Chapitre 7

Morgal marchait silencieusement à travers les rues animées de la capitale, le cœur trop lourd pour qu'il puisse se joindre à la liesse des citoyens. Même les gnomes trouvaient le moyen de se réjouir, oubliant leur état misérable d'esclaves.

Le prince monta la colline d'un pas hasardeux, sans but précis. Il finit par surplomber la cité de son père alors que le soleil disparaissait derrière la forêt de tourelles et de donjons. Quelle ironie en voyant un panorama aussi magnifique alors que son être entier était dévasté.

Après tout, les déceptions amoureuses, c'était fréquent, non ?

— « Tu oublieras, se raisonna-t-il, ça arrive à tout le monde. Et puis qu'est-ce que tu croyais, c'était évident que tu ne te marierais jamais avec elle. À quoi bon perdre du temps ? »

Il se demandait comment son frère Saucarya parvenait à enchainer les amourettes avec les princesses et les autres courtisanes. C'était un temps perdu considérable ! Surtout qu'à la longue, il ne s'attachait plus vraiment à ses nouvelles conquêtes.

— « J'espère que cet imbécile aura la présence d'esprit de ne pas ramener une femme dans son lit, ça lui éviterait un procès phénoménal aux fesses. »

Il soupira, le cas de son frère ne lui ferait pas oublier le sien. Le seul qui pouvait lui changer les idées était au palais, encore ivre.

— Morgal ? Tout va bien ?

Il se retourna et trouva son jumeau, juste derrière lui. Il se précipita dans ses bras pour trouver le réconfort. Malgal lui rendit son étreinte, étant apparemment déjà au courant de son état.

— Saucarya a fini par me soigner à l'aide d'un sort, expliqua-t-il, et puis j'ai senti ton appel et je t'ai cherché à travers la capitale.

— Merci, Malgal, tu es toujours là pour moi.

Il se détacha de lui et ajouta :

— Tu me pardonnes, hein ?

— Bien sûr, vieil imbécile.

— Heureusement que tu es là, sans toi, je ne saurais pas ce que je deviendrais.

Malgal gloussa et passa son bras autour de son épaule.

— Tant que nous sommes là l'un pour l'autre, il n'y a pas à s'inquiéter, d'accord ?

Morgal hocha la tête, un sourire renaissant sur ses lèvres. Après tout, il allait pouvoir remonter facilement la pente grâce à son jumeau. Surtout que ce dernier parvenait particulièrement bien à lui changer les idées. Bientôt, sa rupture avec Lalith ne serait qu'un lointain souvenir.

Ils continuèrent à déambuler sur le plateau, parlant de tout et de rien et finalement, ils s'arrêtèrent devant les hautes grilles de bronze qui leur barraient la route.

Malgal stoppa brusquement, le visage livide.

— Eh dis-donc, je ne savais pas que les cimetières t'apeuraient ainsi !

Comme par esprit de contradiction, Morgal poussa l'un des lourds battants et s'aventura dans le jardin mortuaire. Son frère mis plusieurs secondes à le rejoindre, les membres tremblants.

— D'habitude, c'est moi qui aie la frousse, objecta Morgal en riant.

Son jumeau ne répondit pas. Seuls leurs pas sur les graviers apportaient un quelconque son dans ce lieu propre aux défunts. D'énormes mausolées et de chapelles mortuaires ouvragées avec précision s'élevaient de part et d'autre de leurs silhouettes écrasées. Morgal ressentait une certaine fascination qu'il ne se reconnaissait pas et continua sa visite parmi les tombes. Il avait oublié sa séparation avec Lalith, tout ce qui importait à présent était de s'amuser avec son jumeau.

— Morgal, chuchota son frère, je t'en supplie, partons.

— Quoi ? releva l'autre d'une voie forte, que veux-tu qu'il nous arrive ? Les fantômes ne se mêlent jamais aux vivants.

— Je ne connaissais pas ton goût pour l'occultisme.

Il haussa les épaules et s'arrêta devant un frêne au large tronc. Ses branches dénudées s'élançaient vers le ciel tels des bras décharnés qui chercheraient l'oxygène d'une vie perdue.

Morgal demeura quelques temps à contempler ce symbole de connexion entre les vivants et les morts.

Finalement, il fit volte-face, sentant le malaise qui prenait son frère. Il décida donc de ressortir du cimetière, éclairé uniquement par la lumière de la lune.

— Viens, on s'en va.

Mais Malgal resta figé, tétanisé.

Morgal fronça les sourcils, se demandant ce qui tourmentait son jumeau. Il jeta donc un regard dans la même direction avant de s'immobiliser à son tour : une aile cornue venait de disparaitre derrière la pierre d'un monument.

