Chapitre 18
Les battants grincèrent sur leurs gongs et se refermèrent dans un bruit sourd. Morgal était désormais seul dans les forges, sans la lumière du jour. Avec une obscurité pareille, ses iris bleues scintillaient comme les prunelles d'un chat en chasse.
L'air se faisait rare et les proportions de la forge prenaient des ampleurs inquiétantes. Aucun bruit... Les oreilles de l'elfe avaient beau pivoter en tout sens, le silence restait assourdissant. Seuls les battements de son cœur se répercutaient entre ses tempes.
— J'espère que je n'aurai pas à chercher des heures...
À vrai dire, il était plutôt certain du contraire : l'incube devait déjà avoir senti ses phéromones. Morgal grimaça en imaginant la créature orchestré son plan pour assouvir ses besoins. Mieux valait ne pas trop y penser... Oui, juste trouver l'Entité, la détruire et revenir à la surface. L'angoisse le rongeait déjà, les sens en alerte, il jetait des coups d'œil attentif aux alentours. Chaque seconde le rapprochait du moment fatidique.
Mais il avait beau avancer, il ne rencontrait pas une âme... Comment se nourrissait l'incube en attendant ? Le jeûne l'affaiblirait-il ou le rendrait-il plus agressif ? Autant de questions dont il ne tarderait pas à trouver la réponse.
Maintenant, le doute était levé ; l'Entité ne séjournait non pas dans les forges mais dans les mines. Le prince prit une longue inspiration et emprunta les marches ébréchées qui le conduisaient toujours plus loin vers le cœur de la montagne.
Sa respiration bloqua soudain dans sa poitrine : il venait de sentir l'aura de sa cible. Elle traduisait une puissance peu commune, d'un autre temps. Un chant semblait s'y échapper et tintait étrangement aux oreilles de l'elfe, telle une mélodie de sirènes.
— « Ça ne fonctionne pas sur moi », se dit-il en ignorant les charmes.
Les murs disparurent pour laisser place à la roche brute de la montagne. De longues ravines rappelaient les forages de jadis alors que des chariots en décomposition trainaient ça et là. Des grottes et des ateliers abandonnés se succédaient sans informer d'avantage le passant sur l'existence de son ennemi.
Décidément, l'incube avait choisi d'élire domicile au plus profond de la mine.
Les yeux de Morgal s'écarquillèrent : le scintillement dans la roche indiquait la richesse qui se cachait là. Djinévix avait raison. Il serait juteux de rouvrir les forges.
Mais ce n'était guère le moment de penser au commerce florissant des Falaises Venteuses. Un incube se dissimulait dans ces lieux ancestraux, prêt à accomplir son sombre dessein.
Les chemins étroits continuaient à longer les crevasses profondes jusqu'à ce qu'enfin, le passage s'élargisse sur une grotte excavée. Incrustés dans le dôme, des milliers de joyaux reflétaient la lumière de torches.
La salle était déserte, immense, totalement démesurée pour la silhouette minuscule de l'elfe.
Au centre, une tombe se dressait sur quelques marches, renfermant dans le marbre une multitude de feux follets. Morgal se rappela les catacombes d'Atalantë où le schéma paraissait identique.
Il s'arrêta.
Une longue queue reptilienne venait de disparaitre derrière la pierre tombale.
— Nous y voilà, soupira-t-il.
Une ombre cornue bondit d'un coup sur la tombe et laissa échapper un gloussement sinistre :
— C'est bien la première fois qu'un elfe vient vers moi de son plein gré.
Sa queue fouetta le sol dans un claquement sec.
— Détrompe-toi, s'écria Morgal, je viens ici pour t'envoyer rejoindre tes semblables.
