Chapitre 4
Comment diner tranquillement en ville alors qu'on venait de prédire sa propre mort ? Morgal marchait au côté de son frère sans relancer la conversation. Après tout, rien n'était certain, Djinévix, l'avait précisé. La question demeurait désormais : allait-il mourir le lendemain ou dans quelques milliers d'années ? Parce qu'une réponse précise changerait largement la donne.
— Morgal, je t'en prie, cesse de te torturer. Cela ne changera rien.
— Tu as raison, nous allons tâcher d'oublier cet évènement funeste avec nos amis.
— J'espère que ces attrapes-rêves fonctionneront...
— Oui, car je ne suis pas prêt à remettre les pieds chez cette cinglée.
— Moi j'ai bien aimé la manière dont elle t'a fait des avances.
— Alors non, je t'interdis de parler de ça à quiconque. C'était horrible !
— C'était amusant.
— Pas sur le moment... Bon, hem, où est cette auberge ?
— Près du beffroi, sous les arcades.
C'est avec un grand soulagement que les deux frères s'extirpèrent des quartiers pauvres de la ville pour rejoindre les avenues commerçantes. Une ambiance joyeuse imprégnait les rues au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de l'Arbre Sacré. L'énorme chêne aux larges feuilles vertes renvoyait une ombre sur toute la ville en cette soirée de printemps.
Les Aldoriens déambulaient gaiement sur le pavé lisse, rejoignant leur demeure sobre ou leur temple.
De magnifiques fontaines chantaient sur les places alors que les ombres du soir s'allongeaient. Les lampadaires s'allumaient sous l'effet de la magie et propageaient une douce clarté chaleureuse sur les murs de la capitale.
Enfin, les jumeaux rejoignirent l'étang artificiel. Sur une table extérieure, les quatre amis leur firent signe.
Morgal et son frère s'assirent et commandèrent une pinte d'hydromel pour se détendre.
— Eh bien, remarqua Pindy, vous empestez le cheval et les égouts si je peux me permettre.
— Vous vous êtes perdus dans la ville ? demanda Néo en ricanant.
— Non, Morgal et moi avions une... connaissance à retrouver. Et laver les écuries de l'école n'a pas amélioré notre parfum.
— J'imagine !
— Dites, intervint Ruinax avec son calme habituel, vous vous êtes fait des ennemis tous deux.
— Le prince Tolos n'attendait qu'à être remis à sa place, déclara Morgal.
— Faîtes attention, les assassinats sont fréquents à Ur-Nabal.
— Haha, qu'il essaie de nous tuer et les armées Fëalocen incendieront leur ridicule archipel.
— C'est une façon de voir les choses.
Les jumeaux haussèrent les épaules et se chargèrent de diminuer leur pinte de moitié. Ruinax avait raison, ils devaient maintenant rester sur leur garde, car ils n'étaient pas à l'abri d'un meurtre déraisonné.
Malgal reposa sa choppe et demanda aux deux femmes :
— Qu'est-ce que vous faites à Ur-Nabal, au fait ?
— Nous y sommes pour les mêmes raisons que vous tous, certifia Pindy, nous voulons servir nos royaumes, les protéger et leur garantir un avenir stable.
— Je ne veux pas être indiscret, intervint Morgal, mais je me demande ce que vous donnez sur un champ de bataille. Parce que vous, Pindy, je le conçois bien, mais vous, Lalith, la raison m'échappe.
L'elfe fluette sourit comme si elle était habituée à ce genre de remarques.
— Je manie mieux la magie que la plupart des guerriers, Morgal.
— Si vous le dites...
— Vous me semblez avoir une idée bien définie sur les femmes, je me trompe ?
— Ah mais j'ai une idée sur tout, Lalith !
— Il m'est d'avis que vous avez manqué de sœurs dans votre enfance.
— J'ai quatre belles-sœurs et elles me suffisent. De vraies plaies quand elles s'y mettent !
Lalith afficha une nouvelle fois son charmant sourire, comme si elle ne désirait pas continuer le débat avec Morgal. C'était compréhensible : il était du genre à ne rien lâcher et imposer son point de vue à tous par des arguments plus ou moins fondés.
Alors qu'une gnome servait le dîner, Néo fit remarquer :
— Je crois qu'on nous espionne...
Les jumeaux se retournèrent sur leur banc et reconnurent le gamin des quartiers pauvres. Morgal soupira et lui fit signe d'approcher. Après une légère hésitation, il s'exécuta et rejoignit la table en boitant légèrement.
— Tu avais raison Morgal, s'attrista son frère, vu son état, il n'a pas gardé tes pièces longtemps.
Le cathors tentait de cacher un énorme hématome violacé derrière une mèche de cheveux sale.
— Pauvre petit, se désola Lalith, il a besoin d'aide.
— Comme le reste de cette ville, ajouta Ruinax.
— Tu as un nom ?
L'enfant hocha la tête en murmurant un son à peine compréhensible.
— Tchobï ? comprit Morgal, viens-là Tchobï.
