Chapitre 34

Les Terres Désertiques supportaient une tempête de neige depuis déjà plusieurs jours. Les températures baissaient drastiquement et ralentissaient l'avancée de l'armée elfique.

Morgal s'était joint avec plusieurs de ses légions à l'armée royale pour repousser les forces naines.

Avec de pareils vents, les combats demeuraient tout simplement impossibles. Tout déplacement risquait de se solder par une chute dans des crevasses profondément mortelles. Sur terre ferme comme sur glace, le paysage dissimulait une multitude de danger dans une atmosphère d'obscurité quasiment permanente.

— Dans quelques semaines, nous regagnerons Calca, soupira Ruinax sur sa monture fourbue.

— Que le Créateur t'entende, murmura son ami en tirant sur les rênes d'Alaxos, ces maudits nains nous donnent du fil à retordre.

— Ils connaissent ces contrées... Ce n'est pas notre cas.

— Nos dragons sont bien inutiles ici ; l'ennemi doit se dissimuler dans toutes ces ravines.

Morgal jura ; un pas de plus et le frison tombait dans un gouffre béant. Heureusement, l'heure de la halte sonna et des tentes épaisses furent dressées non loin des falaises abruptes.

Les deux hommes traversèrent le campement pour rejoindre leurs quartiers. D'épais flocons se collaient à leurs chauds manteaux ; le froid mordait de plus belle, aussi ne furent-ils pas mécontents de s'abriter sous la tente de l'état-major.

Dans sa tenue de guerrière, Lalith ordonnait sa malle de potions. Depuis son entrée à l'armée, elle avait prouvé une prédisposition aux soins et à la magie de guérison. Ses mains frêles semblaient de toutes façons plus aptes aux soins qu'au maniement des armes.

Elle se redressa pour faire face aux elfes et déclara :

— Vous voilà enfin de retour !

— Je jette l'éponge pour aujourd'hui, bâilla le prince, j'ai besoin de mes heures de sommeil.

Ruinax leva les yeux au ciel :

— Tu ne changeras jamais.

— Cesse de me tourmenter, un peu. On se retrouve demain, Lalith ?

— Bien sûr ! Je vais simplement prendre le temps d'écrire à ma petite Narlera. Tu pourras y joindre un croquis, n'est-ce pas ?

— Tu te paieras les services d'un artiste à ton retour, ma chère !

— S'il-te-plait, Morgal !

— Bon, entendu...

Sur ces mots, il salua le couple et se retira sous sa propre tente. Une couchette sommaire l'attendait mais à l'heure actuelle, elle paraissait d'un confort inégalé.

Morgal soupira et s'assit devant une table rapidement dressée :

— « Tu as de la chance que je t'aime bien, Lalith. »

Il sortit un papier d'un dossier et commença à griffonner mécaniquement pour sa filleule. Après tout, ça le détendrait bien. Narlera avait sept ans, à présent. Pour tout avouer, il ne la connaissait pas. Il l'avait aperçu à plusieurs reprises mais ne s'intéressait pas à elle ; ce n'était encore qu'une gamine sans importance. Sans doute pouvait-il lui accorder un simple dessin réalisé en quelques coups de crayons ?

Son enfance à lui semblait si lointaine. La présence de Malgal l'était tout autant...

— « Puisses-tu reposer en paix, mon frère ».

L'image du démon se représenta brutalement à son esprit, dévorant les entrailles de son jumeau. Il sursauta, comme s'il revenait d'un coup à la réalité. Sous son crayon, le dessin prenait la forme d'un nouveau-né. Démembré.

Il se pencha pour s'assurer qu'il avait bien réalisé cette chose horrible. Mais oui, il venait de retracer le cadavre sanglant d'un bébé.

— « Je ferai bien de reconsulter Djinévix... Et Currunas, aussi. Je dois broyer du noir... »

Justement, son mage pénétra dans l'espace restreint.

— Votre état mental empire, je crains, décréta-t-il en jetant un rapide regard au-dessus de l'épaule de son patient, je vous prierai de ne pas me dévoiler vos projets sordides de démembrement, Majesté.

— N'ayez crainte, je...

Un hurlement l'interrompit. Les oreilles des deux hommes se dressèrent.

— On nous attaque ! comprit-il en se levant d'un bon.

Il saisit son épée et sortit prestement. Heureusement, il n'avait encore pensé à retirer son armure. Lorsqu'il parvint à l'extérieur, le contraste entre le ciel nocturne et la clarté de la neige s'imposa à lui. Des flammes ne tardèrent pas à apparaitre, dévorant la toile des tentes.