L'incube se redressa et posa les poings sur ses hanches. Il n'avait pas grand-chose du monstre. Un pantalon ample et une camisole ouverte sur son torse laissaient place à de nombreux bijoux orientaux. Des anneaux pendaient de ses oreilles pointues et des ses cornes repliées. Sa peau cuivrée et couverte de tatouages rappelait celle d'un lézard. Mais le plus déroutant restait ses yeux. Deux pupilles luisaient dans chaque œil et dardaient un regard affamé vers l'intrus.
— Me tuer ? Tu n'as même pas d'armes !
Morgal claqua sa langue contre son palais. Ses pensées enclenchèrent l'incantation. Une fumée noire entoura son bras gauche et s'étendit pour laisser se matérialiser l'énorme faux dégoulinante.
— J'ai tué une Entité avec, rétorqua-t-il avec un sourire carnassier, sa lame percera ta carapace. Mais n'aies crainte, je la récupérerai pour m'en faire une armure.
L'incube s'esclaffa :
— Tu ne manques pas d'air à venir me provoquer dans ma demeure.
L'elfe sourit de plus belle en faisant tournoyant son arme.
— Tu sais, continua la créature, mes semblables ont construit cette forteresse. Ils ont creusé la montagne et ont taillé les plus belles pierres du monde. Tu risques d'annihiler tout un savoir en me supprimant.
— Je ne vois pas en quoi nettoyer la vermine est si triste, fit-il remarquer caustique, tu t'en es pris à mes congénères. Tu les as humiliés, déshonorés, parfois tués. Tu es sur mes terres et je m'en vais te trancher la tête.
— Je veux voir ça ! s'exclama l'autre dans un plaisir démoniaque, je t'accorderai le même sort que les autres. Je me nourrirai de ton énergie et recouvrerai ton corps de souillures.
— C'est ce qu'on verra !
En une fraction de seconde, le prince fondit sur sa cible, la faux brandie. La rapidité fulgurante sembla plaire à l'incube qui poussa un ricanement avant d'esquiver souplement l'attaque.
Ses crocs poussèrent à l'instar de ses griffes ; son sourire dément présageait déjà ce qu'il prévoyait.
La queue balaya l'air pour faucher l'assaillant. Morgal eut juste le temps de reculer pour éviter un coup fatal. Mais pendant sa retraite, il blessa son adversaire au torse dans une giclure écarlate. L'estafilade n'était pas assez profonde pour affaiblir l'incube mais cela ne l'empêcha pas de voir rouge.
— Bien ! lâcha-t-il en se léchant les lèvres de sa longue langue dégoulinante, il semblerait que tu sois assez coriace. Les Tigres de Nilcalar aussi l'étaient, haha.
— Ils n'avaient pas mon arme...
L'Entité jeta un rapide regard sur sa blessure :
— Je vois que tu la maîtrises mal. Contrairement à ma queue. Comment te battras-tu lorsque je l'aurai démultipliée ? Lorsque le feu de mon corps irradiera la moindre cellule de ma peau ?
— Rien ne m'arrêtera.
— Ah oui ? Dans quelques minutes, tu me supplieras de t'achever. Je suis déjà impatient d'entendre tes gémissements lamentables.
— Ne prends pas tes rêves pour réalité, tu me dégoutes.
Il n'attendit pas d'avantage pour réengager le combat. L'incube était d'une rapidité redoutable. Il échappait systématiquement aux fauchages de son adversaire et en profitait pour enfoncer ses griffes ou ses crocs dans la chair. L'armure légère de l'elfe ne résista pas longtemps à ces véritables poignards et le sang ne tarda pas à tacher les dalles ancestrales.
— Quelle délicieux nectar, ricana le monstre, la langue et les dents rougies par le liquide vital, tu n'es pas n'importe quelle créature : un prince elfe couplé d'une nature de Réceptacle. Je vais m'amuser.
Perdant patience, Morgal envoya l'incube percuter la tombe d'un sort. Il n'attendit pas pour se précipiter vers lui et lui trancher la tête.
— Tu veux jouer à ce jeu-là ? grogna la créature.
