Chapitre 16

Aux Falaises Venteuses, les travaux avaient continué jusqu'à ce qu'une magnifique cité s'élève, digne de l'ambition de son prince.

Morgal avait suivi le chantier avec beaucoup d'attention et avait même réalisé de nombreux plans et autres dessins préparatoires afin que son palais et la ville qui l'entoure soient le reflet de sa personnalité et de son rang.

Quelques années seulement avaient suffi pour que de cette falaise balayée par les vents naisse une incroyable structure architecturale, aussi titanesque et imposante que les cités royales de Calca.

Le jeune elfe s'était créé de nouveaux ennemis avec l'élévation de son siège ; les banques dimensionnelles.

L'argent de sa rente ne suffisait clairement pas à payer les matériaux et les meilleurs ouvriers du royaume qu'il avait fait venir.

Mais cela ne sembla guère l'alarmer puisqu'il décida de trouver les fonds nécessaires sur les terres voisines.

Avec son statut de prince, une petite armée lui avait été fournie par son père. Cela lui permit de lancer des offensives hors des frontières, sur les territoires astraux et lumbars. Les pillages lui rapportèrent des sommes intéressantes ainsi que la haine de ses voisins.

De plus, il loua certains de ses archipels à la Ligue Marchande, la plus grande guilde commerciale de la dimension qui brassait en son sein plusieurs races. Morgal s'assura ainsi de revenus fréquents et importants pendant que les compagnies s'occupaient de faire fructifier ses bien patrimoniaux. Il acheta même plusieurs parts à la société afin de s'en garantir la complaisance.

Quant aux elfes d'Atalantë, beaucoup d'entre eux acceptèrent de le rejoindre et de travailler pour lui en tant que membres d'un escadron secret, accomplissant de bien sombres forfaits pour leur nouveau maître. Une notoriété sinistre commençait à lui coller. En Calca comme sur les autres terres, on chuchotait sur son instabilité, sa cruauté et sa folie. Finalement, le jeune elfe s'accommodait très bien de cette étiquette ; les gens le craignaient et le laissaient agir à sa guise.

Mais malgré l'équilibre économique que Morgal instaurait dans ses affaires, il s'impatientait grandement vis-à-vis du comportement de son père. Le roi refusait de lui accorder des œufs de dragons et ces animaux étaient indispensables pour la guerre. Le prince se retrouvait donc écarté des conflits par manque de moyens. Il devait encore " faire ses preuves", comme disait Elaglar.

Et ce n'était pas l'occasion qui manquait avec les nombreuses batailles contre Arminassë. La Reine Vierge avait vu dans la chute d'Atalantë une sévère menace pour son propre royaume. Les conflits avec ses ennemis de toujours avaient donc repris de plus belle, entraînant d'innommables carnages.

La guerre interraciale n'avait jamais autant menacé Calca. Surtout qu'au Nord, les barbares lumbars continuaient leurs raids.

En bref, la situation géopolitique de la Dimension était au pire de ses jours.

Accoudé à la balustrade de sa nouvelle terrasse, Morgal contemplait les vagues se fracasser contre la falaise, à des centaines de mètres plus bas. Cette violence naturelle le fascinait ; elle ne cessait jamais. Toute l'écume qui s'éclatait ainsi contre la roche lui rappelait son désespoir et le vide fatal qui se creusait toujours en lui. Ce trou béant qu'il ne comblait que par son désir de domination. Il y eut un temps où Malgal aurait changé cet aspect. Mais son frère jumeau n'était plus. Il ne lui restait plus que sa volonté de prendre sa revanche sur le monde. Locea l'avait bien su...

Le prince grogna en se rappelant ces mauvais souvenirs. Un détail le gênait grandement : où était passée la faux qui lui avait permis de tuer l'Entité ? Après le meurtre de Locea, l'arme avait disparu et cela le contrariait ; ce n'était pas un artéfact négligeable.

Il tourna les talons et regagna l'intérieur de ses appartements. Il les avait installés dans l'aile la plus écartée, la plus difficile d'accès. Sans doute pour garder un minimum de tranquillité.

D'un pas sûr, il rejoignit son bureau où les gnomes du service avaient déjà déposé son diner. Le silence régnait en maître, seul le craquement des buches dans la cheminée apportait un peu de vie.

— Tu n'es pas un prince à t'entourer d'une cour, Morgal.

Le concerné jeta un bref regard derrière son épaule pour distinguer l'intru, assis dans un fauteuil.

— Et vous n'êtes pas un roi qui semble connaitre la politesse...

