Chapitre 32
La cité était sans dessous dessus ; une horrible odeur de mort se propageait dans les avenues alors que les civils rejoignaient petit à petit leurs demeures. Les soldats patrouillaient dans les rues pour organiser le retour des elfes chez eux. Un crépuscule sanglant s'abattait sur les Falaises Sanglantes et des teintes rougeâtres apparaissaient dans un ciel apaisé. La tempête prenait fin mais le calme ne faisait que cacher l'aspect glauque qui imprégnait les lieux. Des vols de corbeaux rappelaient que trop les cadavres sur les pieux.
— « Arquen, jure-moi que tu en vaux la peine, j'ai atterri en enfer... »
Jenny tira sur sa capuche et s'avança discrètement contre le mur d'un temple. De temps à autre, elle jetait un œil inquiet sur le bracelet qu'elle portait ; ce dernier lui permettait de dissimuler son aura et d'empêcher tout repérage.
Elle était parvenue à monter dans les cales d'un navire lumbars et à débarquer en catimini pendant l'attaque. Le sort des barbares tirait une corde sensible dans son cœur. Son père n'était-il pas un membre de cette race ? Les voir ainsi empalés lui provoquait de désagréables frissons ainsi qu'une haine indescriptible. Elle détestait les elfes et leurs pratiques.
Cependant, elle devait bien admettre que la cité était magnifique. C'était la première fois qu'elle s'aventurait en Calca et la curiosité titillait ses nerfs tout autant que la méfiance. En terre inconnue, mieux valait ne se fier en rien, même pas en soi-même.
— « Je te trouverai Arquen et je tuerai le prince Morgal pour de bon ! »
Telle était la promesse qu'elle s'était faite. Le demi-dieu manquait bien trop à la couronne d'Arminassë. Et puis, elle s'était aussi attachée à lui... Arquen était un grand imbécile qui lui avait plus d'une fois remonté le moral.
Elle aimait sa franchise et sa loyauté pour sa reine. C'était un homme bien qui ne méritait pas de finir dans les cachots d'un gnome déséquilibré.
Encore une fois, son regard se porta sur la falaise où les silhouettes lugubres se détachaient sur ce ciel de rouille. Le sang qui coulait était le même que le sien.
Il ne restait rien du royaume de sa mère, la reine Loumi, puisqu'Atalantë avait sombré. Et maintenant, c'était le peuple de son père qui subissait la perfidie des elfes.
La révolte commençait à bouillir en elle ; elle ne la calmerait qu'une fois que la tête du prince roulerait sur le sol.
D'un bon, elle rejoignit l'enceinte du palais. Son équipement léger et sombre la camouflait dans cet environnement hostile. Mais elle devait se méfier de la vue et l'ouïe acérée de ses ennemis.
Ses lanières de cuir couinaient faiblement à chaque enjambée et risquaient de la trahir.
Après avoir analysé les différentes façades du palais, elle escalada celle qui semblait le plus en retrait, la moins surveillée. Les pinacles et les arcatures aidèrent son ascension. Les nombreux arcs boutants donnaient au château l'apparence d'une grosse araignées noires dont les pattes s'étendaient sinistrement. Elle gravit la culée et s'engagea lestement sur la volée avant de rejoindre les premiers toits. Dès qu'elle en eu l'occasion, elle s'engouffra dans une des fenêtres ogivées, brisant les vitres fines.
La vampire se retrouva alors dans un long couloir sombre où quelques chandeliers éclairaient les lourdes tapisseries. Des portes s'enchainaient mystérieusement sur les côtés mais la guerrière les ignora pour continuer son chemin.
— Jenny ! Quelle surprise de te voir ici !
Elle fit volteface pour découvrir son interlocuteur indésiré. Son sang se glaça.
— Draël...
— Je ne pensais pas que nos chemins se recroiseraient, sourit vicieusement le Tigre.
Jenny refusa de reculer malgré la menace. Pour la première fois, elle voyait l'ancien esclave vêtu d'une tenue d'assassin qui camouflait ses innombrables cicatrices. Elle savait que face à lui, le combat serait ardu.
— Je vois que tu as survécu aux tortures du Grand-Prêtre, lança-t-elle.
L'elfe retroussa les lèvres avec rage :
— Tu viens pour l'hybride ? cracha-t-il.
— Pour Arquen et pour ton maître que je désire raccourcir de quelques centimètres.
Draël s'esclaffa :
— Tu devras m'abattre avant.
