Chapitre 12

Une pluie chaude commençait à s'abattre sur la cité alors que le soleil se levait péniblement derrière les lourds nuages. Sur le haut d'un lanternon, Morgal observait les hôtels particuliers de la noblesse. Les feuilles des palmiers se balançaient de plus en plus sur les terrasses privées comme si elles annonçaient déjà les prochains massacres.

L'elfe se retourna vers la muraille. Dans ses mains, ses dagues gouttaient encore. Ce n'était plus qu'une question de minutes avant que les appartements aristocratiques résonnent de lamentations et de hurlements.

Il hésita un instant avant de regagner son campement. Son père s'était rendu compte de son absence, bien évidemment. Elaglar devait jurer comme jamais devant le comportement irresponsable de son fils mais Morgal s'en moquait bien. Personne ne devait rien lui dicter.

D'un bond, il sauta sur la toiture de tuiles claires et se rapprocha du palais. Une envie s'immisçait dans son esprit et grandissait vers l'accomplissement.




— Forcez les portes !

Toute la garde personnelle du roi tentait tant bien que mal de briser les battants, mais rien n'y faisait. Un puissant sortilège les entravait. Personne n'était en mesure de déclarer si leur souverain était encore vivant à l'intérieur ; aucun son ne filtrait jusqu'à eux.

Enfin, les Hauts-Mages arrivèrent et s'accordèrent pour démanteler la résistance qui les séparait de Nilcalar.

Le sort elfique commença à fondre à mesure que la magie astrale se déversait. Enfin, la porte s'effondra dans les appartements royaux.

Mais à peine avaient-ils avancé d'un pas que les mages subirent une attaque foudroyante de flammes dorées. La plupart d'entre eux n'eurent le temps de lever un bouclier valique et finirent liquéfiés sur le sol dans une horrible charpie informe.

Une deuxième salve s'apprêta à fondre vers les astres avec une violence accrue mais cette fois-ci, les Hauts-Mages parvinrent à la contrer en brandissant leurs bâtons catalyseurs.

— Je peux savoir ce que l'on combat ?! hurla l'un deux.

— Ce sont les pouvoirs d'un Tigre !

Leur bouclier magique vibra de plus belle, les menaçant une mort affreuse.

— Comment est-il parvenu à utiliser son Vala ? s'affola l'un.

— La marque ne fonctionne plus !

C'était la seule explication rationnelle. Devant cette accablante vérité, tous les astres s'épaulèrent pour mettre un terme à la puissance ennemie.

Dans une violente explosion, les sortilèges s'effacèrent, se supprimant entre eux. Un épais nuage de fumée s'écarta pour laisser apparaitre l'opposant.

Toujours dans ses voiles jaunes, Dorgon perçait ses anciens détenteurs d'un regard aliéné. Le liquide vital recouvrait ses vêtements dans d'inquiétantes éclaboussures sombres. Ce n'était pas le sien.

Étendu nu sur les dalles froides, le roi expectorait des gerbes de sang. Son état critique laissait peu de doutes sur le traitement abominable que lui avait fait subir son bourreau. Ce dernier ne se départait pas de son sourire diabolique ; il avait pris plaisir à écorcher la peau toujours plus profondément, à arracher le visage jusqu'à le rendre méconnaissable. Une partie des organes avait été mise à jour et les parties génitales avaient été arrachées à l'instar des doigts des mains et des pieds. Il ne restait de la belle chevelure brune que quelques mèches courtes, trempées par la sueur. Quant à son abdomen de larges incisions le perforaient, conduisant l'astre toujours plus près de la mort.

— Je n'ai pas fini, prononça distinctement le Tigre dans un claquement de langue.

— Abattez-le !

Dorgon empoigna aussitôt Nilcalar par le reste de sa chevelure et logea son poignard sous sa gorge.

— Lâchez cette arme !

L'elfe fit glisser la lame sur la peau sensible dans un geste précis et abandonna sa victime pour se précipiter vers la fenêtre. Sans hésitation, il enjamba le garde-fou et s'élança dans le vide.

Les mages se précipitèrent vers le roi qui gisait dans une flaque de sang. Immédiatement, les sorts furent administrés pour calmer l'hémorragie.

— Pouvons-nous le sauver ?

— La plaie est profonde... Mais nous sommes suffisamment de Hauts-Mages pour le soigner.

Les soldats d'élite rejoignirent le blessé et ses médecins :

— Nous devons partir d'ici ; d'autres elfes peuvent à tout moment intervenir.

— Occupez-vous de les maîtriser au lieu de perdre votre temps !

Un des astres passa la tête par la baie ogivée et distingua le Tigre sur les toits, filant vers une destination inconnue. Qui sait ce qu'il avait en tête ?

