Chapitre 41
Encore une fois, Morgal se réveilla seul, dans son lit attitré. La tête lourde, les muscles courbaturés de partout, il se sentait incapable de se lever. Rien que ses mains continuaient à trembler fébrilement.
Heureusement, on avait déposé une assiette de victuailles ainsi qu'un bol de sang sur sa table de nuit.
Dans un silence religieux, il commença son repas, la respiration pénible. Maintenant qu'il y pensait, sa décision avait été complètement irraisonné : il avait bien failli y passer !
D'ailleurs, où était Duncan ?
Piqué d'une curiosité peu raisonnable, il quitta sa couche et marcha laborieusement hors de sa chambre. Il prit soin d'envelopper sa tête et enfiler une chemise, comme pour se cacher de toute culpabilité.
Silencieusement, il parvint jusqu'aux appartements de son chef. Hervan et Locea se tenaient seuls au chevet du mourant, les autres Égorgeurs ayant été renvoyés dans leurs chambres.
Dans ses draps, Duncan toussait sans s'arrêter. Il était méconnaissable : la surface entière de sa peau était recouverte d'immondes cloques et avait fondu par endroit. Les yeux n'avaient pas non plus été épargnés.
— Reposez-vous, Duncan, murmura Hervan, votre Vala est encore très faible.
— Ne soyez pas hypocrite, souffla le blessé, vous savez très bien que je ne vais pas m'en sortir.
— Vous n'auriez jamais dû provoquer Morgal, objecta le mage.
— Vous devez vous débarrasser de lui, Hervan. Cet homme mènera la Confrérie à sa perte.
— Il ne peut rien contre nous, Duncan, vous n'avez pas à vous en faire pour vos hommes.
— Mais il ne mérite pas sa place parmi nous...
— Ne pensez plus à vos vieilles rancunes, Duncan, ne gaspillez pas le peu de temps qu'il vous reste.
Morgal demeura derrière le cadre de la porte, les oreilles dressées, aux aguets. La respiration saccadée de l'astre lui parvenait dans un rythme toujours plus pénible.
— Je... Je ne voulais pas intégrer la Confrérie, Hervan... Je voulais toujours me battre pour elle, pour ma reine.
— Luinil ne rougirait pas qu'un de ses hommes devienne un tel guerrier. Elle serait fière de vous.
— Vous... croyez ?
— J'en suis même persuadé. Je porterai votre décès à elle afin qu'elle puisse faire son deuil.
Duncan ferma ses paupières désormais dénuées de cils. Sa respiration, encore sifflante, ralentit davantage jusqu'à s'éteindre.
Morgal écarquilla les yeux : il avait tué son chef, un Ilfégirin...
— Locea, il avait raison.
— Comment ça ?
— Ton protégé est trop dangereux. Tu as bien vu les effets de sa magie dans l'arène !
— Morgal est un Réceptacle divin, Hervan ! Le dernier, qui plus est !
— Il met en péril notre confrérie.
— Ce n'est pas une raison ! Regarde tout ce qu'il peut nous apporter !
— Tu t'es attachée à lui ? Qu'est-ce que tu cherches auprès de lui ?
— Cela ne regarde que moi...
— Quoiqu'il en soit, il serait plus sage de nous en débarrasser. Avec la panique créée dans la capitale, Nilcalar demande à nouveau des comptes.
— Ce roi est le dernier de nos problèmes !
— Détrompe-toi ; si lui est un incapable, ses agents sont doués. Il nous menace de dévoiler nos contrats à Luinil et Wendu. Il y aurait une solution si on lui vend l'elfe.
Locea se tendit sur le champ, comme un serpent prêt à l'attaque.
— Tu te moques de moi, Hervan ?
— Absolument pas. Soit, nous lui donnons Morgal, soit il prévient le Roi en Blanc que nous détenons son fils.
— Nous sommes des Ilfégirins, ce ne sont pas des armées qui vont nous alarmer !
— Cela risque de compromettre bon nombre de nos plans...
— Je ne me séparerai pas de lui.
— Il le faudra bien.
Peu rassuré, Morgal se décolla de la cloison et reprit le chemin du réfectoire. Il n'était pas question qu'on le vende comme du vulgaire bétail !
La mine soucieuse, il se posa à une table.
— Chérubin, tout va bien ? Pourquoi dois-je toujours te trouver avec une tête d'effondré ?
— Duncan est mort.
Jenny soupira et s'assit à sa droite :
— Vu son état, cela ne m'étonne guère. J'ignore ce qu'il t'a pris dans cette arène. Toute la capitale est sous le choc.
— Jenny...
— Quoi ?
— Hervan veut me vendre à Nilcalar.
La vampire fronça les sourcils, le regard bouleversé :
— Te... Mais, il est fou !
