Chapitre 46
Le retour au Manoir se fit sans encombre bien que trop long selon Morgal. L'angoisse et l'impatience s'en prenaient à lui sans pitié et le harcelaient jour et nuit.
Le reste des Égorgeurs les rejoignit peu de temps après : comme prévu, Hervan avait calmé les ardeurs des astres de Narraca même si les échanges resteraient sans doute houleux.
Inconsciemment, l'elfe avait suscité davantage de crainte et de respect chez les membres de la Confrérie : n'avait-il pas tué Duncan ?
Sans s'occuper des commérages qui couraient à son sujet, le prince avait continué sa formation d'Ilfégirin auprès de Jenny qui prenait soin de ne pas le ménager.
Les semaines passaient et ses progrès s'accéléraient toujours plus si bien que Hervan s'entretenait toutes les semaines à son sujet avec le mage.
Mais toujours l'énigmatique vampire restait sur sa décision : garder son protégé à tout prix, même si cela pouvait mettre l'avenir de leur secte en péril.
En plus de son entrainement des armes, l'apprenti développait le contrôle de son Vala par apport aux capacités de son Esprit. Ici encore, les progrès se faisaient fulgurants. Si Locea en récoltait une grande fierté, les autres vampires commençaient doucement à s'inquiéter de la puissance de leur compagnon. Le niveau d'Ilfégirin n'était pas loin mais surtout, il risquait fort de le dépasser.
Et Morgal était le premier à apprécier cette sensation de pouvoir. Enfin il allait l'emporter sur une vie qui s'était moquée de lui pendant tant d'années.
Inlassablement, il arpentait les archives du Manoir pour trouver des indices à propos de Locea mais sans grand succès. Malgré ses questions sans réponses, ses recherches ne furent pas infructueuses : déjà doté d'une culture développée, il approfondit un grand nombre de connaissances que même certains savants de son pays ignoraient totalement. Il devait bien admettre que Locea n'était pas n'importe quel mage. Et le jeune homme était bien conscient que posséder une érudition supérieure demeurait indispensable pour affronter les prochains obstacles.
Oui, il était bel et bien un vampire, ne se nourrissant pas uniquement de sang mais aussi de savoir, d'apprentissages et de puissance qu'il trouvait autour de lui. Il aspirait chaque chose et ordonnait le tout en son être tortueux.
Même Jenny le trouva de plus en plus inquiétant mais comme il gardait son masque le plus affable avec elle, elle peinait à discerner le vrai du faux. Son Chérubin, déjà énigmatique, lui devenait complètement incompréhensible.
Mais malgré tous ces changements, l'elfe demeurait ce garçon au goût pour le sommeil et ses aptitudes artistiques. De même, ça lui arrivait toujours autant de s'échapper sur le dos d'Alaxos dans les montagnes voisines.
C'était d'ailleurs au cours de ces excursions qu'il fomentait tous ces complots futurs. Le premier étant : comment se débarrasser de Locea ? Le deuxième : comment détruire la Confrérie ? Locea avait gardé l'arme de Nahôm et d'ailleurs, Morgal ignorait son fonctionnement.
— Me voilà bien, soupira-t-il en regagnant les appartements qu'il partageait avec sa maîtresse.
Comme d'habitude, cette dernière était penchée au-dessus de sa table d'opération, plongée dans ses fumées et ses grimoires.
— Je suis là, chérie, prévint-il mécaniquement.
— Mmh...
Elle ne réagit pas, toujours concentrée sur ses expériences douteuses.
— Je vais me coucher.
Sans attendre de réponse, il quitta le salon et se dirigea vers un fauteuil où il put retirer ses bottines.
— Je te rappelle que le sommeil t'est facultatif, Chérubin.
— J'ai encore des doutes !
— Alors à ce moment passes-toi des attrape-rêves.
Il souffla d'énervement :
— Est-ce que je peux dormir tranquillement ?
Locea abandonna ses potions et s'adossa au cadre de la porte :
— Tu es sûr que tu ne préfères pas peloter de parfaites inconnues ?
Morgal rougit à ce souvenir :
— Non, c'était un futur alternatif ! Cela ne se produira jamais !
— J'espère bien ! Tu m'as juré de me rester fidèle.
Il hocha rapidement la tête et s'installa confortablement sous les draps légers. Malgré les chaleurs de l'été, il ne retira ni sa chemise ou son pantalon, la vue de ses tatouages ayant le don de le rendre fou.
