Chapitre 38

— Jenny ?

— Chérubin, arrête de me poser des questions en permanence ! J'en ai ma claque !

— Mais tu imagines bien que je suis dans un cadre qui m'est totalement étranger.

Elle soupira devant le regard implorant de son ami :

— Arrête de faire tes yeux de chien battu, je sais très bien que tu n'en mènes pas large dans ta cervelle dégénérée.

— Pourquoi arborent-ils tous une arabesque argentée sur le front ?

— Pourquoi ça t'intéresse ?

— Dans la capitale, certains en avaient des dorées et celle du roi est noir.

— C'est une marque de prestige social.

— Vraiment ?

— Oui, et de contrôle, par la même occasion.

— De contrôle ?

— Rhaaa boucle là ! Si au moins tu utilisais ta langue pour d'autres occasions.

— Tu me dégoutes parfois, Jenny.

— Et toi tu me fatigues.

Il poussa un long soupir et vint s'asseoir dans l'immense salle circulaire où se tenait la réception. En son centre, une fontaine jaillissait dans une mélodie joyeuse alors que des canaux drainaient l'eau limpide à travers la pièce pour venir l'entourer d'une ceinture aquatique.

Des plantes de toutes sortes animaient les murs clairs et des orchestres à cordes prenaient place sous une large estrade. De manière à ce que chacun puisse voir la scène, la salle était encaissée et garnie de nombreux fauteuils moelleux, comme un cirque réhabilité dans une mouvance orientale.

Le regard du jeune homme tomba sur Locea, vêtue d'une superbe robe blanche qui comme à l'accoutumée, la serrait de très près. Elle le remarqua et lui fit signe de venir.

Comme voyant une rivale, Jenny plissa les yeux et emboita le pas de son Chérubin.

De la même manière qu'il l'avait quittée, Morgal retrouva sa maîtresse auprès du roi, de Hervan et de ses deux gardes du corps étranges.

Ce qui plut très moyennement à l'elfe, c'est que de toute la réception, il était le seul homme avec la tête recouverte, mis à part ces deux inconnus qui le mettaient très mal à l'aise par leurs tenues peu habillées.

— Qui est-ce ? demanda le roi en apercevant Morgal.

— Un récent apprenti dans la Confrérie, très prometteur, répondit Hervan de son air impassible.

— C'est... C'est un elfe ?

Le prince Fëalocen se mordit les lèvres, sentant que sa couverture allait être grillée. Il avait caché son aura elfique par des sorts, aidé de Locea. Mais devant le regard perçant du roi, sa magie avait peut-être manqué de précision.

— En effet, assura le mage de sa voix polaire, il est d'ailleurs sous mon entière responsabilité.

— Je vois, sourit Nilcalar.

Il ne s'empêcha pas de détailler le concerné des pieds à la tête.

— « Il va deviner, c'est évident. Avec la somme mise sur ma tête, tout risque de déraper... »

— Intéressant... murmura le souverain.

La mine de Locea se durcit brusquement :

— Majesté, il semble que vous nous avez conviés dans votre capitale pour une raison, me tromperais-je ?

— Ma chère Locea ! Toujours aussi hâtive...

— Et vous toujours aussi beau parleur !

Hervan intervint :

— Locea, je vous prie, n'oubliez pas qu'il est roi !

— Je suis une Entité du Passé ! Tous les souverains me donneraient un ordre que je ne les regarderais même pas dans les yeux.

Nilcalar éclata de rire, brisant le malaise qui commençait à poindre :

— Je vous aime bien, Locea, ça fait du bien d'entendre autre chose que des flatteries même si...

Il se tourna vers sa singulière escorte :

— J'avoue que ces deux-là me mènent parfois la vie rude. Enfin... Suivez-moi, nous allons prendre place !

Morgal se laissa guider par le mouvement jusqu'à ce qu'ils s'installent sur des couchettes apprêtées devant des tables basses. Le jeune homme trouva très inconfortable de se restaurer de la sorte, à moitié allongé. Cependant, il adopta la position des astres et s'installa aux côtés de Locea.

Comme la conversation tardait à poindre, il se résolut à analyser les courtisans. Bien sûr, ces derniers ne comprenaient pas de femmes dans leurs rangs. Des soldats, postés devant chaque entrée veillaient au bon déroulement de la fête. Des danseurs ne tardèrent pas à faire leur apparition pour égayer tout ce beau monde. Déjà, une musique aux assonances bien particulières rythmaient ces chorégraphies inconnues.

— Tu parais complètement perdu, ricana Jenny en s'allongeant sur le kliné d'à côté.

— Je suis dépaysé, en effet...

Locea envoya un regard noir à la vampire, lui faisant comprendre que c'était chasse gardée, ici.

Cet échange amusa Morgal dont l'attention se reporta sur le roi. Ce dernier ne semblait pas percevoir la présence de Jenny comme une bonne chose mais cela ne paraissait pas gêner la guerrière qui continuait à siroter tranquillement. À croire que l'angoisse qui la tiraillait s'était envolée.