— Inutile de crier. Je ne suis pas sensé le savoir.
— Toujours à écouter aux portes...
Devant l'angoisse qui continuait à monter, il ne pouvait s'empêcher de se mordre les lèvres jusqu'au sang.
— « Me voilà bien, maintenant ! »
— Chérubin !
La voix glaciale de Locea trancha l'air comme la Mort le fil de la vie. D'instinct, Morgal releva les épaules comme pour encaisser un coup.
— Chérubin !
Docilement, il se leva et abandonna son amie pour rejoindre le mage. Par les fenêtres du réfectoire, on percevait le soleil se coucher derrière les dômes de la ville.
— Suis-moi.
Le ventre noué, il lui emboita le pas, laissant Jenny et son regard interrogateur derrière lui.
— Où m'emmènes-tu, ma chérie ?
— Les choses se corsent, mon ange. Hervan veut se débarrasser de toi.
— J'ai entendu, en effet.
La vampire soupira, adossée à la banquette de la voiture. Malgré quelques brasiers qui éclairaient les avenues, la pénombre s'était infiltrée dans les moindres recoins de la capitale.
Le cocher arrêta brusquement l'attelage, signant la fin du voyage.
Morgal rabattit le pan de son foulard derrière son épaule et descendit du carrosse. À sa grande surprise, il se trouva face à Djinévix, toujours revêtue de ses guenilles et breloques.
— Morgal ! Quelle joie de te revoir !
Locea rejoignit sa sœur avec son allure élancée qui contrastait fortement.
— Ma chère Locea ! Que d'années ont passé !
Cette dernière ne se dérida pas d'un cil :
— Tu m'as promis une entrevue, Djinévix.
— Bien sûr, on vous attend dans les catacombes.
Sans qu'il n'ait son mot à dire, le prince emboita le pas aux deux femmes. Ils longeaient tous trois le mur d'enceinte jusqu'à rencontrer une grille dans l'élévation.
Sans mal, la sorcière l'ouvrit et pressa ses invités de la suivre dans un escalier qui s'enfonçait vers des profondeurs inconnues. Des torches rythmaient les longs couloirs en terre battue alors qu'un froid mordant s'infiltrait sous les vêtements.
Bientôt, le passage s'élargit et d'autres boyaux se formèrent de part et d'autre de leur chemins en même temps que d'autres inconnus se mêlaient à eux.
— Qui sont-ils ? murmura Morgal.
Pas de réponse. Ils continuèrent ainsi jusqu'à déboucher dans une salle immense au plafond vouté.
Des centaines d'individus déambulaient ou formaient des groupes, certains avec un uniforme commun. L'elfe n'eut pas besoin de plus de détails pour comprendre qu'il s'agissait d'une réunion de sectes.
Djinévix continua à guider ses invités jusqu'à une petite pièce, à l'abri des regards. Elle poussa le rideau de perles et s'avança vers un groupe d'hommes, assis autour d'une table.
— Djinévix ! As-tu emmené le garçon avec toi ?
— Il est là, Majesté.
Morgal hésita à retirer son voile. En face de lui, trônant sur un fauteuil aux couleurs passées, un homme à la forte carrure le toisait, ses lèvres fines relevées dans un sourire énigmatique. Comme les astres de ce pays, sa peau bronzée s'accordait parfaitement avec la mèche rougeoyante qui contrastait sur le noir de la chevelure. Un bouc de quelques jours apportait de la noblesse à son visage ovale. Ses yeux sombres perçaient le nouveau venu avec une curiosité non dissimulée.
— J'ai vu ce que vous avez fait dans l'arène, c'était impressionnant.
Le jeune homme sourit avec crispation, gêné.
— Locea m'a prévenu de la menace qui plane au-dessus de toi.
— Qui êtes-vous ?
L'inconnu reporta sa main sur son sceptre, un long pieu d'airain orné d'une opale et répondit :
— J'ai oublié de me présenter : je suis Nahôm, roi des Réceptacles.
Morgal le regarda, incrédule :
— Roi des Réceptacles ?
— En effet. Notre peuple n'est pas déclaré dans le Dimension. Mais il n'en est pas moins de mon devoir de protéger mes sujets, lorsque je peux intervenir.
— Et que pouvez-vous faire pour moi ?
— Je n'ai pas d'Ilfégirins sous mes ordres. Vous vous doutez bien que les Réceptacles peuvent se révéler être n'importe quelle créature dans ce pauvre monde. Cependant, notre Esprit est le plus développé.
Ne comprenant pas où ce roi étrange voulait en venir, Morgal s'assit sur une chaise avant d'enlever son foulard.
— Pourquoi vous dîtes-vous roi des Réceptacles alors qu'il n'y a aucun royaume affilié à notre race ?