Sa queue se divisa brusquement en une myriade de tentacules grisâtres qui vinrent faire bouclier à l'attaque fulgurante. Quelques appendices volèrent sous la faux mais pas assez pour empêcher le revirement soudain de situation.
Morgal se vit propulser dans les airs ; il percuta violemment une paroi avant de s'effondrer sur le sol dans un toux désagréable. L'adversaire était de taille, cela paraissait indéniable. Mais finir comme les esclaves d'Atalantë n'était pas une option.
Il se releva comme il put, les doigts toujours refermés sur sa faux, et s'élança sur l'Entité. Encore une fois, cette dernière envoya ses queues pour percuter son adversaire mais Morgal ne se démonta pas ; il trancha les tentacules avec une vélocité peu commune et fondit sur le visage du démon.
— Cette fois-ci, c'en est fait de toi ! cria-t-il.
L'incube écarquilla les yeux en voyant la lame courbée se rapprocher de son cou. Ses veines s'irradièrent sur le champ ; c'était comme si un torrent de lave se répandait de son cœur et se propageait dans tout son corps. Ses appendices prirent une teinte rougeoyante avant de se refermer brutalement sur l'elfe.
Morgal eut juste le temps de parer cette contrattaque qui l'aurait transpercé de toute part. Mais le mal était fait. Une longue estafilade fumante sur le ventre l'envoya mordre la poussière. Du sang s'échappa de ses lèvres sèches.
— Une cicatrice qui ne partira jamais, sourit l'incube en observant le prince se redresser en chancelant, il y en aura d'autres, je te rassure... L'irradiation de ma queue ne souffre aucune résistance, le gnome. C'est ce feu-là qui ne pardonne pas. Même les plus hauts sortilèges ne réparent pas ses impacts.
Le jeune homme se sentait défaillir : son ennemi ne l'avait pas loupé. La plaie était bien trop profonde et son Vala elfique se monopolisa aussitôt à sa réparation. Il lui restait plus que sa magie de Réceptacle qu'il maîtrisait encore moins.
Avant qu'il n'ait pu envoyer un nouveau sortilège, un anneau incandescent se referma sur sa cheville et il se sentit quitter le sol. La brûlure était insoutenable ; il avait l'impression que son pied allait finir en torche. Sa deuxième jambe ne tarda pas à être prise à son tour alors qu'un énième appendice lui arrachait la faux des mains.
— Bien ! s'exclama l'Entité, il semblerait que j'aie déjà gagné !
Morgal grinça des dents et tenta de se débattre mais les tentacules remontaient toujours plus vers le haut de ses jambes, laissant les abominables marques.
— Pas la peine de tirer cette tête-là, continua l'autre, je vais m'amuser un moment avec toi.
Il passa un affreux coup de langue sur le visage de sa proie qui ne put s'empêcher de grimacer de dégout. Déjà, la chaleur devenait insupportable et la douleur montait en flèche. Une flaque de sang se répandait toujours plus au pieds de l'incube qui semblait fort satisfait de la tournure des événements.
Le prince décida de tenter le tout pour le tout. D'une simple pensée, il givra les tentacules qui le retenaient. L'Entité poussa un glapissement de surprise et envoya sa proie se fracasser contre un rocher saillant. Une nouvelle douleur irradia le dos de l'elfe mais le pire restait sans doute ses brûlures qui s'étendaient des pieds aux cuisses. Il ne voulait d'ailleurs penser à son état si son ennemi avait décidé de prolonger la souffrance plus haut.
Une stratégie, il fallait trouver une meilleure stratégie. Sinon, il finirait englouti dans cet amas de lianes destructrices. Il devait y en avoir une centaine à se mouvoir comme de répugnantes anguilles, sur le sol comme dans les airs, toutes rattachées à l'épiderme de l'incube.