Silencieusement, Locea le rejoignit et retira sa robe avant de se coller à lui. Son corps chaud déplut tout autant à l'elfe qui cherchait un peu de fraicheur.
— Morgal, murmura-t-elle le menton posé sur son torse, je voulais te parler.
— Maintenant ?
C'est qu'après une longue journée à arpenter les montagnes, il n'aspirait qu'à se reposer.
Elle acquiesça et reprit en lui crassant sa joue marquée :
— Je ne t'ai jamais raconté mon histoire...
Immédiatement, les oreilles de l'elfe se dressèrent et ses yeux s'ouvrirent dans un signe d'attention. Finalement, cette conversation se révèlerait sans doute fort intéressante.
— Tu peux tout me dire, ma chérie.
La belle vampire prit une longue inspiration avant de commencer. Ses dents s'entrechoquaient légèrement, comme si le froid venait de l'assaillir en même temps que les souvenirs de son triste passé.
— Si peu ont survécu, lâcha-t-elle dans un murmure.
Une tension indescriptible monta soudain dans la pièce : c'était comme rouvrir les portes d'une demeure abandonnée et d'y redécouvrir tous ses secrets dans une nostalgie emprunte d'une vive douleur.
— Si peu parmi tous les peuples qui constituaient la Dimension. Et quels peuples ! Je parle de civilisations magnifiques aux villes uniques. C'était un monde abouti autant culturellement que scientifiquement. Même nos arcanes valiques étaient plus développées. C'était une autre ère qui comme les précédentes, comme celle-ci et comme celles qui viendront, connaissent une apogée avant une fin tragique.
— Que s'est-il passé ?
— C'est l'orgueil qui a plongé mon monde dans le chaos. La volonté de surpasser les autres peuples, toujours plus. Dans cette compétition, les dieux ont gagné. Les autres peuples ont tristement perdu. Nous avons été éradiqués.
Morgal se pinça les lèvres, tentant d'imaginer la vie de sa maîtresse.
— Comment vivais-tu ?
— Je suis une Entité de Valinda, une ancienne prêtresse du soleil. Mes sœurs et moi vivions dans des temples splendides au sein de villes aériennes.
— Aériennes ?
— Toutes les cités étaient élevées de la sorte. La surface de la terre n'était pas habitée, seulement réservée à l'agriculture et l'extraction de minerais ou de bois. Nous avions accès à des savoirs aujourd'hui perdus, nous étions respectés avant notre chute, avant la création des autres races.
Il médita quelques instants ces informations et ajouta :
— Tu veux te venger ?
— Je ne peux laisser cet affront impuni : les dieux auraient dû disparaitre. Je les déteste à un point que tu ne peux imaginer. Ils m'ont maudite suite à un faux jugement, me réduisant à ce corps et me condamnant à accoucher de serpents ignobles. D'après eux, je n'étais qu'un charlatan qui empoisonnait les populations de mensonges.
— Et... Les Réceptacles ? Ils existaient aussi, à ton époque ?
— Oui, c'est bien la seule race qui survit à toutes les apocalypses.
— C'est pour ça que tu m'as pris sous ton aile, non ?
— En effet. Parce que je t'avais déjà vu. J'avais déjà sondé les fils du temps et je m'étais aperçu de ton impact. Les prophéties que je déclamais dans mon temple évoquaient ton arrivée mais plus encore.
Morgal fronça les sourcils : ces histoires de prophéties, c'était pour lui des contes pour les enfants ou pour les naïfs bercés d'illusions. Comme percevant son scepticisme, Locea se glissa sur lui et posa ses paumes sur les joues dessinées du jeune homme.
— Pour rien au monde je me débarrasserais de toi, Morgal. Tu es ma solution.
— Dans quel sens ?
Le mage le perça de ses yeux clairs comme s'il voulait graver le visage de son protégé dans sa mémoire.
— Grâce à toi, la cité céleste des dieux s'effondrera à l'instar des nôtres. Ce cataclysme plongera la Dimension dans un chaos total et nous permettra de rebâtir un nouveau monde.
Plus elle parlait, plus Morgal se sentait dépassé :
— En quoi suis-je responsable de cette chute ?
— Tu le seras indirectement. Tes enfants éradiqueront les divinités et leur civilisation.
