Chapitre 47

Les deux adversaires se faisaient face, animés chacun de sentiments différents. De son côté, Locea regardait son protégé avec une curiosité mêlée d'admiration. Décidemment, elle ne s'était pas trompée sur le choix de son amant. Il fallait désormais qu'elle parvienne à réduire sa conscience afin qu'il se plie à toutes ses exigences.

Mais le concerné ne paraissait guère accepter le plan. Campé sur ses positions, il s'apprêtait à fondre sur sa nouvelle proie, le regard luisant de haine. Malgré cela, son visage ne parvenait à cacher la joie tordue qui l'habitait. Réduire son geôlier à néant était sans doute son vœu le plus cher depuis ces cinq dernières années.

Devant cette hostilité apparente, Locea soupira et tendant le bras, elle actionna une fois encore la marque.

Les dents de l'elfe grincèrent de douleur mais il refusait de se soumettre. Le moment était venu d'en finir.

Malgré le sang qui coulait de son nez et sa bouche, il s'élança sur le mage. Déjà, sa volonté s'obscurcissait à cause de la perte de contrôle qu'il subissait. Mais sans doute sa rage était-elle encore plus forte car d'un revers précis, il blessa le ventre de son opposant.

Locea siffla de douleur ; son corps ne cicatrisa pas. L'arme de Nahôm révélait ainsi sa puissance, capable de blesser l'intouchable.

Mais il avait beau détenir un atout considérable, Morgal se sentait perdre le combat. C'était comme si son cerveau subissait les assauts d'un nid de frelons. Ses pensées s'embrouillaient, des images et des sons diverses s'accumulaient dans un chaos douloureux. Plus rien n'avait de sens, seule la nécessité de se soumettre s'imposait à son esprit torturé. L'envie de se rendre montait en lui, l'envie de rejeter son libre arbitre et d'accepter le mage.

D'un signe de capitulation, il s'effondra sur ses genoux fébriles, un gout de bile dans la bouche. Sur sa peau, les tatouages s'illuminaient comme si de la lave coulait dans les rainures des arabesques.

Il n'en pouvait plus, à bout de souffle, il désirait simplement que ce calvaire s'arrête, peu importe les conséquences sur sa liberté.

Locea sourit face à la réussite de sa magie. Se tenait devant elle l'incarnation parfaite de ses espoirs. Elle allait enfin pouvoir débuter son projet de destruction.

Cependant, l'elfe n'avait pas lâché la faux. Il s'y cramponnait comme pour y prendre appui. La vampire s'approcha pour lui retirer des mains lorsque son protégé contrattaqua soudainement. La lame aiguisée trancha les jambes du mage qui chuta sur le parquet dans un râle sourd. Une marre noirâtre s'étendit sous l'entité alors que l'elfe ne semblait pas en meilleure état. Locea tenta alors un évanouissement immédiat sur son assaillant mais contre toute attente, ce dernier résista à la force de la marque. Il brandit son arme au-dessus de sa victime pour la décapiter.

Voyant le péril qui la guettait, Locea se téléporta dans un autre coin de la pièce, sans cesser ses sifflements de rage.

— Très bien, Chérubin, cracha-t-elle, il s'emblerait que ta nature de Réceptacle te protège encore faiblement de mes sorts. Mais j'attends de voir ce que tu feras lorsque j'aurai arraché tes membres.

Dégoulinant de sang, l'elfe soutint le regard de sa maîtresse, prêt à l'affronter.

Par opposition aux fumées noires qui s'échappaient de son corps, le brouillard qui entoura la vampire paraissait tout droit sorti d'une tempête hivernale. Ses jambes tranchées furent progressivement remplacées par une longue queue écailleuse aux anneaux puissants.

— Navrée mon chéri, mais je vais devoir reprendre ma vraie apparence.

Elle se redressa ainsi de toute sa hauteur, les iris fendus comme ceux d'un reptile. Comme pour accentuer cette ressemblance, sa bouche s'élargit dans un sourire démesuré, dévoilant des crocs gluants et une longue langue fourchue.

Telle une vipère, elle fondit brusquement sur l'elfe qui eut tout juste le temps de se jeter sur le côté pour éviter le monstre. Mais aussitôt, un anneau se referma sur ses mollets et le sol se déroba sous ses pieds.