— Sécurisez le palais ! aboya un officier à ses hommes, escortez le roi jusque dans le donjon principal et barricadez-vous. Avec une autre escouade, nous allons anéantir les harems avant que les esclaves ne s'organisent !

Les Hauts-Mages déposèrent délicatement leur souverain sur une civière et le couvrirent d'un drap, qui ne tarda pas à se tacher, avant de le conduire vers une zone plus sécurisée. Le trajet ne serait pas aisé ; à tout moment, un elfe pouvait surgir d'une sortie et attaquer.

Attiré par l'agitation du convoi, Ninkë s'avança aux devants des mages mais il stoppa net face au visage détruit de son amant. Œil crevé, lèvres arrachées, oreilles cisaillées, le roi était méconnaissable.

— La marque ne répond plus ! lui expliqua un soldat en passant, regagnez le donjon principal ou vous risquez d'en payer cher le prix !

L'intendant ne réagit pas sur le coup, toujours accaparé par la vision sanglante qui s'imposait à sa vue. La rage consuma aussitôt sa raison :

— Je vais le tuer... murmura-t-il les dents serrées.

Oui, Dorgon méritait de mourir pour l'horreur qu'il avait commise.

— Je pars me battre, décréta-t-il, je rejoins l'escadron de nettoyage.

— Vous n'y pensez pas, Monsieur l'Intendant ! Laissez nos guerriers s'en charger.

Ninkë secoua la tête ; il affronterait le Tigre, dut-il en perdre la vie. Au moins mourrait-il pour son roi. Nilcalar n'oublierait jamais son sacrifice.

Il s'élança donc à la suite des escadrons et parvint rapidement au hall principal du palais. Sous l'immense coupole de verre, les soldats formaient les rangs, prêts à recevoir l'assaut ennemi.

— C'est pas vrai, murmura Ninkë en dégainant son cimeterre, ils se sont déjà organisés ?

— Sans la marque, expliqua un officier, la télépathie leur est facile. Rien ne contredit la supposition qu'ils se soient arrangés avant même l'arrivée des armées de Calca.

— Je vois...

La sueur perlait dans le dos de l'astre. Lui et ses semblables attendaient l'opposant apparaitre par les débouchés des larges corridors.

Les quartiers à l'arrière devaient déjà être perdus. Des longs cris leur parvenaient, accentuant leur angoisse.

— Nos gardes se font décimer, s'inquiéta encore Ninkë, il faut les aider.

— Inutiles, trancha un autre soldat, les elfes sont trop nombreux. Leur Vala est au meilleur de leur capacité, en plus de ça. Sans parler de leur désir de vengeance...

L'intendant passa nerveusement la main dans ses boucles brunes : lui aussi il voulait en découdre...

Il leva la tête ; les tribunes n'étaient plus accessibles. À tout moment, les soldats pouvaient recevoir l'attaque fulgurante de leurs ennemis, planqués en hauteur. Mais sans doute n'était-ce pas ce que souhaitaient les esclaves ; abattre les astres comme des lapins ne les intéressaient pas ; ils voulaient exprimer leur haine dans un contact violent.

Le suspense continuait de dévorer le sang-froid des hommes ; l'attente était infernale. Un silence entrecoupé d'entrechoquements de fer s'imposait en maître.

Et puis soudain, un vent surnaturel commença à se lever jusqu'à faire voler les tentures des murs.

— Ça y est, murmura Ninkë.

Les guerriers resserrèrent leur poigne sur leurs bâtons prêts à contrer la magie elfique. Ils n'attendirent pas une seconde de plus avant qu'une volée de flèches les percutes violemment.

— La salle d'armes est tombée ! s'écria un officier, ils ont mis la main sur les réserves ! Maintenez les boucliers !

Une deuxième vague s'abattit sur eux. Profitant du désarroi des astres, les elfes sortirent de leur retraite pour se confronter directement à leurs anciens oppresseurs. Comme annoncé, les assaillants n'avaient pas lésiné sur le poids de leurs armes. La plupart d'entre elles se maculaient d'un sang coupable, toujours plus voraces en vies arrachées.

L'intendant ferma les yeux : la collision approchait. Et puis tout se passa très vite ; les boucliers volèrent en éclat, les sorts se déversèrent en continuité dans la vaste salle circulaire, les hurlements et les cris enragés reprirent leurs droits. Ninkë était totalement déboussolé par le massacre, les hommes s'effondraient en charpie autour de lui, s'éviscéraient et s'inoculaient dans d'abominables froissements de chair. L'odeur ferreuse du sang et de la mort emplit ses narines alors qu'il continuait à se poster sur ses appuis, hébété par toute la violence.

