, il parvint au lieu souhaité.
Dorgon était bien là, assis en tailleur sur les dalles poussiéreuses de la chapelle. Il parlait tout seul.
— Il est toujours aussi ravagé, pensa Ninkë en s'approchant de lui.
En vérité, l'elfe s'adressait bien à quelqu'un, ou plutôt à un cadavre. Dressé à la verticale dans son cercueil de verre, un ancien esclave, les yeux révulsés et le visage figé, écoutait patiemment son homologue toujours vivant.
— Tu t'amuses bien, Dorgon ? lança l'intendant.
— Je tiens compagnie à mon prédécesseur.
— T'en fais pas, toi aussi on t'embaumera de la sorte après ta mort, pas question de gâcher la marchandise quand elle a couté si cher.
Le Tigre ricana un instant, faisant hérisser les poils de l'astre.
— La nécrophilie est donc si répandue que ça à Atalantë, sourit l'elfe de son air indiscernable.
— Ça te pose problème ?
Il se releva d'un bond et se rapprocha de son maître :
— Vos goûts ne me regardent pas, Monsieur l'intendant.
Ninkë plissa les yeux avant de refermer sa main sur la gorge déjà scarifiée de l'esclave :
— J'en ai assez de ton petit jeu, le gigolo, maintenant tu vas tout m'avouer.
Un étrange rictus se dessina sur la bouche du Tigre ; le rapport de force aurait été bien différent sans la marque.
— Vous voulez me torturer ? questionna-t-il simplement, je croyais que la compagnie de Draël vous était préférable dans ce genre de situation.
— Ferme-là et réponds-moi : est-ce que tu prévois de te rebeller avec tes petits amis ?
Il activa aussitôt la marque pour faire souffrir l'esclave.
— Vous êtes nos maîtres, suffoqua Dorgon, jamais nous ne voudrions...
L'air commença à lui manquer dans les poumons.
— ... sommes marqués... Nous ne sommes là que pour vous... Pourquoi vous supprimer ?
— Parce que nous vous avons réduits à ce que vous êtes, de vulgaires putes apprêtées à nos besoins.
— Nous sommes là pour ça...
Pris d'une rage incontrôlée, Ninkë saisit la chevelure de l'elfe et lui fracassa la tête à répétition contre une colonne. Aucune résistance ne se fit sentir, ce qui exaspéra encore plus l'intendant. La pierre était maculée de sang autant que la sueur perlait le long de la nuque de l'astre ; il imaginait tellement le danger que représentaient ces elfes.
— Ninkë, arrête de maltraiter mon Tigre.
Il se retourna vers Nilcalar qui le toisait sévèrement. Derrière lui, Draël se tenait droit, la face toujours autant dépourvue d'expressivité.
— Pourquoi devrais-je m'empêcher de donner une correction à ce morveux ? il m'a manqué de respect.
Sur le sol, Dorgon se relevait péniblement en crachant du sang. Son homologue ne cilla pas devant son air pitoyable ; il paraissait ancré dans son impassibilité.
— Un morveux ne vaut pas plusieurs milliers d'écus, Ninkë.
Le souverain enveloppa le blessé d'un halo guérisseur et lui ordonna de se relever. Loin de protester, Dorgon rejoignit Nilcalar non sans adresser un sourire à l'intendant.
Ninkë recula devant cette face ensanglantée qui lui criait silencieusement son mépris et sa haine.
— Tu devrais te reposer, Ninkë. Tu es sur les nerfs, ces derniers temps.
— J'ai de bonnes raisons, Majesté.
— Ton angoisse ne changera rien. Fais comme moi. Je travaille d'arrache-pied pour sortir le royaume de la crise mais le soir, je fais en sorte de diner en bonne compagnie.
Sur ces mots, il plaça ses mains sur les fesses de ses Tigres et leur fit signe de rejoindre ses appartements.
— Cela tombe à pic, roucoula Dorgon, je meurs de faim.
— Tu seras gentils de refaire ton maquillage, tu es recouvert de sang.
Il hocha docilement la tête en attrapant le bras du roi. De son côté, Draël envoya un dernier regard blasé vers l'intendant avant de se laisser prendre la taille.
Ninkë serra ses poings de colère : pourquoi était-il le seul à réagir ? En plus de ça, il était jaloux. C'était lui le favori du roi. Mais depuis un moment, Nilcalar se lassait de son caractère alarmiste et préférait oublier ses soucis avec les esclaves. Ironique lorsqu'on savait que ces hommes auraient leur rôle à jouer durant le prochain conflit.
Dorgon tourna la tête vers sa droite ; Draël avait dû partir aux aurores, le laissant seul avec le roi dans le lit. Ce dernier dormait encore, son épaisse chevelure sombre cachant son beau visage. L'elfe était habitué à ce spectacle. Tout comme il avait l'habitude d'attendre son réveil. On ne laissait jamais un roi astre seul dans sa chambre un matin.
Comme le souverain continuait profondément sa nuit, Dorgon piocha une pomme dans le plat qui trainait sur la table de nuit. Depuis son arrivée à Atalantë, il ne pouvait calmer une faim toujours présente. Il était boulimique et sa race l'empêchait d'en tomber vraiment malade.
Lassé d'attendre, il se leva et fit les cents pas dans la vaste chambre. Il avait déjà eu le temps de se laver et refaire son maquillage mais Nilcalar émergeait à peine.
Dans un grognement, ce dernier s'étira et resta quelques instants dans ses draps, le regard vaseux.
Le Tigre continuait à croquer dans sa pomme. Mis à part le bruit des dents dans le fruit, un silence pesant s'immisçait dans les lieux.
Nilcalar soupira, accusant une violente gueule de bois.
— La prochaine fois, je me restreindrai sur les quantités...
Ses yeux se posèrent sur son esclave, adossé au cadre de la fenêtre. Les longs voiles légers s'échappaient vers l'extérieur dans une danse répétitive.
Le mutisme de l'elfe dura un moment avant qu'il ne dise :
— Vous savez combien de temps un dragon de basalte peut voler avec une armure et un soldat sur le dos ?
Les sourcils du roi se froncèrent :
— Pourquoi tu me demandes ça dès le matin ? Tu veux tester mes capacités cognitives au réveil, c'est ça ?
— Non, Majesté.
— Alors ?
— J'en vois un par la fenêtre.
Le visage du roi blêmit d'un coup :
— QUOI ?!
Il se leva d'un bon et accourut vers l'ouverture. La hauteur des appartements permettait une vue imprenable sur la ville et ses alentours. En effet, une petite tâche apparaissait dans le ciel, à l'horizon. La vue de l'elfe était bien plus affutée que la sienne ce qui expliquait sa remarque.
— Tu es sûr de ce que tu avances ?
Dorgon haussa les épaules :
— J'ai travaillé dans l'armée lorsque je vivais en Calca, je sais de quoi je parle.
— Merde !
D'un pas précipité, Nilcalar fondit vers sa penderie pour enfiler de nouveaux vêtements. Pas le temps de se laisser habiller. Si un dragon volait ainsi, non loin de la capitale, c'est qu'il s'agissait d'un éclaireur de Calca. Les armées elfiques allaient déferler d'ici une journée et rendre gorge pour tous les crimes commis envers leur peuple.
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