Chapitre 5
Avec tous les derniers chamboulements, il avait fallu statuer sur le sort de Morgal. Le roi de Flamarindo avait immédiatement exigé un procès avec une sentence à la hauteur de sa colère. Le Roi en Blanc lui avait ri au nez ; éliminer ainsi le prince affaiblirait son pouvoir. Il avait déjà perdu un fils, pas question de réduire encore sa famille.
Un statuquo s'était établi sur le fait que Morgal ne devrait plus participer à la vie sociale et politique de Calca. Une sorte de bannissement, en somme...
Elaglar avait accepté, sachant pertinemment que les conditions étaient bien trop vagues pour être respectées.
À vrai dire, le plus grand souverain elfe se moquait bien du meurtre commis cinq ans plus tôt. C'était même le dernier de ses soucis. Ce qui l'avait agacé au contraire, c'était la fuite de son maudit fils. Morgal lui avait tenu tête. Et il n'avait daigné s'appesantir sur le déroulement de ses mystérieux voyages en terres astrales.
Mais un autre point inquiétait le roi : son rejeton terrible possédait désormais un Vala actif. Il le sentait bien par son aura. Mais encore une fois, le jeune elfe était resté très discret quant à son Éveil.
Elaglar en conclut donc qu'il allait devoir surveiller étroitement son fils, de sorte que ce dernier ne le surprenne pas encore une fois par une de ses idées dégénérées.
— Vous aviez meilleure mine la dernière fois, remarqua Morgal.
Le mage croisa les bras sur sa sacoche, le front marqué par une ride soucieuse. De grosses cernes mangeaient ses joues creuses et ses longs cheveux lisses manquaient clairement de vitalité.
— La dernière fois je ne sortais pas d'un séjour de cinq ans dans des cachots ! lâcha-t-il avec amertume au prince.
— Je vois... Père ne vous a guère pardonné votre inattention. En même temps, c'était si facile de vous dérober votre matériel.
— Suffit. Cette fois-ci, je ne vais pas vous laisser filer !
— Heureusement pour vous, je tiens rester.
— Arrêtez de me parler sur ce ton, vous devriez éprouver une once de culpabilité.
Morgal plissa un œil comme pour chercher dans sa mémoire :
— Attendez... Non, je ne trouve pas.
— Je ne sais pas ce qui est mieux entre votre compagnie et une cellule...
Currunas s'affala contre une chaise, déjà fatigué par la tâche qui lui incombait. À ses côtés, son long chapeau tordu reflétait parfaitement sa volonté éprouvée.
Sur le lit, Morgal lisait le traité qui lui refusait toute vie extérieure ; peu de personnes connaissaient d'ailleurs son retour. Il allait probablement rester au palais royal pour un bon bout de temps. Mais il décida de mettre ce temps à profit pour dévaliser les ouvrages de la bibliothèque d'Elmaril.
Cependant, ses pensées ne pouvaient s'empêcher de divaguer et le ramener cinq ans plus tôt. Lorsqu'il partageait cette chambre avec Malgal... tout semblait si diffus à présent... son caveau n'était pas si loin, d'ailleurs.
— Currunas, vous pensez que je peux sortir dans la capitale ?
— Vous ne voulez pas non plus aller cueillir des framboises en Lercemen tant que vous y êtes ?!
Le mage avait apparemment perdu toute forme de respect pour son prince. Le séjour dans les cachots royaux y était sans doute pour quelque chose.
— Je voudrais aller au cimetière, cela fait longtemps que je ne me suis pas recueilli sur la tombe de mon frère.
— Mmh... si c'est pour dévorer un nouvel innocent je ne vois pas l'intérêt.
— Je n'ai... oh et puis pensez ce que vous voulez je m'en fiche. Je veux simplement m'y rendre le temps de quelques heures.
Currunas soupira et abdiqua dans un geste fataliste :
— J'en parlerai au roi. Je ne vous assure rien...
Morgal sourit, satisfait. Il reposa la paperasse administrative sur la table de chevet et se leva tout en s'étirant.
Sur son siège, le mage le scrutait avec un air presque suspect :
— Dîtes-moi, mon prince, avez-vous toujours des crises ?
Le jeune elfe haussa un sourcil et fronça l'autre :
— J'ai un Vala actif, à présent ; je contrôle beaucoup mieux ma soif. Il m'arrive quelques dérapages lorsque je suis en manque mais c'est rare.
— Bien. Depuis quand votre magie coule-t-elle dans vos veines ?
— Un an, je dirai.
Le mage sortit un carnet de sa sacoche pour gribouiller les réponses de son patient.
— Comment cela s'est-il passé ?
— Les Hauts-Maîtres ont provoqué l'Éveil.
— Vous avez été provoqué ? s'écria son médecin, c'est extrêmement dangereux !
Morgal haussa des épaules :
— J'ai failli y passer. Mais je suis résistant.
— Bon, je suivrai ça... votre santé, sinon ?
Le prince s'arrêta devant un miroir en pied et décréta :
— Je suis en pleine forme ! Je suis toujours aussi beau, vous voyez !
— Mmh... si vous le dîtes. Vous vous êtes épaissi depuis la dernière fois. Sans doute dû à un entraînement militaire ?
— On peut dire ça...