Malgal fronça les sourcils : depuis quand son jumeau s'intéressait aux membres des autres races ? Ce n'était pas normal. Et cela le devint encore plus lorsqu'il attrapa le garçon sur ses genoux.
— Tchobï, tu as de la chance que je pue déjà, parce que ton odeur pourrait fuir un troupeau de boucs... je vais te commander un repas.
— Et moi qui croyait que la famille royale Fëalocen était sans cœur, rit Pindy.
— Je ne suis pas réellement une âme charitable, rétorqua-t-il avec un air humble, mais voir des enfants croupir dans une telle misère me révolte.
Malgal resta bouché bée, choqué. Son frère racontait n'importe quoi ; quelques instants plus tôt, il lui rappelait encore que ces autres créatures n'étaient bonnes qu'à crever seules dans leur coin et voilà qu'il attirait l'attention du groupe en se faisant passer pour un bienfaiteur. D'habitude, Morgal n'appréciait pas prendre la grosse tête mais là, la situation avait changé.
Tchobï frétilla sur les genoux du prince lorsque la serveuse revint. Il ne devait pas manger tous les jours vu son état de maigreur. Rien que sa chemise et son pantalon ample en haillons renvoyaient un air encore plus misérable.
— Tu as des parents ? lui demanda doucement Lalith.
Le gamin secoua la tête sans oser prendre la parole.
— Je pense qu'il a peur de nous, intervint Ruinax, d'habitude les elfes non-aldoriens se montrent violents avec son peuple. À en juger son état, il doit avoir un chef qui lui demande des comptes.
— C'est bien triste, se désola Pindy.
— Bah, ajouta Morgal, je le déposerai dans une maison de bienfaisance. Je lui paierai une pension et il n'aura plus besoin de vivre dans la rue.
Malgal crut qu'il allait tomber de son banc mais personne ne s'en aperçut ; les quatre autres elfes ne connaissaient pas encore assez son jumeau pour qu'ils sachent l'existence de son racisme.
Finalement, le dîner se déroula dans une bonne ambiance, ponctué par les réflexions habituelles et sans intérêts de Néo. Comme à l'accoutumée, Ruinax demeurait assez réservé contrairement à Pindy qui parlait et riait bruyamment. L'apprentie extravertie n'hésitait pas à s'adresser familièrement aux jumeaux ce qui eut l'effet de les exaspérer. Malgal l'écoutait poliment alors que Morgal l'ignorait pour converser avec Lalith. D'ailleurs, plus l'heure passait et plus ils semblaient créer des affinités ensemble.
Enfin, le départ s'annonça et tous reprirent le chemin de l'école.
— Je vais le déposer, assura Morgal en relevant Tchobï, inutile qu'il reste une nuit de plus dans les rues... Lalith, vous me montrez le chemin ?
La concernée hésita quelques secondes puis hocha la tête et laissa le groupe pour guider son nouvel ami.
— C'est gentil à vous de vous occuper de cet enfant, lui dit-elle simplement.
— Je ne m'en occupe pas, je vais juste lui assurer de quoi subsister en versant une petite somme d'argent. Il n'y a pas de quoi faire mon éloge.
— Surtout que votre geste est légèrement intéressé, je me trompe ?
— Comment ça ?
— Vous agissez ainsi pour me faire plaisir.
— Je vous trouve bien prétentieuse ! rit-il en se relevant une mèche, qui vous dit c'est pour vos beaux yeux ?
— Votre manque de naturel !
— Je manque de naturel, moi ?
Il lui enroula le bras autour de la taille pour la rapprocher volontairement de lui. Lalith sourit en levant les yeux au ciel.
— Vous êtes incorrigible, Morgal.
— C'est ce qui fait tout mon charme.
— Non, je pense que c'est votre positivisme. Vous voyez tout pour le mieux.
— Vous voyez que l'on va réussir à faire quelque chose de moi !
Elle secoua la tête et se dégagea de lui :
— La maison de bienfaisance est juste là.
Sans se vexer de cette prise de distance, Morgal s'avança sous le porche de la grosse bâtisse grise. Déjà, la lune était haute dans le ciel et les échos de la ville s'amenuisaient. Seuls les lampadaires et quelques passants apportaient une touche de vie à ces lieux désertés.
Une Aldorienne vint leur ouvrir et après quelques formalités et pièces versées, les deux elfes abandonnèrent Tchobï à sa nouvelle vie. L'enfant les salua de la main, un large sourire plaqué sur ses lèvres. Le couple lui rendit son salut et repartit pour Ur-Nabal dans les avenues repeintes par la nuit.
— Vous avez raison, reconnut Morgal, je pense que tous ces enfants mériteraient réellement qu'on leur vienne en aide.
— Heureuse de vous voir changer d'avis, sourit-elle, mais vous autres, les Fëalocen, avez tendance à vous montrer très méprisants à l'égard de ces pauvres malheureux.
— C'est vrai et moi le premier pour tout vous avouer. Mais finalement, mon frère a peut-être raison. Peut-être que nous devrions mieux les considérer.