Une autre voix s'ajouta :
— On dirait que la bâtarde d'Atalantë s'est jointe à la fête.
Dans son dos, Dorgon venait d'apparaitre, l'armure couverte de sang.
— Comme c'est amusant, gloussa-t-il, Draël et moi avons plongé nos mains dans les entrailles de tes deux peuples d'origine.
— Tu ne t'es pas étouffé avec un quartier de pomme, toi ? grinça Jenny.
L'elfe dégaina ses deux poignards sans se départir de son sourire figé. Son compagnon pointa sa lance vers l'intruse, décidé d'en découdre.
— Bien, soupira la vampire, on dirait que je vais devoir affronter une nouvelle fois les deux putes de Nilcalar.
Une fraction de seconde plus tard, ses sabres s'entrechoquèrent contre les dagues du Tigre blond.
— « Ils n'ont pas perdu de leur dextérité », grimaça-t-elle.
Le deuxième elfe n'attendit pas non plus pour s'en prendre à elle. Face à deux Ilfégirins, elle ne pouvait l'emporter. Mais elle refusait de capituler si rapidement, ce serait la mort assurée. Ensorcelant ses lames, la guerrière décupla ses forces et s'arma de volonté pour anéantir ses adversaires.
L'affrontement dura un long moment sous les combles. Malgré leur récente bataille, les Tigres ne montraient aucun signe de fatigue, ils semblaient enivrés par le sang et encore demandeurs.
Jenny devait se rendre à l'évidence, même avec tous ses efforts, elle ne les vaincrait pas. Allait-elle finir aussi empalée sur cette maudite falaise ? La guerrière avait bien envie de tout lâcher, abandonner cette vie dont elle n'avait jamais vu le sens. Cette simple pensée de défaite fit baisser sa garde.
Aussitôt la dague de Dorgon se glissa sous sa gorge et l'autre s'enfonça douloureusement sous ses côtes.
La vampire se retint un cri de souffrance. Ça y était, elle avait perdu. Ses yeux s'embuèrent malgré elle, consciente de ce qui l'attendait. Les Tigres allaient prendre plaisir à la torturer et jeter son cadavre dans la mer.
— Ne panique pas Jenny, murmura Dorgon, j'ai pris garde à ne pas toucher tes organes vitaux. Tant que tu ne retires pas ma dague, tout se passera bien pour toi.
— Jusqu'à ce que vous me tranchiez la tête... souffla-t-elle difficilement.
Draël rabaissa d'un geste la capuche de leur prisonnière et lui attrapa violemment la queue de cheval :
— Je suis sûr que le prince sera ravi de te revoir, sourit-il cruellement.
— Qu'il aille se faire foutre...
Ses poignets furent tirés derrière son dos pour être garrotés sans faute. Sans lâcher sa chevelure, Draël la traina dans le couloir, l'empêchant ainsi de se tenir droite. Cette position forcée l'humiliait et ne faisait qu'aviver sa colère contre cette race et contre elle-même. Mais qu'aurait-elle pu faire contre deux pareils guerriers ? Elle maudissait le destin de les avoir mis sur sa route.
— Notre maître est dans la salle du trône, il te recevra avec les honneurs ! ricana le plus grand.
Jenny se pinça les lèvres pour retenir une réponse acerbe. De leur côté, les deux hommes dissimulèrent leur visage avant de pousser une porte dérobée.
La lumière frappa sa face : une forêt de cierges recouvrait la salle. Elle avait l'impression d'être conduite dans une immense collégiale dont les colonnes finement sculptées supportaient des voutes en croisées d'ogives. Des frises et autres reliefs en toutes sortes apportaient à la longue pièce une atmosphère religieuse et inquiétante. Des vitraux reflétaient les flammes dans leur écrin d'arcatures. Des silhouettes silencieuses se glissaient derrière les pilastres des triforiums et des tribunes, toisant la nouvelle venue.
L'espace vide recentrait l'attention sur le fond, là où s'élevait le trône seigneurial, sur une dizaine de marches. Les lieux étaient probablement aménagés pour des doléances mais les architectes n'avaient pas lésiné sur le côté artistique que pouvait refléter leur travail.
Draël resserra sa prise sur la queue de cheval et accéléra avant de jeter violemment sa prisonnière sur les dalles de marbre. La femme ne put se rattraper à cause des liens qui retenaient ses mains. Dorgon resta en retrait, toujours souriant.
Jenny grogna sourdement avant de se redresser sur les genoux, son égo malmené.