La peur commença à s'infiltrer dans leurs veines, de plus en plus rapidement. Était-ce l'influence de l'obscurité qui leur jouait des tours ou alors les réminiscences de l'alcool ? Mais ils se savaient sobres. Il y avait bien une créature dans le cimetière.

Malgal semblait réellement au bord de la crise de panique : son pouls battait à toute allure dans ses tempes.

— Morgal, nous devons partir... immédiatement !

Sans attendre une seconde de plus, les deux elfes s'élancèrent vers les grilles, mus par un instinct de survie. Mais leur course fut stoppée par l'apparition soudaine d'un épais nuage noir qui ne tarda pas à s'éclipser sous la forme d'une créature gigantesque, de plus de trois mètres.

Les deux frères poussèrent un cri d'effroi en distinguant la silhouette monstrueuse s'avancer vers eux. Armée d'une faux tranchante et recouverte de haillons obscurs et filandreux, la créature laissait apparaitre deux yeux rouges sous son épaisse capuche. Les parties visibles de son corps dévoilaient une peau grisâtre, marquée par des tatouages à la signification inconnue. De lourdes chaines pendaient de ses membres et s'entrechoquaient dans un tintement lugubre. On pouvait sentir toute l'hostilité et la sorcellerie se dégager de son être, accentuées par la paire hideuse d'ailes crochues. Une horrible langue surdimensionnée s'échappa de sa bouche remplie de crocs acérés.

Les princes firent demi-tour et s'enfuirent dans le cimetière, le cœur battant à tout rompre dans leur poitrine.

Derrière eux, le démon poussa un hurlement sinistre et s'élança à leur poursuite. Morgal et son frère coururent le plus vite possible à travers les mausolées et les statues mortuaires qui rythmaient leur course. Finalement, ils décidèrent de se cacher derrière un caveau aux sculptures glauques. Des gargouilles crachaient une apparence néfaste, qui ne rassura pas les deux poursuivis.

— C'est un démon, lâcha Malgal, d'une voix à peine audible.

— Qu'est-ce qu'il fait là ?! chuchota son frère, je ne savais même pas que ces créatures existaient !

— Elle veut nous tuer...

— Pourquoi ?

Malgal se retourna vers son frère dans un mouvement désespéré :

— Morgal... Il ne faut pas que ça se réalise... Cette créature va te tuer.

— Qu...

— Je l'ai vu. J'ai eu cette vision.

Morgal manqua de vomir, pris d'une panique encore plus intense. Il n'était pas prêt pour ça, pour mourir !

— Écoute, déclara Malgal le plus bas possible, on va courir jusqu'à l'autre portail. Avec un peu de chance... Tout ça ne se réalisera pas.

Il hocha la tête mais ses jambes le supportaient difficilement. D'un commun accord, il se précipitèrent vers le petit portail qui apparaissait au fond du vaste cimetière. Ils avaient bien cinq-cents mètres à traverser et malgré la vitesse de leurs enjambées, ils avaient l'impression de se trainer sur le chemin en gravier. Alors qu'ils allaient dépasser le frêne, un cri abominable résonna dans toute la capitale. Le démon se téléporta brusquement devant eux et actionna son arme ensorcelée. Malgal fut violemment fauché et envoyé à une dizaine de mètres plus loin. Le monstre jeta un sort sur son frère qui fut propulsé dans l'autre direction.

D'un pas lent, la créature des enfers s'avança vers sa proie, sa longue langue se tortillant comme si elle était dotée d'une vie à part entière. Morgal recula sur les reins, les yeux manquant de sortir de ses orbites à cause de la peur.

Le démon tendit son bras décharné vers lui et approcha ses griffes du visage du prince. Mais avant qu'elle ne puisse lui déchirer la face, une barre métallique s'abattit contre sa cheville, ce qui lui arracha un cri de souffrance. Elle se retourna brusquement vers Malgal et lui saisit le cou dans sa main puissante. Le jeune elfe hoqueta, sentant la respiration et le sang se couper dans sa tête.

Morgal profita que la créature lui tourne le dos pour sortir le poignard qui pendait à sa ceinture et le planta entre deux côtes. Elle poussa une vocifération et laissa sa proie s'affaler sur les graviers ainsi que sa faux. Sans pour autant capituler, elle saisit la barre métallique qui trainait et la projeta avec une telle violence sur Morgal que la tige lui transperça le ventre et se figea dans l'écorce du frêne.

— Morgal ! hurla son jumeau en voyant le sang inonder la chemise et le menton de l'agonisant.

Le démon se retourna brusquement vers lui et attrapant son bras, il le traina à travers le chemin. Malgal hurla sous la douleur qui brûlait son épaule. Quant à Morgal, empalé sur l'arbre, il ne put effectuer le moindre geste, témoin de la terrible scène, sans pouvoir aider son jumeau qui se retrouvait à la merci du monstre.

