Allongé sur le sol de la mine, Morgal suffoquait. Le sortilège prenait fin et il recouvrait son apparence initiale. Sa blessure au ventre déversait toujours du sang et son Esprit, mis à rude épreuve, provoquait des saignements toujours plus abondants au nez et aux oreilles.
Le Réceptacle vomit une nouvelle fois l'hémoglobine qui remontait dans sa gorge. Son corps entier tressaillait de douleur. Il avait épuisé toutes ses réserves valiques et la guérison peinait à s'enclencher.
— Si seulement tu pouvais crever maintenant, grinça l'incube.
Ce dernier avait beau se lacérer le cou, il ne parvenait à retirer le sceau de domination.
— Cesse de te lamenter, murmura difficilement son nouveau maître, tu m'as suffisamment épuisé...
L'Entité grogna ; la faux lui avait infligé une sévère blessure qui nécessiterait plusieurs jours de rémission.
— Maudit elfe, j'ai trop tardé à te réduire en charpie.
Des pas l'arrêtèrent dans ses récriminations. Morgal baissa les paupières, bénissant ses congénères de venir le chercher. Il n'aspirait plus qu'à dormir et laisser tous ses soucis derrière lui.
— Morgal ! s'enthousiasma Nahôm, tu es toujours avec nous ?
— Plus vraiment...
Le roi lui transféra aussitôt un peu de sa magie pour aider la guérison. L'elfe prit une grande respiration ; s'il se sentait renaitre, la douleur l'assaillait de plus belle.
— Conduisez-le à la surface, ordonna Nahôm à ses sujets, il faut soigner ses plaies au plus vite.
L'incube ricana, recroquevillé contre la tombe :
— Ses blessures ne guériront jamais !
— En ce qui te concerne, démon, tu rejoindras tes semblables en enfer.
La créature se replia davantage sur elle-même en sifflant d'hostilité. Nahôm leva son sceptre pour le transpercer mais Morgal retint le bras du roi :
— J'ai besoin de lui vivant... articula-t-il avec difficulté, il ne pourra nous nuire sous mon emprise.
Le Réceptacle plissa les yeux et hocha la tête.
— À ta guise. Mais sache qu'on ne peut dompter un incube.
— Ce n'est pas mon but...
— Ne te force pas à parler, Morgal, tu as besoin de toutes tes forces pour te remettre.
Le prince soupira et se laissa porter jusqu'au dortoir improvisé.
Là, on lui retira son équipement ainsi que ses vêtements pour soigner au mieux les dégâts infligés. Les lésions étaient sévères mais surtout, imprégnées d'une sorcellerie trop puissante.
Les sorts de soins furent dispensés jusqu'à ce que la souffrance s'atténue et se transforme en lourde fatigue.
Othakar attendit que les mages Réceptacles finissent leur travail avant de rejoindre son nouveau coéquipier.
— Eh bien ! commença-t-il simplement, l'incube ne t'as pas raté. Comment te sens-tu ?
Morgal fronça un sourcil tout en haussant l'autre ; il ne savait s'il appréciait la sollicitude l'astre.
— Je suis épuisé, c'est tout. Où est l'Entité ?
— Nous l'avons isolée dans un pentacle. Elle ne peut s'échapper. Ses cris commencent à nous écorcher les oreilles... Enfin bon ! je savais que tu réussirais.
— Ah oui ?
— Tu fais désormais parti du Cercle. Je crois que notre roi t'apprécie beaucoup.
Le prince haussa les épaules et fit retomber sa tête sur les couvertures. La fièvre pointait déjà. Currunas serait fou en apprenant son état...
Mais quitte à parler avec un Réceptacle, autant lui soutirer des informations pertinentes :
— Quel est le rôle du Cercle exactement ?
Othakar s'assit à ses côtés et répondit avec son calme habituel :
— Nous nous organisons pour préserver notre statut dans la Dimension et protéger le Vala Interdit qui est scellé dans notre Esprit.
— Est-ce que tous les Réceptacles appartiennent au Cercle ?
— Non, certains se cachent.
— Pourquoi ?
— Ils refusent de se soumettre à Nahôm... Il est une Entité, après tout.
Morgal écarquilla les yeux :
— Je pensais qu'il était un astre.
— Non, sourit le guerrier, il est le plus vieux d'entre nous. Enfin... Il doit avoir l'âge de Djinévix.
— Où est-elle d'ailleurs ?
— On ne le sait jamais, ça !
L'elfe émit un léger gloussement : sacrée bigote. Toujours à comploter dans son coin pour mettre à bas l'empire divin.
— Dis-moi, Othakar... Ma question va sans doute te paraitre étrange mais... connais-tu des femmes Réceptacles brunes ?
En effet, l'astre sembla surpris mais cela l'amusa plus qu'autre chose :
— Tu cherches une jolie brune ? Désolé de te décevoir mais Nahôm nous empêcherait de conclure avec une femme de notre race. Cela attirerait une malédiction divine sur la Dimension.