La vue embuée par le sang, il parvint à refermer ses doigts sur le manche de la faux et à sectionner une partie de la queue. La créature poussa un hurlement glacial avant d'écraser sa proie sous son corps. Morgal sentit le souffle diminuer dans sa poitrine alors que cette fois-ci, les anneaux se refermaient sur tout son corps. Immobilisé, il n'avait d'autre solution que de subir la dislocation douloureuse de ses os dans d'affreux craquements secs.

Sous sa forme originelle, Locea laissait transparaitre sa victoire par la lueur de son regard reptilien.

— Abandonne, Morgal, siffla-t-elle, tu ne peux rien contre moi.

Ce furent ses derniers mots avant que le corps du prince ne s'enflamme dans un brasier de ténèbres incandescent. Les flammes s'échappèrent dans la pièce pour consumer tout ce qui s'y trouvait.

Plaquée par un tel déchainement, Locea recula, brûlée par cette magie indomptable.

Sans attendre, l'elfe reconstitua son squelette broyé et s'élança vers sa cible. Les bras tendus par l'élan, il abattit sa faux jusqu'à briser la nuque du mage. Il ne s'arrêta pas en si bon chemin ; d'un revers expert, il détacha la tête du tronc avant de s'en prendre au corps encore palpitant.

Finalement, Locea cessa de tressaillir.

Il l'avait tuée.

Le cadavre ne tarda pas à s'effriter, un souffle surnaturel emporta les cendres et les enferma au sein de l'arme ancestrale.

Hébété, Morgal regarda les restes de l'Entité disparaitre. Comme ressentant le contre-coup, ses jambes refusèrent de le porter et il chuta lourdement sur le bois avant de plonger dans un profond sommeil.

Quant à la faux, elle disparut à son tour dans un crépitement sourd.




— Chérubin ? Tu m'entends ?

Les paupières encore lourdes, Morgal reconnut la voix de Jenny. Péniblement, il ouvrit les yeux et rencontra immanquablement les barreaux sales des cachots.

— Que s'est-il passé ? parvient-il à murmurer.

Dans ses vêtements de chef, la vampire le toisa sérieusement :

— Kavlon t'a trouvé dans les appartements du mage en bien piteux état. Où est Locea ?

Morgal baissa la tête avant de remarquer que ses tatouages avaient disparu :

— Si je suis au mitard, j'imagine que vous avez deviné son sort...

— Tu n'es plus marqué, à ce que je vois.

— En effet...

La chef des Égorgeurs se pinça les lèvres et porta la main à sa nuque pour gratter énergiquement son cuir chevelu :

— Tu l'as tuée, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Je ne suis l'esclave de personne.

Jenny haussa les épaules :

— Nous sommes tous l'esclave de quelqu'un ou de quelque chose. Tu restes soumis à tes ambitions, Chérubin.

— Peut-être... Mais mon ambition est un maître que j'accepterais volontiers.

— Si tu le dis... Comment as-tu éliminé notre mage ? Tu es au courant que tu viens de nous supprimer un atout immense ? Hervan est furieux. Tu vas devoir t'expliquer avec lui.

Morgal souffla, déjà fatigué des prochaines discussions. Il enroula ses genoux de ses bras et y posa son front ; il avait réussi. Locea avait été éradiquée. Il pouvait désormais se servir de l'arme de Nahôm, cette faux sanglante qui aspirait l'âme de ses victimes. Plus rien ne le retenait au Manoir.

— Chérubin...

— Mmh ?

— Tu te souviens à Atalantë, il y a quelques mois ?

— Je ne peux oublier ce voyage ni du sort des miens, là-bas.

— Tu m'as promis de donner ton vrai nom.

— En quoi cela compte-t-il pour toi ?

— Toi, tu comptes pour moi.

— Si c'est le cas, je te demanderai de me sortir de cette geôle.

— Tout de suite : Hervan te demande.

Morgal se releva et laissa Jenny ouvrir la grille dans un grincement désagréable. Il lui emboita aussitôt le pas pour rejoindre le bureau du dernier Haut-Maître.

Celui-ci était comme à son habitude assis à son bureau, penché au-dessus de ses parchemins et codex.

D'un simple geste, il congédia la vampire sans lâcher du regards ses manuscrits.

— Te voilà, Chérubin.

— Navré du retard, maître.

Sans attendre la permission, il s'assit sur un fauteuil : tous ses muscles et os lui arrachaient encore de vives douleurs. Même son crâne lui semblait s'écraser à répétition contre une enclume. Sans Locea, les vampires de la Confrérie n'avaient pas pu le guérir avec les meilleurs soins. Mais c'était mieux que rien. Et après tout, la régénération avait déjà commencé avant.