Nahôm sourit derrière sa longue mèche écarlate.

— Je pensais justement à vous, continua Morgal en s'avançant vers son invité inattendu, vous savez, la faux que vous m'avez donnée... Je n'arrive plus à l'utiliser. Elle s'est désintégrée après la mort de Locea.

Le roi des Réceptacles hocha la tête et raffermit sa poigne sur l'étrange sceptre qui l'accompagnait :

— Rien d'étonnant, tu dois l'apprivoiser pour pouvoir la convoquer.

— Facile à dire... Et puisque vous êtes là, vous sauriez comment contrôler le don de clairvoyance ? Je ne comprends rien à mes rêves prémonitoires.

— Je ne suis pas venu ici pour parfaire une éducation ! s'indigna faussement Nahôm.

— Mmh...

Morgal prit appui sur l'arrête du bureau et croisa les bras pour percer son mystérieux interlocuteur de ses yeux azurés.

— Et que faites-vous chez moi ? Vous visitez ? Que pensez-vous de mon nouveau palais ?

— Je le trouve assez sombre, en réalité. La pierre noire et les lourdes tentures rouges donnent un air inquiétant... Mais je dois avouer que l'architecture elfique est époustouflante. Tous ces détails, ces moulures, ces ferronneries...

— Qu'est-ce que vous foutez chez moi ?!

Nahôm mima la déception devant la phrase cinglante de l'elfe.

— Excuse-moi, j'oublie la raison de ma venue.

— Je vois ça.

Le souverain attrapa un verre dans un guéridon proche de lui et se servit :

— Je tiens à te présenter au Cercle des Réceptacles. Je suis intéressé par ton cas, Morgal.

— Je croyais que nous ne devions pas nous rencontrer, argua-t-il avec suspicion.

— C'est vrai, les dieux nous forcent à prêter serment pour éviter tout contact. Mais je n'ai d'autres choix ; je ne peux demander à des individus inhérents à notre race d'accomplir les missions qui me sont confiées par le Créateur.

— S'il-vous-plaît, Nahôm ! Trouvez-vous des larbins pour accomplir vos souhaits mais je n'ai rien à voir avec vous ! Je suis un prince, pas un aventurier en quête de sensations. Et puis, revoyez votre discours, j'ai l'impression d'entendre un fanatique à la tête d'une secte.

Nahôm gloussa dans sa barbe :

— Tu as tué une Entité du Passé extrêmement puissante. Tu es le profil parfait dont j'ai besoin.

— Ah oui ?

Le roi se réinstalla confortablement contre le dossier et ajouta simplement :

— Il reste beaucoup d'Entités du Passé.

— C'est vrai que ça me concerne beaucoup !

— Exactement. Tu es un Réceptacle comme moi. Notre place dans le Cosmos est déjà établie mais les Entités mettent notre statut en danger. Aucune d'elles ne dépend de nous contrairement aux autres races actuelles.

Le vampire inspira fortement et se servit dans le plateau déposé plus tôt pour son diner.

— Vous voulez dire qu'elles n'ont pas besoin d'un Réceptacle pour détenir un Vala actif ?

— Exact. Celles qui ont survécu à l'anéantissement divin se sont libérées de toute dépendance à nous.

Morgal s'abîma un instant dans ses réflexions. Il comprenait la volonté de Nahôm de vouloir se débarrasser ainsi des Entités puisqu'elles échappaient à son contrôle. Elles n'étaient autres que des anomalies dans un monde où chaque race avec de la magie devait dépendre d'un Réceptacle pour user de ses pouvoirs.

— Soit, je vois ou vous voulez en venir. Mais trouvez quelqu'un d'autres.

Le Réceptacle secoua la tête sans se départir de son sourire.

— Non, non, Morgal. Tu es en partie responsable de la fuite de l'Entité que nous tentons de cerner.

— Vraiment ? À part Djinévix, je ne connais aucune Entité vivante sur la Dimension.

— Il y avait une Entité à Atalantë.

Morgal fronça les sourcils. Comment avait-il pu passer à côté d'une telle créature ?

— Tes amis qui ont subi l'esclavage là-bas la connaissent bien. Tu te rappelles des cicatrices qu'ils ont sur leur corps ?

— Ils n'en parlent pas beaucoup pour quelques raisons évidentes.

— Elles ont été infligées par un incube. Lors de la chute d'Atalantë, la crypte où il était enfermé s'est brisée et il s'est enfui.