— Tu n'as pas répondu à ma question.
— Eh bien... Hytsë a de longs cheveux noirs...
Morgal fronça les sourcils ; certes l'astre avait probablement la même taille que la femme de ses rêves mais elle était trop... Disons, pas assez séduisante. L'illustre inconnue qui effrayait le prince demeurait beaucoup plus attirante, avec une silhouette gracile et un port de reine. Et surtout, ses seins étaient beaucoup plus gros...
Il secoua la tête, se demandant comment il en était venu à repenser aux caresses déplacées de son songe. Non, ce n'était certainement pas Hytsë qu'il cherchait. La Réceptacle inspirait la pitié plutôt que le désir.
— Je sais qu'une Réceptacle va me nuire, ajouta-t-il en restant très évasif, mais je n'ai que très peu d'informations sur elle.
— Elle n'appartient probablement pas au Cercle, supposa l'astre.
— Avec ça, j'hérite de jolies cicatrices sur les jambes et le ventre.
— Les mages ont sauvé les meubles, si je puis dire. Ils s'y sont pris suffisamment tôt pour limiter les cicatrices. Tes jambes vont s'en sortir presque indemnes contrairement à ton ventre.
Morgal grimaça ; il aurait préféré ne pas garder de traces de l'affrontement. Sa vanité supportait mal cette dégradation.
Heureusement, son visage n'avait pas été touché. Mais Currunas risquait bien de lui tomber dessus en remarquant les cicatrices.
Morgal avait quitté Nahôm et les Réceptacles pour rejoindre les Falaises Venteuses. Une seconde monture avait été fournie pour l'incube.
Les deux hommes étaient désormais rétablis mais cela ne suffisait pas vraiment pour instaurer une quelconque entente.
Pour éviter d'effrayer les habitants, l'Entité se dissimulait sous une lourde cape. Ses cornes disparaissaient sous le tissu mais lui faisaient un crâne bien trop développé.
Le marasme qu'il affichait sur son visage cuivré traduisait son énervement. Il n'avait pas prévu de finir esclave comme les elfes qu'il croisait à Atalantë.
— Tu as un nom ? finit par demander le prince.
— Évidemment ! Je ne suis pas un animal...
— Tu es ce que je veux que tu sois.
L'incube claqua sa longue langue avant de répondre :
— Fatan.
— Je compte me servir de toi, Fatan, continua l'elfe sans se détourner de la route, comme tu l'as dit tu possèdes des clés fort utiles pour l'aboutissement de mes projets.
— Tu vas me dépecer ? grogna-t-il.
— Oui. Mais ne t'inquiète pas, ta peau se reformera. Ça risquera simplement d'être un peu douloureux sur le moment.
— Mais...
— Quoi ? Tu crois que tes objections vont m'intéresser ? Je te rappelle que tu t'en prenais à mes semblables. Je n'ai aucune pitié pour toi.
— Il faut bien que je me nourrisse !
Morgal leva les yeux ; il allait devoir trouver un moyen de garder l'incube en vie. Mais il n'était pas question de lui donner de vraies personnes pour son repas sinistre.
— Et il n'existe plus de succubes pour que tu puisses faire ça... naturellement ?
Le regard de Fatan glissa sur le côté :
— Les dieux les ont découpées.
— Découpées ?
Les griffes de l'incubes s'enfoncèrent dans la selle de cuir :
— Tu n'es qu'un prince arrogant qui se permet de s'en prendre à moi. Mais tu ignores tout de la guerre de mon temps. Toutes les Entités ont subi des malédictions divines, voilà pourquoi nous avons dégénéré de la sorte.
— Les incubes et succubes ne violaient pas auparavant ?
— Non... Les dieux nous ont relégués au rang de monstres... Les succubes furent démembrées et sacrifiées sur les autels des temples. Je ne pense pas qu'il en reste...
Morgal gloussa un instant ; si Fatan savait qu'il recelait en lui le Vala des dieux... Cependant, il découvrait une facette bien plus sombre des divinités. Il se les était imaginés plus... civilisées.
— Bien ! Je demanderai à mon mage de te faire une potion pour calmer tes ardeurs. Même si ça m'arrangerait que l'on capture une succube.
— Bon courage... j'espère que tu regretteras de m'avoir marqué.
— Fatan, tu es l'être le plus répugnant que j'ai croisé sur cette terre. Je ne me gênerais pas à t'user jusqu'à la moelle.
L'incube souffla par le nez, dégageant un petit nuage noir.
— Ne te prends pas pour un justicier, l'elfe. Si tu n'avais pas usé de ce sortilège, je serais en train de te soulever à l'heure actuelle.
— Cette perspective ne m'enchante guère, pour tout t'avouer.
— Le roi des Réceptacles t'utilisera de la même manière que toi avec moi. Il a senti le sort.