Un choc dans son épaule le propulsa brusquement à terre ; la douleur irradia immédiatement le reste de son corps. Ce n'était pas possible, il ne pouvait pas mourir aussi rapidement, sans même avoir combattu. Malgré la brûlure lancinante qui se propageait dans tout son bras, il se traina vers l'extérieur des conflits, poussé par un instinct de survie ; son Vala s'enclencha aussitôt pour guérir la plaie profonde mais cela ne calmait guère la souffrance.

De là où il était, il distinguait d'autant mieux les combats. Beaucoup d'astres avaient déjà trouvé la mort, leurs cadavres se décomposaient immédiatement et partaient en cendres. Au contraire, les elfes semblaient mener leur assaut avec toujours plus de hargne et de vigueur. Leurs visages étaient déformés par une rage folle alors que leurs vêtements prenaient une inquiétante teinte rouge.

Dans la mêlée les silhouettes des Tigres se découpaient d'autant mieux ; leur vitesse et leur dextérité ne passaient pas inaperçues. Soudain, Dorgon s'écarta pour rejoindre l'observatoire qui prenait place au centre du hall, telle une chaire pour les discours officiels. Il avala les marches et se retrouva en haut du promontoire. Une fois sa position sécurisée par un bouclier valique, il leva le bras vers l'épicentre de la coupole et envoya une puissante onde de choc.

— Que fait-il ? se demanda Ninkë le cœur battant.

Cela n'annonçait rien de bon. Les vitres de la verrière explosèrent et recouvrirent les combattants d'une myriade de petits bouts tranchants. Le sortilège ne s'arrêta pas là, il traversa le ciel tel une colonne de foudre et perça les nuages dans un éclatement d'éclairs. Un dôme surnaturel recouvrit toute la cité et ses alentours, l'enfermant sous cette étrange chape dorée.




De son poste, Elaglar regardait le phénomène, accompagné de Vilnius et des généraux.

— Qu'est-ce donc que cette sorcellerie ? demanda le roi d'Elendor en scrutant le dôme.

— Peu de créatures peuvent se permettre un tel sort, murmura son homologue imperturbable, il n'est utilisé que très rarement, en général pour un plan de dissuasion avant les combats.

— Comment ça ? s'inquiéta Vilnius, que se passe-t-il donc dans la cité ? Je pensais qu'il s'agissait d'une barrière de protection.

Le Roi en Blanc glissa un regard désapprobateur vers lui ; comment arrivait-il à se poser de pareilles questions ? Elaglar dissimula un sourire mesquin, comprenant qu'en matière de guerre, c'était bien lui qui tenait les rênes. Vilnius était intelligent mais pas un stratège hors-pair.

— Vous savez comme moi qu'il s'agit d'une magie elfique, continua le Fëalocen, ce que prévoyait mon fils est arrivé : les esclaves se sont rebellés dans la cité. Ce que vous appelez « protection » n'est autre qu'un sortilège empêchant les astres de disparaitre après leur mort.

— Diable ! Pourquoi se donner ce mal ?

— Parce que les elfes dans les murs veulent s'amuser, Vilnius. Ils vont dépecer les cadavres et calmer leur soif de vengeance.

— Vous sous-entendez que nos sujets sont des barbares ? grinça l'Elendorien.

— Ils ont été traités comme des animaux pendant tout ce temps, ils rétrograderont encore aujourd'hui.

Vilnius écarquilla les yeux et se détourna de l'impassibilité criante du Roi en Blanc. Le souverain d'Elendor traitait souvent avec la Fëalocy mais il se méfiait de ses habitants comme de la peste. Elaglar et sa famille était réputé pour leur faim insatiable en ce qui concernait les conquêtes militaires et leur cruauté dépassait largement les frontières en termes de renommée.

— Où est le prince, Morgal, d'ailleurs ? demanda-t-il en se rasseyant sous la tente.

— Bonne question, marmonna l'autre.

— Vous êtes en train de me dire que votre fils a disparu ?! Tenez vos hommes, Elaglar !

Ce dernier fit volte-face, les yeux injectés de sang :

— Ne me donnez pas d'ordres, Vilnius ! Morgal vient de liquider les deux généraux pour libérer les esclaves. Il vient de nous faciliter la tâche.

— Ah, vraiment ? Je croyais que cette stratégie ne vous convenait pas.

— C'est vrai. Mais en l'occurrence, elle a réussi.

— Elle a réussi à démuseler des chiens assoiffés de sang ! Qui vous dit que les esclaves nous laisseront entrer ?! Ils vont garder la main sur la cité et ne nous laisseront jamais entrer !

Elaglar soupira :

— Cessez de vous retourner la cervelle, ils ont bien vu que nous étions là pour eux.

— Puisse le Créateur vous entendre.

Le roi Fëalocen lui adressa un bref sourire pour lui prouver sa bonne foi. Mais au fond de lui, il maudissait son satané fils.

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