Une grimace traversa le visage du prince. Il ignorait à quoi pouvait bien ressembler un être pareil. Dorgon et Draël pourraient bien l'aiguiller sur le sujet mais l'évocation de leur sort passé ne risquait pas vraiment de les rendre bavards.

— Un incube ? J'imagine que c'est une créature puissante...

— Redoutable, oui. Et ses manières de faire ont de quoi rebuter.

— Mmh, merci, je n'ai pas besoin d'un dessin. Et vous voulez que j'affronte cette... chose ?

— Tout à fait, le Cercle des Réceptacles sera là pour t'assister.

— Nahôm, je suis un prince elfe d'une trentaine d'années, vous n'avez pas un meilleur atout dans votre manche ?

— Je vois beaucoup d'opportunités en toi. Tu es un jeune homme déjà plein de ressources avec une volonté de fer. Tu t'es fait un nom en dehors de Calca, tu sais ?

— Ma réputation n'est plus à faire, je crois. Mes ennemis aiment me diaboliser.

— Ils ne voient que la partie visible de l'iceberg.

— Ne commencez pas à m'incriminez, Nahôm.

L'homme reposa son verre sur le marbre et réajusta la fibule de sa lourde cape fourrée.

— Trêve de plaisanteries, acceptes-tu de me rejoindre ?

— Qu'est-ce que j'y gagne ? Mon emploi du temps est chargé, vous savez ? Je dois convaincre mon père de m'accorder des dragons pour mon armée.

— Je comprends que tes préoccupations soient ailleurs mais... je sais que tu ne refuseras pas d'appartenir au Cercle.

— J'ai écrasé la secte dans laquelle je me trouvais. Je ne veux pas réitérer l'expérience même si leur mort fut plaisante.

— Nous ne sommes pas une secte, juste les membres d'une même race, unis pour leurs droits.

Morgal hocha la tête à plusieurs reprises, comme pour organiser au mieux ses réflexions. La proximité avec d'autres Réceptacles lui mettait la puce à l'oreille. Le projet scabreux de Djinévix ne parvenait à sortir de sa tête.

— Y a-t-il beaucoup de femmes Réceptacles ? J'ai cru comprendre qu'il ne fallait aucun rapprochement physique entre nous.

Nahôm fronça les sourcils, étonné que le sujet bifurque de la sorte :

— Il y a des femmes, en effet. Mais aucun... disons, aucun accouplement n'a jamais eu lieu et ne pourra se produire dans le Cercle. Nous y avons veillé par l'installation de sortilèges.

— « Me voilà rassuré », pensa-t-il en se débarrassant de cette crainte.

Il n'était pas question qu'il rencontre une jolie Réceptacle brune ou ce serait une intervention divine directe dans sa vie.

— J'accepte votre proposition, Nahôm, décréta-t-il enfin, vous me préviendrez lorsque vous aurez besoin de moi pour vous débarrasser de l'incube.

— Parfait ! lança l'autre en se relevant, je te conseille de te préparer à cet affrontement. On ne tue pas un tel démon facilement.

Un silence méditatif s'installa avant que Morgal demande :

— À propos de démons... Vous savez d'où ils viennent ?

— Tu parles de la mort de ton frère ? devina Nahôm.

L'étonnement se lit sur le visage du vampire.

— Vous êtes au courant ?

— Oui. Nous ne connaissons pas l'origine des démons pour la bonne et simple raison qu'ils peuvent transgresser les lois du temps et de l'espace.

Le prince baissa la tête. Un souffle chaud lui indiqua la téléportation soudaine du roi. Il ne savait si toute cette affaire était de bon augure pour lui et son plan de domination.

Mais après tout, devenir le bras droit du roi des Réceptacles ne pouvait pas le desservir.



La bibliothèque du palais conservait les meilleurs ouvrages qui soient dans la Dimension. Une forte odeur parcheminée imprégnait les lieux et se répandait entre les rayons silencieux. De temps à autre, un gnome passait pour épousseter les tranches ou trier les livres.

Penché au-dessus d'un imposant codex poussiéreux, Morgal déchiffrait les runes ancestrales, les paumes posées à plat sur la table de travail. Dans son coin, Dorgon gardait jalousement la panière à raisins entre ses bras.

— Tu trouves des informations ? demanda-t-il au prince la bouche pleine.

— Non... Pas grand-chose... Ce recueil fait simplement mention des victimes et non des incubes en eux-mêmes.

Le Tigre haussa les épaules avant d'étendre ses jambes sur le sofa pour mieux profiter de son gouter.