Finalement il le laissa choir à cinq mètres de son frère et d'un geste précis, abattit sa faux sur son corps. La lame tranchante ouvrit le corps avec une facilité terrifiante. L'elfe bascula la tête en arrière, victime d'une souffrance insupportable. Le démon se ramassa sur lui-même et approcha sa tête hideuse de la blessure béante pour lui dévorer les entrailles.

Morgal assista à ce festin macabre en tentant de se défaire de la barre qui le clouait au tronc. Il sentait qu'elle allait céder mais sa chair se déchirait à mesure qu'il forçait. Le sang inondait ses pieds en même temps qu'il se déversait du corps de son jumeau.

Ce dernier ne pouvait s'arrêter de hurler alors qu'il se faisait dévorer vivant. Une longue estafilade de griffes lui balafra le visage comme pour le faire taire. D'horribles bruits de boyaux ponctués des grognements de l'esprit macabre résonnaient dans le cimetière. Les cris de la victime se transformèrent en gémissements puis se turent dans des brisements d'os.

Enfin, la tige se brisa. Morgal s'écroula contre une racine et commença à ramper avec peine vers son frère.

Au loin des voix lui parvenaient mais il n'en avait cure, animé essentiellement par le besoin de protéger son jumeau.

Le démon releva brusquement la tête en percevant la présence d'autres individus qui se dirigeaient vers le cimetière, sûrement alertés par les hurlements. Sa longue langue disparut dans sa bouche sanglante et il se releva de tout sa hauteur. Ses longues ailes noires de chauves-souris se déployèrent et il se téléporta dans un nuage de fumée noire.

Morgal continua de ramper jusqu'à Malgal, laissant derrière lui une trainée rougeâtre chaude.

Un coude après l'autre, il se hissa jusqu'au corps et s'assit du mieux qu'il put contre lui. Malgal restait inanimé, sur le ventre. Son frère le retourna en tentant de le prendre dans ses bras mais à ce moment les boyaux chutèrent sur le sol dans un ignoble bruit spongieux.

Le prince manqua de s'étrangler en voyant le cadavre ravagé : ce n'était plus qu'un lambeau de chair à vif, totalement déchiré.

— Malgal, murmura-t-il en prenant sa tête contre lui, je t'en prie, réveille-toi.

Mais les yeux écarquillés et vitreux de son frère ne montraient plus aucun signe de vie.

Morgal posa sa main sur la blessure ouverte et rencontra les organes mis à jour. Les ramener dans le corps sans vie était inutile mais il s'en chargea, ses doigts glissant sur la chair inondée de sang. Une horrible odeur ferreuse lui emplissait les narines à mesure qu'il fouillait dans les tripes chaudes, dégoulinantes du liquide vital.

Voyant qu'il n'y avait plus rien à faire, il hurla à s'en déchirer les cordes vocales. Pourtant ses yeux ne laissèrent aucune larme couler. La souffrance le dépassait totalement.

Brusquement, il se fit soulever sous les bras. Il se débattit et cria comme un aliéné.

— Nous avons retrouvé les princes, résonna une voix à ses oreilles sourdes.

Un groupe d'elfes se précipita vers le cadavre pendant que deux d'entre eux se chargeaient d'éloigner le survivant.

— Le prince Morgal est gravement blessé ! lança un soldat, appelez un mage !

Bientôt, une bousculade se fit autour du cercle formé par les gardes. Le roi Elaglar ainsi que d'autres membres importants de sa cour apparurent sur le lieu du crime.

Le monarque resta figé quelques instants devant l'atrocité de la situation : son fils gisait, ouvert, sur le sol. L'autre se débattait comme un fou alors que le sang se vidait de sa blessure dans un flot continu. Le Roi en Blanc ferma les yeux, pensant vivre un cauchemar mais tout cela était bien réel. Il venait de perdre un fils et la vie du second ne tenait qu'à un fil.

— Neutralisez-le, ordonna-t-il d'une voix sans faille aux soldats.

Ceux-ci obéirent et jetèrent un sort sur Morgal qui ne tarda pas à tomber dans une léthargie profonde.

Hirilnim apparut à son tour. Son cri strident glaça les hommes qui se trouvaient présents. Elle se précipita vers le cadavre, horrifiée par son état ravagé. La reine secoua son fils comme si ça pouvait le réveiller. Rien n'y fit. Elaglar intervint en recouvrant le corps de sa cape blanche et en tirant sa femme hors du cercle mortuaire.

La mère éplorée, totalement dévastée et traumatisée par ce qu'elle venait de voir tenta de se soustraire aux bras de son mari mais sans succès.

Les autres elfes baissèrent la tête, faisant abstraction des pleurs violents de la reine.

Ce soir-là, la famille Fëalocen, la plus puissante maison de Calca, avait perdu un des siens.

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