Les paroles de Djinévix lui revinrent miraculeusement en mémoire : « Si tu veux un conseil, tu devrais t'habituer à coupler ton Vala d'elfe et celui de Réceptacles, cela ferait des étincelles ! ». Mais comment faire ? Morgal n'arrivait même plus à se lever et ses deux Valas se chargeaient déjà de sa régénération. Tant pis, il allait devoir ignorer ses blessures. Peut-être n'était-ce pas le meilleur plan mais il se sentait acculé.
— Je ne suis pas assez stupide pour te laisser réfléchir à une solution ! s'esclaffa le monstre en projetant ses queues sur son opposant.
Voyant l'attaque fondre sur lui, Morgal ferma les yeux, serra les poings et dressa instinctivement un bouclier valique.
— Aucune magie ne peut m'arrêter ! rétorqua l'incube.
Et pourtant, ses tentacules se brisèrent contre la surface polie du bouclier. Étonné, il recula de quelques pas pour observer l'elfe. En effet, une carapace translucide le recouvrait. Petit à petit, elle s'adapta au corps de son propriétaire, le dotant d'une enveloppe lumineuse. Comme si ça allait de pair, la peau de Morgal commença à blanchir, à l'instar de son équipement auparavant noir. Tout devient immaculé jusqu'à la couleur même de ses yeux.
Sans plus faire attention à ses plaies, le prince se releva sans mal, la face inexpressive. Des chaines étincelantes apparurent autour de lui dans un tournoiement rapide. Sa faux se rematérialisa entre ses mains et des voiles blancs se tissèrent sur ses vêtements et son crâne, lui donnant cet air éthéré de divinité. Un halo éclatant l'entourait alors que ses vêtements s'allongeaient et tourbillonnaient dans des drapés légers. Toute couleur disparut, toute ombre fut absorbée par ce sortilège mystérieux. Morgal commença à léviter sans lâcher son ennemi de ses yeux dépourvus de prunelles.
Les quatre pupilles de l'incube se rétrécirent :
— Voilà bien longtemps que je n'avais pas vu un tel sortilège, grinça-t-il.
— Les fouets de ta queue ne peuvent plus rien contre moi, assura l'elfe d'une voix indiscernable.
— Ah oui ?
Une nouvelle fois, l'Entité fondit sur son adversaire mais cette fois-ci, ses queues foudroyantes ne purent blesser le Réceptacle. Elles avaient beau s'enrouler et tenter d'arracher son arme, elles se liquéfiaient aussitôt.
Et comme pour riposter, les chaines s'abattirent sur le monstre pour lui lacérer le visage.
L'incube poussa un hurlement de douleur et recula, couvert de sang. Il eut juste le temps de renvoyer encore ses tentacules sur l'elfe qui se précipitait sur lui pour l'occire mais elles éclatèrent aussitôt au contact des chaines lumineuses. C'était comme si un rayon de lune fondait sur lui.
Morgal passa sans mal la barrière des queues et abattit sa faux dans le ventre de l'incube, le clouant à même la pierre tombale. La créature poussa des hurlements abominables tout en gesticulant de plus belle. Alors, décidé d'en finir, le Réceptacle aplatit ses paumes sur le torse de sa victime :
— Tu es désormais défait, que ta volonté m'appartienne, que tes désirs ne s'opposent plus jamais aux miens, que cette marque fasse de toi un esclave jusqu'à ma mort !
Il recula aussitôt et laissa l'enchantement prendre fin.
L'incube se recroquevilla sur lui-même. Sa queue s'était réunifiée et ses membres tremblaient misérablement. Un sceau de domination ornait désormais son cou.
— Non ! hurla-t-il en se précipitant vers le prince, retire-moi ça !
Morgal secoua la tête avec un sourire méprisant.
— Je préfère que tu me tues, glapit l'Entité de plus belle, c'était ce que tu voulais !
— J'ai changé d'avis. Tu me seras bien plus utile vivant. Surtout que désormais, tu ne peux plus me désobéir.
L'incube baissa la tête, désespéré. Il avait perdu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top