Sa respiration se bloqua lorsque ses yeux noirs se posèrent sur le prince. Il la regardait d'un air totalement indifférent, ennuyé d'une telle visite.
Mais la vampire ne pouvait dire un mot. Elle était sous le choc. Était-ce sa blessure qui provoquait des hallucinations ? Car c'était bien son Chérubin qui la toisait sur ce trône, un diadème autour du front. Sa tunique de soie noire et ses bijoux luxueux ne trompaient pas sur son rang princier.
— Que fait cette femme ici ? demanda-t-il simplement.
— Nous l'avons capturée sous les combles de l'aile Sud, déclara Draël.
Dorgon ajouta :
— Elle est venue pour l'hybride et vous.
— Moi ? releva le prince faussement étonné.
— Elle tenait à vous assassiner, Majesté.
Morgal haussa un sourcil :
— Voilà qui est fort déplaisant... Menez la donc à mes appartements.
Sans en attendre davantage, les deux guerriers empoignèrent la vampire et la sortirent de la salle pour la conduire à sa prochaine destination. Durant cette traversée, Jenny s'aperçut de tout le faste qui imprégnait le palais jusque dans les détails. Tout était sublime. Pourtant, elle avait l'impression de vivre une mauvaise farce. Que faisait Chérubin sur ce siège ? Bien sûr, la réponse s'imposait à son esprit mais elle niait encore fortement la réalité.
On la mena dans un magnifique salon où elle fut attachée à un fauteuil. Au-dessus de la cheminée, un tableau prenait place, représentant l'affreuse silhouette d'un démon.
— « Quel enfer... »
Elle avait beau forcer sur ses chaines, elle ne parvenait à les desserrer. Et sa blessure commençait à l'engourdir. La lame était toujours en elle...
Des pas légers se firent entendre. Elle reconnaissait bien la démarche, à peine audible. La porte s'ouvrit dans son dos et le prince lui passa devant pour rejoindre son bureau. Une fois-là, il se retourna enfin vers sa prisonnière, un sourire amusé sur les lèvres.
Aussitôt les chaines chutèrent sur le parquet avec un cliquetis métallique. À peine relevée, Jenny reçut Morgal dans ses bras :
— Jenny ! s'exclama-t-il, je te retrouve enfin !
Elle écarquilla les yeux ; elle n'y croyait plus. Elle avait l'impression que son cauchemar prenait fin. Une douce chaleur se propagea dans sa blessure pour l'informer que les tissus se refermaient lentement.
L'elfe posa la dague sanguinolente sur un buffet et rejoignit son amie.
— Chérubin, murmura-t-elle les sourcils froncés, peux-tu m'expliquer ?
L'elfe semblait ravi de la voir, au moins. Mais elle commença à s'impatienter :
— Comment se fait-il que tu sois prince ! Tu... Tu es le prince Morgal ?
— Quelle perspicacité ! gloussa-t-il en lui servant un verre.
— Arrête de te payer ma tête, Chérubin ! C'est quoi toute cette histoire ? J'ai été mandatée pour te décoller la tête !
— Ce serait du gâchis... Tiens, je t'ai servi du sang de fée...
— C'est toi qui as tué mon beau-père ?
— Nilcalar ? Oui, j'ai pensé à toi, d'ailleurs. Comme tu as pu le voir, j'ai ramené certains esclaves dans ma cité.
Elle saisit la coupe et s'effondra dans un sofa, totalement hébétée.
— Tu es un prince... Le fils du Roi en Blanc... Pourquoi tu ne me l'as pas dit ?
— Et pourquoi l'aurais-je fait ? Hervan et Locea étaient au courant et ça suffisait. Dès que Duncan l'a appris, il a voulu me tuer. Dans l'arène, tu te rappelles ?
— Comment l'oublier ?
— Haha, c'est vrai.
Jenny reposa brusquement sa coupe sur un guéridon, les yeux enflammés :
— La bataille ! Tu as tenté de m'assassiner ? Tu as actionné la marque, c'est donc ça !
Il hocha saintement la tête :
— Tout à fait mais je ne voulais pas t'anéantir, évidemment, pas après tout ce que nous avons vécu ensembles ! ça me fait plaisir de te voir, tu sais ?
Elle soupira et passa la main contre sa blessure quasiment guérie :
— Je suis venue aussi pour le champion de la reine.
— Arquen ? Il sera heureux de te voir. Mais il restera à mon service, je suis désolé pour toi.
— Chérubin... Je suis sensée te tuer et ramener l'hybride.