L'elfe fronça se pinça les lèvres tout en resserrant les doigts sur les rênes d'Alaxos. Son silence fit rire l'incube :
— Tu ne sais même pas le sort que tu as utilisé ?!
— Pas vraiment, non...
Malgré son amour-propre, le prince devait bien admettre que sur ce coup-là, il était légèrement dépassé. Ses pouvoirs se dévoilaient au bon moment, certes, mais toujours à l'improviste. Si bien qu'il ne savait jamais comment les réitérer...
— Tu es la première créature de cet Âge que je vois détenir un tel pouvoir, assura Fatan d'un air las, et tu l'as obtenu sans doute grâce à la coordination de tes deux Valas.
— Comment s'appelle ce sort ?
— Son usage remonte aux nuits oubliées du Commencement, avant que la Création ne s'enclenche pour former la Dimension. Sous mon ère, mon peuple l'appelait le Bouclier Saint. Les religieux y avaient recouru pour protéger leurs sanctuaires.
— Ils étaient les seuls à l'utiliser ?
— Probablement... En tout cas, je ne vois pas comment des incubes auraient pu maîtriser un sort virginal. C'est le plus puissant concernant la défense, rien ne peut le percer...
Morgal se mordit la joue. Décidément, il avait un bien curieux Vala...
— Tu veux dire, insinua-t-il, qu'il ne fonctionne que si je reste chaste ?
La queue de l'incube battit l'air avant de s'enrouler sous la cape. La créature digérait encore très mal sa défaite, encore plus face à un elfe d'une trentaine d'années.
— C'est le principe du sort virginal. Ce sera compliqué de le garder lorsque tu devras engrosser une princesse.
— Je crois que ce détail ne te regarde pas, Fatan.
Mais il devait bien admettre que ce pouvoir était fort pratique. Energivore, certes, mais une fois enclenché, aucun dommage ne pouvait lui être administré. Il lui suffisait simplement de développer la force de son Esprit pour mieux pouvoir le contrôler. Ensuite, ce serait un jeu d'enfant pour passer à l'attaque avec une telle protection.
Toujours ressassant ses pensées, le prince finit par rejoindre les Falaises Venteuses avec son funeste compagnon. Ils passèrent tous deux par un passage dérobé, apprêté pour la discrétion du seigneur local.
Le mobilier finissait d'être installé dans le palais. Les peintres et les menuisiers avaient fait leur part et les artisans préparaient leur départ.
Morgal préféra conduire son prisonnier dans les caves tortueuses de sa demeure. Là, personne ne viendrait les déranger.
Cette partie du domaine se réservait à l'escadron d'espionnage du prince, constitué en grande majorité par des elfes d'Atalantë.
— Ça tombe bien, ricana le Réceptacle, tu connais une bonne partie de mes hommes, ici.
Fatan grimaça pressentant déjà les retrouvailles explosives.
— C'est eux qui se chargeront de te dépecer et de surveiller ton incarcération.
Pour tout commentaire, l'incube envoya sa queue éclater la pierre des murs. Son corps entier s'irradia, synonyme d'une colère sourde. Mais il ne pouvait rien faire de plus. Son nouveau maître lui envoya un sourire faussement complaisant, l'air de dire : « recommence et je te fais bouillir la cervelle ».
Un cri calma le début des répressions.
— Majesté, vous êtes enfin de retour !
— Currunas, je ne vous...
Le mage gesticula en tous sens, écartelé entre sa récente panique et son soulagement :
— Vous ne pouvez pas me faire ça, Majesté ! Une semaine que vous êtes parti ! J'allais prévenir votre père le roi que...
Sa phrase s'arrêta dans un glapissement ridicule qui eut le don de faire tomber son long chapeau cornu :
— Mais qu'est-ce que cette horreur ?!
— Currunas, je vous présente Fatan. Il séjournera dans mes caves.
— Un incube ?! Dans nos murs ?!
— Je l'ai marqué, il ne va pas s'en prendre aux elfes... Ceci-dit, si vous continuez à battre l'air dans tous les sens, il aura une nouvelle victime à son palmarès.
Le médecin serra les poings nerveusement et serra les dents sans lâcher l'Entité de ses yeux effrayés. Comme pour accentuer son effarement, Fatan déplia sa langue entre ses crocs acérés.
— Et sinon ? demanda Morgal sans se formaliser sur la situation, des nouvelles d'Elmaril ? Mon père a-t-il répondu à ma requête ?
— Je regrette, bégaya Currunas, il vous refuse... encore... des œufs.
— Vraiment ? gronda le prince.
— Je n'y peux rien, Majesté...
Le pauvre mage avait l'impression de faire face à deux démons.
— Mais... Votre frère, le prince Macar... Il vous attend dans vos appartements.
— Bien, je l'y rejoins de ce pas !
Sur ce, il abandonna l'incube dans sa nouvelle prison et regagna les étages supérieurs, Currunas sur les talons. Macar avait une forte influence militaire sur Elaglar ; peut-être pourrait-il le convaincre...
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