— Je vous préfère avec ce genre de discours.
— Bah tiens, je propose que nous montions des maisons de charité dans tout le pays.
— Nous ?
Pour toute réponse Morgal écarta les lèvres dans un sourire entendu. Il attrapa la jeune elfe par la taille et la poussa contre un mur pour l'embrasser maladroitement. Lalith poussa un petit cri, totalement surprise par l'initiative de son ami. Elle mit quelques secondes à se reprendre et à le repousser, le souffle saccadé.
— Morgal... Je ne crois pas que ce soit une bonne idée...
— Eh, ça va, nous n'avons rien fait de mal.
— Nous n'avons pas à nous tenir ainsi. Ce n'est pas sérieux ni digne de notre rang.
Morgal soupira, déçu de la réaction trop raisonnée de la jeune femme. Mais après tout, c'était évident qu'elle réagisse ainsi. Le contraire aurait été inconvenant voir même, une preuve de mauvaise éducation. Dans la civilisation elfique, les relations amoureuses étaient interdites en-dehors des fiançailles et du mariage. Quant à l'adultère ou aux unions libertines, ils étaient parfois punis de la peine capitale. Quoiqu'il en soit, Morgal ne tenait pas à en arriver à une telle extrémité avec Lalith mais son refus blessait son orgueil.
— « Bah, se dit-il ironiquement, si elle ne veut pas de moi, c'est son problème. Elle passe à côté d'une chance en or. »
— Vous maugréez contre moi, Morgal, rit-elle pour le détendre.
— Évidemment ! je me suis pris un râteau comme un moins que rien !
— Vous allez vite en besogne aussi.
— Je n'aime pas attendre.
Lalith leva les yeux au ciel : ce prince avait grandi dans un luxe débridé. Il était logique qu'il veuille obtenir tout ce qu'il voulait sur le champ. Mais avec les femmes, ça s'avérait plus complexe.
Comme pour oublier le malheureux échec de son ami, elle relança la conversation, bavardant de tout et de rien.
Morgal l'écoutait silencieusement, un sourire au coin des lèvres. Il l'appréciait beaucoup, la trouvait intelligente et dotée d'un charme indéfinissable. Peut-être était-il tombé amoureux d'elle en fin de compte, comme dans les histoires mièvres pour adolescentes.
Mais il ne fut pas mécontent de la laisser partir à son dortoir dès qu'ils furent rentrés : Malgal commençait à lui manquer et son absence lui donnait des maux de tête de plus en plus aigus.
Il poussa donc la porte de la chambre et se trouva face à un jumeau furieux.
— « Oups, il m'en veut... »
Malgal le poussa en dehors du dortoir pour ne pas réveiller les autres apprentis et après avoir refermé la porte, il s'exclama :
— Non mais qu'est-ce qui t'a pris ?! Tu te rends comptes un peu de ce que tu fais ?!
— Eh... Malgal, calme-toi, je me suis juste absenté plus d'une heure. Tu as dit toi-même que l'on devait apprendre à prendre nos distances.
— Non ! Non, Morgal, ce n'est pas ce que nous avions convenu ; nous avions décidé de rencontrer des amis, certes. Mais on s'était mis d'accord sur le fait qu'aucun de nous deux ne devait flirter.
— Je ne...
— Te fous pas de moi. J'ai très bien ressenti ton attention pour Lalith. Ton petit jeu avec le cathors était répugnant ! Tu te moques totalement de son sort. Il n'était qu'un moyen pour toi d'atteindre la fille.
— Non... J'étais content de l'aider, vraiment.
— Heureux pour toi.
— Écoute, je me suis mal comporté. Je suis désolé et je te promets de me tenir à carreaux, maintenant. Mais comprends que j'avais vraiment envie de me changer les idées : tu as quand même prédit ma mort !
— Oui... Je crois que tout ça, c'est beaucoup à avaler...
Morgal se pinça les lèvres dans un air soudain songeur : tout ce que leur avait raconté Djinévix semblait une mauvaise farce. Mais ses propos coïncidaient trop bien avec le cas de Malgal.
— « Et puis, on ne sait même pas qui sont les Réceptacles, soupira-t-il, pourquoi ces problèmes n'arrivent qu'à nous... »
— Morgal ? ça ira ?
— Oui, ne t'inquiète pas. Je n'ai plus qu'à espérer que ta vision hypothétique ne se réalise jamais... Et ne t'en fais pas avec Lalith, je ne laisserais pas une fille s'immiscer entre nous.
Malgal grommela dans sa barbe en se rappelant l'écart de son jumeau auprès de la jeune femme. Mais comme à chaque fois qu'ils se disputaient, ils se réconciliaient dans les minutes qui suivaient, incapables de se tenir tête plus longtemps. Cela leur provoquerait des nausées inutiles.
Cependant, Malgal craignait qu'il ne tienne pas sa promesse et qu'il continue à fréquenter Lalith. Il devrait le surveiller avant que ça ne dégénère. Car des deux, c'était bien lui le plus raisonnable.
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