Il s'approcha davantage de son reflet ; malgré ses actes, son visage restait toujours aussi angélique. Seul un étrange rictus au niveau de ses lèvres traduisait une pointe de perfidie.
Convaincu de la prestance qui transparaissait dans la glace, le prince rejoignit la penderie pour revêtir une tenue plus adaptée au faste de la cour.
Elaglar avait accepté que son fils turbulent s'aventure dans la capitale et rejoigne le cimetière. Mais à condition qu'il soit escorté par son mage et une garnison d'élite. De même, Morgal devait se couvrir la tête pour éviter toute reconnaissance. Ce détail ne lui plut guère : il avait l'impression de revenir à Atalantë parmi les elfes esclaves.
Mais c'était bien la seule condition pour retrouver Malgal.
Même pendant le trajet, la surveillance et la discrétion n'étaient pas à désirer. Currunas ne le lâchait pas de ses yeux cernés, telle une chouette revêche.
— Tenez, dit-il en lui tendant une gourde.
Morgal parut étonné : il retourna l'objet dans ses mains. La fiole était finement ciselée avec des arabesques d'or et d'argent.
— Une gourde de Baldoé, expliqua Currunas, elle ne se vide jamais. Ce sera utile si la soif vous tenaille.
— J'en ignorais l'existence.
— Elles coûtent extrêmement cher en énergie valique et en écus. Votre père a insisté pour que vous en ayez une.
— Je vois.
Le silence retomba dans la voiture et s'y installa jusqu'à la fin du voyage.
Lorsque Morgal s'avança vers les grilles, un désagréable sentiment s'empara de lui. C'était comme si son estomac se retournait et qu'une bile amère remontait dans sa bouche.
Un malaise palpable s'insinuait en lui en même temps que de désagréables souvenirs.
Non ! Il ne devait céder à la moindre faiblesse, pas après les épreuves qu'il avait endurées.
Il prit une grande inspiration et traversa le porche, toujours suivi de sa garde personnelle. Currunas non plus ne semblait guère apprécier les lieux mais Morgal se moquait bien de l'indisposition de son médecin.
Les mausolées se succédaient toujours dans ce même rythme macabre. Les monuments mortuaires et les statues d'anges se dressaient dans une dimension hostile, prêts à s'effondrer sur les malheureux passants.
Malgré l'aspect sinistre, le cimetière demeurait strictement entretenu. Les arbustes et les parterres soignés ne laissaient aucun doute sur le travail actif des gnomes. En plein automne, les couleurs demeuraient ternes en raison du manque de fleurs et accentuaient le côté sinistre des lieux.
Au centre, le grand frêne bravait toujours le vent glacial du soir. Ses branches se soulevaient lentement, s'étendant vers les tombes les plus proches.
Morgal se retint un léger ricanement. La dernière fois, il avait été empalé à même le tronc, comme un vulgaire insecte. Le démon en avait profité pour éventrer Malgal et lui dévorer les entrailles.
Voir la scène du crime, cinq ans après les faits, sans la moindre trace de tragédie, lui provoqua un haut-le-cœur. Ce n'était pas juste qu'une telle chose soit arrivée, que le temps et la nature oublient de la sorte le triste événement.
Mais peu importait, à présent.
Après quelques secondes passées sous les imposantes ramures, Morgal jeta un bref regard sur le chemin, à l'endroit même où tout s'était fini.
Il crut un instant que la tristesse, le désespoir et le vide abyssal qu'il avait connus se remanifestent en lui. Mais il bloqua ses émotions, les reléguant au plus profond de son âme. Il n'avait pas fait tout se chemin pour finalement se lamenter.
Il secoua la tête et prit le chemin du caveau familial. L'architecture du bâtiment reflétait la richesse et le raffinement des Fëalocen. Les pierres blanches de granite semblaient scintiller dans le soir.
Morgal poussa la porte et descendit les marches dans l'obscurité. Une forte odeur d'encens parvint à ses narines alors que le froid s'intensifiait.
Dans la chapelle funéraire, la reine et son dernier fils priaient sur les banquettes de velours noir. Le jeune homme fut surpris de voir ainsi sa mère et son petit frère ; il ne l'avait pas prévu. Hirilnim ne s'était peut-être pas encore relevée après l'accident. Sa mantille blanche rabattue sur son joli visage empêchait de distinguer les larmes.
Il s'approcha vers elle et posa une main sur son épaule pour lui indiquer sa présence. La reine releva la tête et s'empressa de le prendre dans ses bras.
— Je n'arrive toujours pas à croire que tu es revenu, murmura-t-elle, cela me rend tellement heureuse.
— Pourtant, tu pleures.
— Tu es revenu mais pas ton frère...
Morgal laissa ses yeux glisser vers la pierre tombale, surélevée de quelques marches. Un relief ainsi que des fleurs s'inséraient sur la stèle. Encore une fois, le prince ne sentit pas le lien qui l'avait tant de fois uni à son jumeau. Il avait été brisé pour toujours. Et sans doute était-ce bien comme ça. Il fallait l'accepter, tout simplement.
Il se défit de l'étreinte maternelle et se pencha au-dessus de la tombe avant de faire glisser sa main sur la pierre.
Malgré tout, il n'oublierait jamais le seul qui avait autant compté à ses yeux.
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