Quant aux deux gardes du roi, ils parcouraient l'espace d'un regard vide de toute émotion. Malgré la lisseur parfaite de leur émotion, il était aisé de les différencier : le premier, de taille respectable, se tenait debout derrière le sofa du roi. Son pantalon ample qui se serrait au-dessus de sandales de cuir se parait d'une magnifique ceinture violette brodée d'or. Les bijoux sur son cou et ses épaules retenaient des tissus légers dans les mêmes teintes alors qu'un turban ceignait sa tête.

Le deuxième, plus petit mais pas moins musclé, cachait aussi son visage derrière une rangée étincelante de chainettes précieuses. Ses vêtements variaient dans un camaïeu jaune qui rappelait la couleur de ses yeux, cernés d'un noir prononcé. Le ventre nu laissait paraitre le sillon de cicatrices profondes, taillées dans la chair dans une intention presque géométrique.

— « Quelle dégaine désastreuse », se dit Morgal.

La voix du roi brisa ses réflexions :

— Venons-en aux faits, mon cher Hervan.

— Je vous écoute, Majesté.

Nilcalar saisit sa coupe et but quelques gorgées avant de reprendre :

— Il se trouve que j'ai eu quelques soucis avec la Reine Vierge.

— C'est fâcheux. Que s'est-il donc passé ?

— Les humains d'Olorë envahissent petit à petit mes frontières sur l'Est.

— Repoussez-les.

— Mes armées ne sont pas prêtes à affronter celles des seigneurs d'Olorë. Leurs machines de guerre sont surprenantes, croyez-moi.

— Les vôtres aussi.

— Certes, mais toujours est-il que j'ai fait appel à Luinil d'Arminassë pour me soutenir et m'envoyer quelques garnisons. Après un court séjour à Atalantë, elle a refusé, cette sale catin !

— Peut-être que vos mœurs lui ont elle déplu ?

— Mes mœurs ? Il faut voir les siens ! Toujours est-il que j'aurais voulu faire appel à vous pour vous débarrasser de cette vermine. Après tout, une vingtaine d'Ilfégirins vaut bien plusieurs armées.

Hervan fronça les sourcils :

— Où voulez-vous en venir, Majesté ?

Le roi le transperça de ses yeux de serpent :

— J'insinue que vous œuvrez dans mon dos, mon cher Hervan !

— Vraiment ?

— Ne jouez pas l'innocent, vous avez accepté des contrats de la Reine Vierge et surtout de la reine Wendu ; vous vous êtes débarrassés de toute une garnison de notre armée !

Morgal baissa instinctivement la tête au souvenir du massacre qu'il avait perpétré dans la plaine.

— Nous étions liés par un serment de fidélité, Hervan ! s'emporta soudain le roi.

Le chef de la Confrérie garda le silence.

— Et en plus de ça, mes agents sont tombés sur certains de vos contrats : vous vous foutez de la gueule de tout le monde ! À chacun vous faites croire une fidélité infaillible alors que vous êtes prêts à les poignarder pour quelques sous.

— Majesté, Majesté, sourit calmement Hervan, inutile de vous fâcher, vous savez très bien que l'argent n'est pas notre principale force. Certes, nous en récoltons, mais personne ni même vous n'est aujourd'hui en mesure de renverser ma Confrérie.

— Une secte, oui ! Vous êtes l'horrible gourou de vampires arriérés qui sont marqués, sous votre totale emprise.

— En effet. Ça nous rend pas moins dangereux. Ceci étant dit, je peux tout de même repousser les seigneurs humains si vous y mettez le prix.

— Vous me prenez pour un idiot ?

— Je vous prends pour un roi suffisamment dans la panade pour accepter ma proposition.

— Ne fanfaronnez pas, Hervan, je ne vous pardonnerais jamais vos coups bas.

— Cela tombe bien, je ne fais pas dans les sentiments.

Il fallait bien admettre que le vieil homme savait manier le verbe. Morgal en était plutôt admiratif ; il avait cloué le bec de ce roi détestable.

Comme pour apporter du sang neuf à cette conversation tendue, un nouvel homme se joignit au groupe en s'asseyant sur le kliné du roi. Cheveux frisés, rasé sur les tempes, il marquait les esprits par sa minceur, presque maladive. Ses longues mains fines prouvaient sa non-implication dans des tâches physiques alors que ses lèvres pleines et ses longs cils apportaient une note très féminine à son apparence. Son visage emprunt d'une certaine mollesse donnait envie à Morgal d'y tailler des traits au couteau pour vérifier s'il n'y avait pas de la gélatine en dessous.

— « Il faut vraiment que je me calme les nerfs... »

— Hervan, je vous présente Ninkë, mon intendant.

— Je vous avais déjà rencontré, assura le nouveau venu à l'égard du Haut-Maître.

— Je ne me souviens pas de vous...

La bouche du dénommé Ninkë se tordit de mépris devant le désintérêt de son interlocuteur. C'est pourquoi il se tourna immédiatement vers une autre personne :

— J'ignorais que Jenny était invitée.

— Elle ne l'est pas, soupira Nilcalar.