— Parce qu'il nous est interdit de nous regrouper, Morgal. Nous ne le faisons qu'en de brèves occasions. Le contraire attirerait le courroux des dieux.
— Pourquoi ?
— Une longue histoire qui tient plus de la légende mais nous devons nous y tenir. Toujours est-il que j'ai peut-être une solution pour toi.
L'homme à la race inconnue se leva de son fauteuil, sans lâcher son sceptre, et s'avança vers l'elfe.
— Je vais te donner le moyen d'occire la Confrérie.
— Pour l'instant, il me faut surtout éviter l'asservissement.
— Crois-moi. Ce dont je vais te donner est bien plus que n'importe quel cadeau.
Sur ces paroles mystérieuses, il sortit de la pièce pour se rendre dans l'immense cavité où attendaient les autres sectes.
— Qui est cet homme ? chuchota le prince à Locea.
— Nahôm, le roi des Réceptacles. Il ne t'a pas menti. Cette créature est la dernière à savoir pratiquer la nécromancie dans la dimension.
— Tu veux dire que...
— Oui, il est assez puissant pour ressusciter des morts.
Morgal se tut devant l'étendue d'un tel pouvoir. Et si Nahôm parvenait à ramener Malgal à la vie ? Étrangement, cette idée ne lui parut pas aussi pertinente qu'elle aurait pu lui paraitre, cinq ans auparavant. Après tout, il avait changé et si son deuil ne s'était jamais réellement fait, il avait mis une croix sur l'existence de son frère jumeau. Tout ce qui comptait désormais pour lui était de s'élever parmi les grands.
Les deux sœurs se joignirent à la foule et s'arrêtèrent devant un monticule de pierre où se dressait une tombe. D'étranges pierres s'incrustaient dans la pierre et on y percevait d'étranges reflets, comme les esprits emprisonnés d'un autre monde.
Nahôm gravit l'éminence et attendit, son bâton au poing.
— Que fait-il ?
— Il agit pour toi, Morgal, siffla Locea, il va créer cette arme qui réduira la Confrérie en cendres.
Des hommes armés s'avancèrent, tirant avec eux un prisonnier. L'elfe eut la désagréable impression de revivre le sacrifie de Liza, lors de son Éveil. Car dans chaque cas de figure, il avait l'impression qu'il fallait supprimer une vie.
La future victime, dans ses vêtements blancs se débattait mais cela ne provoqua pas vraiment la pitié chez le jeune homme. Il pressentait que cet épisode devrait se répéter éternellement.
Le pouvoir ne s'obtient qu'au prix du plus grand sacrifice...
Le sacrifice de la vie.
Les soldats tirèrent le prisonnier jusqu'à la tombe. Là, sa capuche retomba sur ses épaules, dévoilant des cheveux aussi lisses que rouges.
Cette fois-ci, Morgal ressentit un petit pincement au cœur. Il le connaissait. C'était le moine qu'il avait aidé dans les rues nauséabondes de Balondiel. Le novice Ravénor qui s'était montré d'une gentillesse et d'une candeur surprenante. Et voilà que son chemin s'arrêtait là, pour lui, pour sa propre ambition.
— « Non, c'est pour ma survie... »
Mais est-ce que le pauvre homme méritait de mourir ? Bien sûr que non. Tant pis, les gentils payaient la facture des mauvais. Ainsi tourne le monde.
Le moine fut attaché à la pierre tombale où il ne tarda pas à être transpercé par le pieux du Réceptacle. Le sang chaud ne manqua pas de couler du haut du monticule alors que la victime s'étouffait dans son propre sang. Une lumière sanglante se diffusa dans la pièce alors que la température chuta brutalement. L'ambiance devint plus oppressante, comme emprunte d'une sorcellerie inavouable. Morgal comprit aussitôt qu'il s'agissait d'une pure magie noire, d'une magie aussi dangereuse qu'illicite.
Si les souverains de chaque royaume s'étaient accordés sur le fait de l'interdire, certains continuaient à pratiquer ces tristes procédés. Quoiqu'il en soit, les sectes ne bronchaient pas devant l'accomplissement du rituel.
Brusquement, le corps du sacrifié explosa et de ses cendres se façonna une pierre d'un rouge pourpre éclatant. Une structure d'or enchâssait la gemme, la munissant d'une double poignée, de part et d'autre. L'objet planait au-dessus de la tombe comme une âme au-dessus de son corps, avant de prendre son envol pour l'éternité. Alors, des éclairs sortirent des mains de Nahôm et s'insérèrent dans la pierre dans un crépitement sourd.
Si Morgal demeurait plus qu'abasourdi par ce rituel ancestral, il ne remit pas en question la puissance qui pouvait s'en échapper. Aussi accepta-t-il ce présent avec la ferme résolution de s'en montrer à la hauteur.
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