Il demeura interdit :
— Mes enfants ? Comment ça ? Je n'en ai pas et je ne compte pas en avoir.
Cette déclaration extorqua un rire glacial à la vampire :
— Qu'est-ce que tu crois ? Je ne compte pas rester inactive dans la destruction de mes ennemis.
— Locea, nous ne sommes pas vraiment intimes, cela ne risque pas de se concrétiser.
— Pour l'instant peut-être, mais que tu le veuilles ou non ; je porterai en moi la germe de cette destruction.
— J'ai peut-être mon mot à dire, non ?
Il s'était redressé contre la tête de lit, peu rassuré.
— Chérubin, ricana Locea, croyais-tu réellement que je ne devinais pas ton petit manège, toutes ces années ? Je lis dans tes pensées. Tu ne m'aimes pas comme tu le laisses paraitre. En soi, je ne t'en veux pas, le syndrome vampirique nous affecte tous d'une certaine façon...
— Mais... Tu tiens vraiment à me forcer ?
Locea enroula ses bras blancs autour de son cou :
— Jamais je ne ferais une telle chose. Mais maintenant que tu es marqué complètement, je saurai sans mal manipuler tes sentiments : tu tomberas amoureux de moi, pour de vrai. Et tu ne pourras plus te passer de mon corps jusqu'à ce qu'un enfant naisse de notre union.
L'elfe commençait sérieusement à s'agacer : vivement qu'il retourne en Calca. Là-bas au moins, on n'essayait pas de le sauter toutes les cinq minutes. Il se doutait bien que l'Entité exigerait un jour ou l'autre un rapport physique mais il espérait être parti avant.
— Ne me regarde pas ainsi, Morgal. Je me suis énormément attachée à toi et jamais je n'exigerais une telle chose si je ne t'aimais pas en retour.
La farce avait assez duré. Morgal sortit du lit pour s'éloigner du mage mais ce dernier le ramena de force dans la couche.
— Maintenant que nous en avons parlé, je vais formater ton esprit pour accélérer mon plan.
— Mais, mon libre arbitre ?!
— Ta volonté ne penchera jamais en ma faveur. Je l'ai bien vu dans les visions. Si je n'interviens pas maintenant, c'est une autre qui exécutera mon rôle.
— Mais... Mais non ! Je ne... Tu ne penses pas que...
— Je sais pertinemment qui est la femme apparue dans tes visions. Je sais ce qu'elle te fera subir. Et je ne tiens pas à ce que ça se réalise.
Comme Locea commençait à s'agripper à l'elfe avec une possessivité accrue, ce dernier dut se rendre à l'évidence ; c'était maintenant qu'il fallait agir où il y laisserait sa conscience pour toujours.
Sans hésiter, il envoya son coude dans la mâchoire du mage qui fut propulsé contre la tête de lit. Morgal savait que le temps lui était compté : il suffisait simplement que sa maîtresse reprenne ses esprits pour qu'elle le réduise à néant.
C'est pourquoi, il se précipita sur son épée qu'il dégaina promptement du fourreau. Locea s'était à peine redressée que la lame lui trancha le cou aussi facilement qu'un couteau sectionne une tige.
Le sang gicla dans une gerbe écarlate. Mais contrairement à ce à quoi s'attendait le jeune homme, le corps ne se contenta pas de s'effondrer en deux parties sur les draps. Le cadavre se dématérialisa aussitôt et se recomposa de la même manière en quelques secondes.
— Tu avais oublié que ce corps n'était qu'une enveloppe charnelle pour moi ? murmura la sorcière de sa voix polaire, il n'est que factice. Et ton arme ne me fera rien, Chérubin !
Les yeux exorbités par ce phénomène, l'elfe recula de quelques pas, cherchant en vain à se libérer de cette situation désespérée. Comment arriverait-il à l'éliminer alors qu'une arme blanche ne l'impactait pas le moins du monde ? Sa magie de Réceptacle suffirait-elle ?
— Tu ne peux me battre, continua-t-elle menaçante, je te contrôle. Ta magie n'en est encore qu'à ses balbutiements ! Laisse cette épée, maintenant !
Lentement, elle descendit du lit et s'approcha de son protégé, les deux mains s'illuminant dangereusement.
— Locea, balbutia Morgal, tu ne peux pas me retirer ma conscience...
— Et pourquoi ne le ferais-je pas ? Tu as prouvé ton insubordination.