La garde affrontait déjà l'ennemi qui surgissait des crevasses. Morgal pesta et s'élança rejoindre Ruinax. Dans le désordre, il lança ses ordres à ses hommes. Un horriblement pressentiment le tenaillait.

— Où est le duc ? interpela-t-il un soldat.

— Déjà sur le front, Majesté.

Un autre guerrier le rejoignit pour lui annoncer :

— Ils ont des ours de guerre !

Le prince serra les dents ; ses iris s'enflammèrent. Derrière la frontière du campement, il discernait parfaitement dans la nuit les chars tirés par les énormes fauves blancs. Des arbalétriers y étaient dissimulés pour lancer leurs traits.

La magie ne tarda pas à se déverser sur le campement et ses alentours. Le carnage commençait à peine. Déjà de nombreux elfes tombaient sous la force déchainée des ours et de leurs maîtres.

Les lames des nains ne pardonnaient pas ; elles étaient enduites dans un poison maléfique qui dévorait le Vala de ses victimes.

Remonté contre cette attaque inattendue, Morgal vit rouge. Ses pouvoirs affluèrent en lui pour se déclencher dans des torrents de flammes noires.

En quelques enjambées, il rejoignit le point de confrontation et déversa sa colère. La terre déjà friable trembla face à cette rage démuselée.

— Le Faucheur des Falaises Sanglantes est avec eux ! cria un nain à ses semblables.

À peine eut-il fini de les prévenir que sa tête vola sous la faux surnaturelle. Morgal s'avança dans les lignes ennemie, semant la mort sur son passage. Rien ne pouvait l'arrêter dans sa soif de violence. Ces victimes tombaient en charpie autour de lui. Bientôt, il n'en trouva plus une à sa proximité ; les nains l'avaient fui pour se concentrer vers le campement.

Le Réceptacle releva soudain la tête : un cri venait de percer le vacarme assourdissant pour se répercuter dans son crâne.

Sans hésiter, il s'élança sur ses pas, abattant les adversaires qui s'y trouvaient. Il s'arrêta brusquement, la respiration bloquée dans sa poitrine.

Ruinax venait de tomber à terre, le visage balafré par cinq griffes démesurées. Un second coup de patte s'apprêtait à lui décoller la tête. Morgal n'attendit pas ; il se téléporta brusquement et sectionna la tête du monstre avant de s'en prendre à son cavalier. La faux trancha le nain aussi facilement qu'un fétu de paille. Une fois assuré de la mort de son ennemi, le prince se précipita vers son ami.

La blessure ne se limitait pas à son visage ; son ventre explosé laissait entrevoir les organes mis à jour. La poitrine du mourant se levait et s'abaissait rapidement dans un rythme saccadé.

— « Non, l'histoire ne peut pas se répéter... »

— Morgal, gémit le duc en apercevant son ami, Morgal...

— Cesse de parler, économise tes forces...

— Inutile de me soigner, ton Vala en pâtirait aussi... ma blessure est ensorcelée...

— Je vais régler ça, ne t'inquiète pas.

Il se pencha au-dessus de lui pour le guérir. Mais comme annoncé par le blessé, la magie se tarissait dès qu'il effleurait les plaies.

— Morgal... je veux que tu recueilles Lalith et ma fille, prends soin d'elleS, s'il-te-plait.

Le prince sentait la situation lui échapper. Non ! Il ne pouvait pas avoir fait tout ce chemin pour en arriver là ! Pour qu'un de ses amis meure de la sorte ! Il était trop puissant pour qu'une telle chose le touche, n'est-ce pas ? au-dessus de tout, il devait...

— Jure-moi que tu le feras...

Le sang inonda sa bouche, l'empêchant de finir sa phrase. La neige se collait déjà au visage décomposé.

— Tu... je le ferai mais...

Morgal comprit qu'il était inutile de continuer. Son ami gisait dans une flaque de sang, les yeux révulsés. Il ne restait plus qu'un cadavre informe. Dans un balai macabre, la vie et la mort s'était confrontée avant que le trépas ne sonne le glas pour désignait celle qui l'emporterait...

— Lalith...

Il devait la retrouver. D'un pas chancelant, il s'avança parmi le champ de bataille, le cœur dévasté. Sa vue se brouillait alors que sa raison se décrépissait dans son esprit. Elle ricochait contre les parois de sa cervelle et provoquait une panique intense.

— Lalith ! appela-t-il de plus belle.

Morgal invoquait toute la puissance du Créateur pour la retrouver. Elle ne pouvait pas être tombée, elle non-plus ? Non, c'était impossible.