— Locea est décédée, Chérubin. Tu sais ce que ça veut dire ?

— Que l'avenir de votre secte est mort ?

Le vieil homme ricana de la répartie du jeune homme ainsi que de ses propos qui marquaient déjà une si forte scission. L'elfe ne cachait plus sa non-appartenance à la Confrérie.

— Plutôt que plus personne ne m'empêche de t'éliminer.

— Vous ne tuerez pas le fils du Roi en Blanc, sourit Morgal.

— C'est un pari risqué, en effet. Mais te garder dans ces murs signera notre fin. Tu as éradiqué en quelques mois Duncan et Locea, les meilleurs atouts de notre institution.

— Navré... Enfin, non, je ne suis pas navré.

— Je sais.

— Pas plus que lorsque je danserai sur les ruines de votre Manoir croulant.

— Tu ne verras jamais ce souhait réalisé, Chérubin. Tu pendras à une potence avant et moi, je boirai ton sang.

Un rire mesquin s'échappa des lèvres du prince :

— Je propose de rebattre les cartes.

— Ah oui ? Je te rappelle qu'une garnison d'Ilfégirins surveille la porte. Tu ne peux t'enfuir.

— Je n'ai jamais voulu m'enfuir, Hervan. Simplement me venger. De toutes les tortures que j'ai endurées ici, de tous les tourments et humiliations que vous m'avez fait subir.

— Ils ont fait de toi ce que tu es.

— À-vous à présent de récolter le fruit de tout ce travail, alors.

Morgal se leva de son fauteuil et s'approcha hostilement de l'humain :

— Tes jours sont comptés, Hervan. Permets-moi d'y abréger le cours.

— Veux-tu réellement rameuter une horde de vampires qui te déteste déjà ?

— Ils mourront aussi.

— Ah oui ? Tu es peut-être doué mais face à des Ilfégirins accomplis, tu ne feras pas le poids.

— C'est vrai. Mais vous avez oublié un détail.

Le Haut-Maître haussa les sourcils, attendant une explication. Morgal contourna le bureau et vint se pencher au-dessus de son épaule :

— En vérité, vieillard, tu en as cure de ton sort. De toute façon, dans quelques années, tu seras six pieds sous terre. Et si je te tue maintenant, les vampires te vengeront, n'est-ce pas ?

— Ta perspicacité te faisait défaut, Chérubin.

L'elfe posa ses mains sur les épaules d'Hervan et sans se départir de son sourire sulfureux, lui murmura à l'oreille :

— C'est pour cela que je vais avoir besoin de ta marque pour les contrôler.

— Foutaises, gloussa l'autre.

— Je ne perds rien à essayer...

Morgal bloqua la gorge de son supérieur par l'angle de son coude alors que son autre main s'abattit sur le front ridé comme pour en absorber la vitalité et s'immiscer dans ses pensées.

Hervan dégaina sa dague et l'enfonça dans le ventre de son agresseur mais cela n'eut pas l'effet produit ; le prince raffermit sa prise et déploya une nouvelle fois sa magie autour de lui. Comme pour n'importe quel sort, le but était ici de faire plier la réalité à sa volonté. Et le souhait de l'elfe se résumait à acquérir le pouvoir de cette marque. Il se confronta aussitôt à des barrières ésotériques sur lesquelles il concentra toute la puissance de son Vala. Hervan avait beau être un vampire puissant, le sang des Fëalocen et des Réceptacles ne coulait pas dans ses veines. La résistance ne dura pas longtemps avant que son subordonné pulvérise le travail de si nombreuses incantations.

La porte s'ouvrit brusquement ; les gardes, prévenus par la lutte, s'élancèrent vers le fauteur de trouble.

Morgal grinça des dents : ses enchantements n'étaient pas encore terminés. Les Ilfégirins allaient le réduire en miettes. Voyant qu'il n'avait plus le choix, il envoya une dernière salve d'énergie dans l'Esprit du Haut-Maître. Sa magie s'insinua alors dans tout son être telles les racines d'un arbre maléfique pour atteindre son but. Et il parvient.

D'une simple connexion de pensée, le prince arrêta le cœur des vampires qui s'écroulèrent comme des pantins dont on aurait coupé les cordes.

Face à ce spectacle déroutant, il ne put s'empêcher de pousser un cri jubilatoire : toute la Confrérie était désormais à sa merci. Il leur ferait payer comme il se l'était juré. La fête commençait enfin, cette revanche sur la vie.

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