La concernée haussa les épaules :

— Il se trouve que je suis parmi vous par un malheureux hasard.

— Tu n'as rien à faire ici, cracha l'astre avec dédain, tu n'es qu'une immonde bâtarde.

— Au moins, je suis utile dans mon rôle, contrairement à toi. Le roi t'a offert ce poste comme simple prétexte.

— Comment oses-tu ? Si notre roi n'avait pas autant de pitié pour toi, il t'aurait pendue comme ta mère.

Jenny se leva d'un bond et empoigna la gorge de son interlocuteur :

— Parfait, Ninkë, je te défie là, maintenant, en duel. Nous avons même une estrade pour faire profiter à tout le monde de notre échange.

L'astre blanchit brusquement, sachant pertinemment qu'il n'avait aucune chance face à une Ilfégirin.

— Je... Je demande que quelqu'un le fasse en mon nom...

— Comme c'est étonnant, et qui selon toi pourrait faire l'affaire ?

— Je demande à Dorgon de me remplacer...

Il jeta un rapide regard sur le deuxième garde du roi. Ce dernier ne broncha pas, comme attendant une autorisation de son maître.

— Voyons, voyons, interrompit ce dernier en tentant de calmer les ardeurs des querelleurs, inutile de raviver les vieilles rancunes, hein ? Et toi Ninkë, n'essaie pas de te débarrasser de Dorgon même si ce dernier a toute ses chances de battre la femme.

— J'en doute fort ! ricana-t-elle.

— Tu sais bien que mes Tigres te dépassent, Jenny, trancha le roi.

Elle baissa la tête, acceptant la réplique, puis tourna les talons et disparut par une des sorties.

— Quel caractère ! souffla le roi, le sang du Nord coule dans ces veines !

— Vous auriez dû vous débarrasser d'elle, Majesté, grogna l'Intendant.

— Sans façon, notre ami Hervan tient à elle comme la prunelle de ses yeux.

Le vieil homme hocha la tête :

— Elle et le chef Duncan me sont indispensables. Tout autant que Locea.

— Je comprends. Mais je crois que la journée a été rude pour vous.

— Nous allons nous retirer.

— J'espère que vous vous joindrez à nous demain pour les jeux !

Morgal fronça un sourcil : est-ce que ce peuple travaillait parfois ? Quoiqu'il en soit, il était content de pouvoir prendre congé et c'est presque au pas de course qu'il regagna ses appartements. Précipitamment, il retira ses vêtements et se glissa sous les draps, prêt à entamer sa meilleure nuit.

— En cinq ans, ton amour pour le sommeil n'a pas diminué.

— Qu'est-ce que tu fais là, Jenny ? grogna-t-il sans décoller sa joue de l'oreiller.

— Je suis tendue.

— Tu le seras davantage lorsque Locea me rejoindra... Bonne nuit...

— Tu es gonflé quand même !

Il se redressa enfin contre son oreiller et déclara :

— C'est toi qui es gonflée ; la seule princesse, ici, c'est toi.

— Comment ça ?

— Ninkë l'a bien dit, non ? Tu es la fille de la reine d'Atalantë. Voilà pourquoi le roi n'appréciait pas ta présence et que tu détestes tant cette cité. Tu y as été chassée.

Elle poussa un long soupir :

— Cela ne demandait pas une grande perspicacité...

— En effet. Qui est ton père ?

— Un lumbars d'Eressë N'Dor.

— C'est pour ça que tu es autant... costaud.

— On va dire ça, oui.

— Ninkë semble te détester particulièrement.

— C'est la favori du roi ; il s'en prend à quiconque peut lui faire de l'ombre.

Morgal leva un sourcil :

— Son favori ? Dans quel sens ?

— Tu veux que je te fasse un dessin ? C'est son amant attitré.

— Hein ?! Mais c'est dégoûtant !

Jenny haussa les épaules :

— D'une certaine manière, il a remplacé ma mère. Je le hais...

Elle se tourna vers son ami qui affichait toujours une mine perplexe.

— Chérubin, fais pas cette tête, il n'y a presque que ce genre de liaisons à Atalantë. Je te rappelle qu'il n'y a plus de femmes quasiment.

— Excuse-moi mais... Ce ne sont pas des mœurs autorisées en Calca. Je comprends mieux l'accoutrement de certains, maintenant.

— Tu parles de la garde personnelle de Nilcalar ? Méfie-toi d'eux, ils sont aussi puissants que des Ilfégirins. Le désespoir des Tigres est à la mesure de leur dextérité. Ce sont eux qui m'ont chassée.

— Je vois...

Jenny se pinça les lèvres, désirant ajouter un propos :

— Chérubin... Je n'ai pas été très franche avec toi.

— Comment ça ?

Il fronça un sourcil sans sortir de ses draps.

— Parce que tu es un elfe, je t'en voulais et je t'ai caché que...

— Jenny !

La voix de Locea trancha l'air et coupa la phrase de la vampire.

— Sors immédiatement de la chambre ! cracha le mage.

— Oui, Maître.

La guerrière disparut derrière les voilages de la porte, laissant le jeune homme à ses interrogations.

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