Il déglutit, lucide sur ce qui allait suivre.
Mais une idée lui traversa l'esprit : et si l'arme de Nahôm parviendrait à le sortir de là ? Nourri d'un nouvel espoir, il s'élança hors de la chambre en quête de la précieuse gemme. Comment pourrait-il la trouver dans le désordre de la propriétaire des lieux ? Heureusement, il avait déjà eu l'objet entre les mains et connaissait son aura. Il lui suffisait simplement de se concentrer quelques instants pour dissocier cette énergie de toutes celles qui l'entouraient. Mais le temps lui manquait ; Locea l'avait déjà rejoint dans le laboratoire, la mine toujours aussi fermée.
Elle ne put s'empêcher de ricaner devant l'air déconfit du garçon qui arpentait la pièce en vain.
— Tu cherches ceci ? demanda-t-elle en exhibant l'offre de Nahôm, tu ne sais même pas t'en servir, mon Chérubin.
— C'est ce qu'on va voir tout de suite...
Sans prendre la moindre précaution, Morgal abaissa toutes les barrières de son Esprit afin de se sentir envahi par son Vala. Un nuage noir et opaque s'échappa aussitôt de lui et les murs du Manoir commencèrent à trembler du fait des vibrations qu'il provoquait. Ses pouvoirs de prince elfique se combinèrent à ceux de Réceptacle dans un tel chaos général que son corps supporta mal la violence de sa décision.
Malgré la douleur qui montait en flèche, le jeune homme ne refreina pas son ambition. S'il n'agissait pas maintenant, il finirait esclave pour le reste de sa vie, à la merci de cette créature sulfureuse.
— Tes efforts sont inutiles, Chérubin, lâcha Locea, tu oublies que je suis la détentrice de ta marque. Je peux retourner ta propre magie contre toi, sans le moindre mal. Comme ça.
Immédiatement, Morgal sentit l'intérieur de ses organes imploser dans une souffrance indescriptible. Touché de plein fouet, il s'effondra sur ses genoux, pris d'expectorations toujours plus violentes
Avec un sourire de satisfaction, le mage rejoignit l'indocile apprenti et lui caressa le crâne avant de refermer sa poigne sur les mèches blondes pour lui redresser la tête.
— Arrête tes inepties, Chérubin. Tes sorts te dévorent.
Dans un râle presqu'inaudible, l'elfe murmura :
— Eh bien, je mourrai... Et tu devras te trouver un autre Réceptacle pour accomplir ton plan insensé.
Elle fronça les sourcils devant la pertinence de ces mots. Bien sûr, qu'elle ne le laisserait pas disparaitre, il était le seul concerné par la prophétie d'anéantissement des dieux.
Délibérément, elle relâcha la pression qu'elle exerçait au travers de la marque. Morgal sentit alors son corps renaître bien que son Vala soit toujours trop actif dans ses entrailles.
D'un geste rapide, il se saisit de la gemme par l'un des deux manches et repoussa le mage de son autre bras. Comme guidé par son instinct, il brisa les deux poignées de l'arme, se retrouvant avec la pierre entre les doigts.
— Chérubin ! s'écria Locea, surprise de son initiative.
Sans réfléchir d'avantage, il s'enfonça la gemme tranchante dans le ventre avec une telle force qu'elle éclata en même temps entre ses paumes.
— Idiot !
Une gifle de Locea lui craqua les cervicales.
— Cette arme disparaitra avec moi s'il le faut, cracha-t-il.
Au contact de son sang, la pierre se consuma et partit en fumée. Morgal perçut alors une nouvelle sensation dans ses veines, comme s'il détenait désormais les rênes d'un char inarrêtable. Il se sentait emporté dans un nouvel élan de violence, élevé au sein de puissances inconnues.
Il s'écarta soudain de sa maîtresse et redéploya son Vala. Mais cette fois-ci, une arme apparut dans sa main gauche, le don du roi des Réceptacles. L'immense faux semblait toute droit sortie de ténèbres infernales ; la lame goutait déjà d'un sang noir et une vapeur sombre se mêlait à la fumée causée par son Vala.
Locea recula, étonnée que son protégé ait pu ainsi saisir la complexité d'une telle arme. Ce dernier arbora un sourire mauvais, sûr de lui.
— Désolé, chérie, mais ton chemin s'arrête ici.
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