Il traversa le campement en large et en travers, repoussant l'ennemi lorsqu'il se présentait. Son regard hébété par la douleur faisait même fuir ses hommes. Il était couvert de sang. Mais il ignorait si c'était le sien, celui de ses amis ou de ses adversaires.

— Lalith ! hurlait-il à s'en arracher les cordes vocales.

Inconsciemment, le visage joyeux de la jolie elfe s'imposait à sa vue, n'importe où il posait le regard. Mais à chaque fois, ce n'était qu'un mirage nourri par sa folie. Le rire cristallin de son ami résonnait à ses oreilles ainsi que ses habituelles paroles réconfortantes. Le froufrou enchanteur de sa robe glissait sur la neige avec grâce. En vérité, il n'en était rien.

Seuls les hurlements de souffrance emplissaient ces plaines décharnées. Les seuls drapés demeurés le tissu des tentes ou des capes dans le vent. À bout de patience, le prince désintégra une patrouille naine d'un sortilège. La colère prenait le pas sur la panique. Ses mains tremblaient sous la haine. Ses lèvres se retroussaient pour découvrir quatre longues canines blanches.

Il s'arrêta brusquement : son regard dégringola en bas de la crevasse. Là, son amie l'observait, les yeux grands ouvert. Ses paupières ne pouvaient plus se rabaisser ni ses lèvres remuer. Plongée dans une inertie inchangeable, les membres figés dans une chorégraphie étrange, elle refusait de lui répondre. Comment aurait-elle pu alors que sa gorge était obstruée par trois carreaux d'arbalète ? Lalith, ta voix était si douce, le resterait-t-elle toujours pour moi ? Pourquoi tes gestes si doux demeuraient désormais figés dans une désarticulation effrayante ?

Offerte aux regards de la lune, tu ressemblais à une déesse de l'Ancien Monde, foudroyée par le Créateur. Tu étais trop sainte pour ce monde alors devais-tu partir pour rejoindre les vertes prairies de l'Eden.

La longue chevelure châtaine dansait, rappelant les bals de Calca où dans sa belle robe violette elle avait accepté au prince sa dernière valse.





Narlera regardait son parrain. Elle ne lui avait jamais parlé et à cet instant, c'était probablement la dernière chose qu'elle eut souhaité faire. Le soldat devant elle ne la regardait même pas. Pourtant, il était venu pour elle, pour lui annoncer ce que son petit esprit d'enfant avait déjà compris. Le regard vide du prince, accentué par d'énormes cernes, effrayait la petite fille.

Elle avait l'impression de faire face à une statue mortuaire. Toutefois, tout ce dont Narlera avait voulu était des bras réconfortants pour la soutenir.

Malgré elle, des larmes coulaient sur ses joues roses.

Morgal ne bronchait pas, le visage impassible mais les yeux écarquillés, marqués par la folie.

Le retour en Calca n'avait jamais été aussi compliqué. Il avait réfléchi à ce qu'il dirait à sa filleule. Mais les mots ne sortaient plus. Seul le souvenir de ses amis restait à son esprit. Mais eux aussi étaient partis comme Malgal. La mort avait repris ses droits dans sa vie, rappelant qu'il n'était pas grand-chose, lui non plus. Que le deuil comme la maladie pouvait l'atteindre.

Que l'amertume et le regret pouvaient le torturer indéfiniment. Jamais il n'oublierait la torture qu'il avait infligé fictivement certes, mais en toutes conscience à Lalith dans les caves d'Hervan. Jamais il n'oublierait les sentiments qu'il avait eu pour elle, oui elle, la seule femme qu'il n'avait jamais aimée. La seule qui aurait mérité selon lui de partager sa vie. Tout cela n'était plus qu'un souvenir qui l'aurait hanté encore et encore...

Lalith et Ruinax disparaissaient à présent de son esprit. Il les enfouit au plus profond de son être, là où son lien pour Malgal reposait soigneusement. Ses émotions ne devaient désormais plus se manifester de la sorte. Il les avait domptées avec rage pour retrouver sa quiétude de prince intouchable.

Morgal posa son regard sur Narlera et déclara froidement :

— C'est avec moi que tu viendras vivre, à présent, aux Falaises Sanglantes.

La petite hocha timidement la tête en retenant un sanglot. Et puis sans prévenir, elle se jeta contre l'armure du prince pour pleurer à chaudes larmes.

Morgal ne la repoussa pas ; tout ce qu'il avait à faire était d'attendre que cela passe...

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