— Tu diras à la Reine Vierge que le prince Morgal lui envoie ses meilleurs vœux de bonheur !
D'un geste, elle balaya cette idée saugrenue et déclara :
— Ton état de démence ne s'est pas amélioré avec le temps, Chérubin, j'ai vu le spectacle sur la falaise.
— Ah oui ! J'ai fait fuir mes ennemis ainsi.
— Tes alliés vont fuir aussi.
— Si tu veux aller voir, certains sont encore vivants.
— Non, merci. Je suis une lumbars aussi, je te rappelle.
— Foutaises, tu n'as pas de racines.
Jenny poussa un long soupir, fatiguée du caractère toujours aussi étrange de son ami. Elle se leva et le rejoignit d'un pas plus certain :
— Tu es un drôle de garçon, Chérubin. Qu'est-ce qui nous a menés à nous rencontrer ?
— Mon syndrome vampirique ne m'a pas réussi. J'ai fui après avoir égorgé un prince.
— Je vois qu'à présent... Tu nages dans le luxe. Sûrement grâce à tes campagnes en Fanyarë et Eressë N'Dor...
— Ne sois pas jalouse. Ceci-dit, je t'invite quand tu veux chez moi. Mes semblables sont parfois un peu ennuyeux...
— Voilà qui est généreux de ta part, sourit-elle, viens-là que je te prenne dans les bras, ma princesse.
Elle le souleva aisément par les cuisses ; il était toujours aussi léger et son regard toujours aussi envoutant.
— Je sais que tu es heureuse de me retrouver mais tu peux me reposer, maintenant.
La guerrière s'amusa de la retenue habituelle de son ami et déposa un baiser sur ses lèvres. Elle le trouvait toujours aussi mignon, ce gros chat instable.
— Il se passe quoi ici ! Jenny dépose immédiatement Morgal !
Arquen sépara le couple en vitesse :
— Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie, vous vous connaissez ?
Morgal ferma innocemment les yeux et prit une distance respectable avec la vampire :
— Nous sommes de vieux amis...
Jenny semblait légèrement plus gênée :
— Arquen... Heureuse de te voir en bonne santé... J'ignorais que Chérubin était le prince Morgal... Le portrait à Arminassë n'était pas très ressemblant.
— Comment ça ? grogna l'elfe, je devrais avoir mon mot à dire sur l'image qu'on véhicule sur moi !
— Ton image est lamentable, Morgal, fit remarquer l'hybride, tu as une réputation de psychopathe et tu la mérites. Et d'où tu te laisses embrasser par Jenny ?
— Façon à nous de nous saluer, répondit simplement l'elfe avec un faux sérieux.
— Ta raison dérive toujours plus, rajouta Jenny en s'esclaffant, et encore, tout le monde ignore comment tu as éliminé la confrérie d'Hervan.
Le prince croisa les bras sur son torse :
— Si vous continuez, je vous fais éclater la cervelle ! Je vous rappelle que je reste le possesseur de votre marque.
Les deux demi-astres le toisèrent d'un regard mauvais.
— C'est que ça ne nous plait que très moyennement d'être au service d'un dégénéré de ton espèce, râla la vampire.
— Cela vous ennuie ? releva Morgal avec une mine étonnée, mais vous devriez être fiers de participer à mes projets de domination. Dans quelques temps à peine ma puissance s'étendra sur tout Calca. Rien ni personne ne peut m'arrêter et je m'étendrai sur le reste de la Dimension. La Ligue Marchande est sur le point de m'appartenir, les banques me sont favorables et mes armées prennent chaque jour de l'ampleur. D'ici quelques décennies, je deviendrai une personnalité incontournable et les souverains viendront se mettre à genoux devant moi.
Arquen se mordit la joue :
— Ton narcissisme se porte bien, à ce que je vois. Personnellement, je suis déjà connu dans la Dimension et mon cœur balancera toujours vers Luinil.
— Eh bien ! Elle a de quoi se faire du souci, elle et toutes les autres races. Ils n'ont aucune idée des batailles qu'ils vont endurer. Le sort des lumbars demeure qu'un prélude aux massacres que je vais perpétrer !
— D'habitude, les tyrans ne s'en vantent pas, soupira Jenny, totalement désabusée.
Mais ils devaient se rendre à l'évidence ; l'addiction du prince pour le pouvoir débutait à peine. Les prochains événements ne pouvaient que leur promettre la folie toujours plus grandissante de Morgal.
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