— Tu ferais mieux d'éviter un duel avec un incube, soupira-t-il, tu vas finir avec le corps couvert de cicatrices et ta dignité enterrée.

— J'apprécie ton optimisme, Dorgon...

— Je suis simplement factuel.

— Et comment Nilcalar a-t-il fait pour l'enfermer dans sa crypte ?

Dorgon grinça des dents à l'évocation de son ancien maître :

— Il a dû passer un pacte avec lui. Dans la crypte, l'incube ne risquait pas d'être découvert et il était nourri d'esclaves.

— Que gagnait le roi à détenir une telle créature dans ses caves ?

— C'était un spectacle inédit pour lui.

Encore une fois, Morgal ne regretta absolument pas son régicide. Quel homme réussissait à s'amuser devant les tristes forfaits d'un incube ? Cela le dépassait autant que cela lui inspirait le dégout.

— C'est un incube du feu, précisa l'elfe blond, sa peau est souple mais impénétrable. Il te faudra une lame spéciale pour la percer. Mais le plus dangereux reste sa queue enflammée, capable de se démultiplier et de faire fondre la chair. Seule la carapace d'un dragon pourrait s'opposer à un incube.

— À quoi ressemble-t-il ? demanda le prince sans se détacher des runes.

— Peau cuivrée, une paire de cornes sur la tête, griffes acérées... Mise à part ces détails il ressemble à n'importe quel astre détraqué. Il utilise notre langage et nos codes vestimentaires. Je crois que le plus marquant reste ses yeux, dotées de quatre pupilles.

— Et de quoi se nourrit-il ?

— De l'énergie de ses victimes. Il abuse d'elles encore et encore, jusqu'à ce qu'elles décèdent d'épuisement et de douleur.

Morgal tira sur ses mèches dorées, cherchant dans son esprit un moyen de vaincre cette bête. La faux de Nahôm lui serait déjà indispensable pour percer la carapace de l'incube. Malheureusement, il n'avait jamais combattu une telle créature et il craignait découvrir sur place son adversaire.

— Tu as bien survécu, Dorgon.

— C'était un des accords entre le roi et l'incube. Vu le prix que coutait un esclave, il était préférable que nous ne mourrions pas. Même si quelques-uns n'ont pas survécu aux blessures...

— Bien... je crois avoir mon idée pour évincer cette créature...

Il lui fallait simplement mettre la main sur sa faux.

Au fond de lui commença à naître ce désir d'en découdre. Il voulait cet affrontement non pas parce que Nahôm lui demandait mais parce qu'il allait enfin pouvoir se mesurer à un ennemi de taille. Ces derniers duels mémorables remontaient à plus de cinq ans, soit face à Duncan, soit face à Locea.

Le prince avait grandement besoin de changer d'air, cela faisait trop longtemps qu'il se plongeait le nez dans l'administration de sa cité.

— Tu aurais une idée de son emplacement actuel ? demanda-t-il au Tigre.

Ce dernier haussa les épaules sans montrer plus d'intérêt pour la conversation. Depuis son arrivée aux Falaises Venteuses, sa boulimie continuait de se manifester. Morgal grinça des dents : évidemment, la quasi-totalité des elfes d'Atalantë gardait de lourdes séquelles de leur incarcération. Mais c'était le revers de la médaille face à une dextérité peu commune et une volonté inébranlable.

— Dorgon, tu m'entends ou je dois t'arracher les oreilles pour t'aérer les conduits ?

— Drôle de question venant de ta part, étant donné que c'est toi qui vas avoir les conduits débouchés après le passage d'un incube.

— Je ferai comme si je n'avais pas entendu, grogna-t-il en levant les yeux.

— Pour te répondre, je pense sincèrement qu'il a rejoint son ancien environnement naturel.

Le prince tapota les pages jaunies du grimoire devant l'incohérence de ce propos :

— Il ne reste rien de l'Ancien Monde, Dorgon.

— Bien sûr que si. Les nécropoles et les temples souterrains ont été préservés des châtiments divins.

Encore une fois, l'ancien esclave se souciait bien peu du ton avec lequel il s'adressait à son supérieur. Sans doute s'était-il juré de ne plus considérer les écarts hiérarchiques...

— Et tu saurais dans lequel l'incube s'est réfugié ? souffla Morgal en refermant son livre d'un claquement sec.

— Non. Je n'ai pas les cartes de ces ruines...

— Mmh, ce serait trop simple, j'imagine.

Il allait encore devoir appeler Djinévix. Cette option le rebutait mais il n'avait pas d'autres choix.

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