Chapitre 33

Lorsque le matin se leva, Morgal sentit une étrange brûlure sur sa joue. Il poussa la couverture et chercha nerveusement un miroir dans la tente étroite qui avait été dressée à leur égard. Une fois l'objet convoité trouvé, il regarda son reflet avec crainte.

Comme il le pressentait, une arabesque noire sinuait sur sa peau.

— Mon ange ?

Morgal se retourna vers le mage qui émergeait de son sommeil troublé. Assise sur son séant, elle laissait le drap retomber sur ses cuisses, découvrant un corps nu d'une pâleur inchangeable.

— Tu aurais pu épargner mon visage, Locea.

— Tu tiens tant que ça à ton image ?

— Mon corps est déjà recouvert de tatouages...

— C'est le prix à payer pour rester à mes côtés.

L'elfe ferma les yeux, comme si ça pouvait calmer sa fureur et poussa un long soupir. Qu'elle s'en prenne désormais à son visage, il ne pouvait le supporter. Cela marquait ouvertement sa soumission.

Toujours agacé, il poussa le battant de la tente d'un geste brusque et partit en quête d'Alaxos. Pas question qu'il passe une journée de plus dans cette caisse roulante en compagnie de la vipère. Voilà deux semaines qu'ils cheminaient vers les terres de Narraca et la chaleur se faisait sentir tous les jours un peu plus. Même la végétation changeait, passant de tropicale à désertique. Tant pis, il accepterait d'endurer la canicule de ce pays inhospitalier.

Ce matin-là, leur campement se dressait parmi un amoncellement de pierres brûlantes. Le soleil tapait déjà.

Morgal rejoignit Jenny près de son poste de garde.

— Bien dormi, la princesse ? lança-t-elle.

— Mmh...

— Sois pas de mauvaise humeur. Tu dors plus que toute l'escouade réunie ! Un vrai loir. Tu sais qu'avec la magie, ton sommeil devient facultatif ?

— J'aime bien dormir.

— On avait tous remarqué. Et à propos de tes flux valiques, comment ça se passe ?

— Rien encore de très excitant ; j'arrive à peu près à plier les éléments à ma volonté mais j'ai besoin encore d'entrainement.

— Oh ! C'est joli, ça !

Elle enfonça son doigt dans la joue du jeune homme, à l'endroit de la marque.

— Arrête.

— Ne t'inquiète pas, tu es toujours aussi mignon. Et les tatouages accentuent ton petit côté mystérieux.

— Pourquoi suis-je le seul à être marqué de la sorte ?

— Nous avons tous un tatouage d'Hervan.

— Il est où le tien ?

— Suis-moi derrière les arbres là-bas et je te le montrerai peut-être.

— Mmh, sans façon.

Un silence fragile s'installa entre eux, le temps que Morgal inspecte l'horizon de ses prunelles azurées. De ce poste, la plaine désertique s'offrait sans fin à leur vue.

— Chérubin ?

— Quoi ?

— J'ai réfléchi à tes paroles d'hier. Tu veux nous quitter, n'est-ce pas ?

— Ma place n'est pas ici ; tu as bien vu comment me percevaient tous les autres membres de la Confrérie. Ceci-dit, je préfèrerais que tu gardes cette information sous silence. Locea ne doit pas savoir que je m'apprête à la laisser.

— La quitter ? Mais je croyais...

— Que j'étais attaché à elle alors qu'une seule pensée de sa part peut me tuer ? Elle prévoit quelque chose pour moi, j'en suis certain. Et j'en ignore encore la teneur.

— Et que comptes-tu faire ? T'enfuir ? La marque te ramènera toujours à elle.

— Pas si je la tue.

Jenny éclata de rire sous le regard circonspect de son interlocuteur :

— Locea est une Entité du Passé : autrement dit, presqu'immortelle. Et même si tu sais comment l'atteindre, jamais je ne te laisserai la tuer : elle nous est bien trop utile.

— Utile pour dresser des sacrifices ?

— Tu ne comprends pas ; par sa nature et sa place au Manoir, elle oblige tous les royaumes à nous respecter. Sa puissance est inimaginable.

Il soupira et s'adossa contre la face lisse d'un rocher. Il était vrai qu'il connaissait très mal sa maîtresse. Peut-être que Djinévix pourrait lui en dire plus, vue qu'elle était elle aussi une Entité de l'ancien monde.

— Qu'est-ce qu'elle fait dans la Confrérie si elle est aussi puissante ?

— J'avoue que je ne saurais répondre à cette question... Quoiqu'il en soit, si jamais tu parviens à t'échapper, je te suivrai.

— Vraiment ?

— Tu as raison ; la Confrérie n'a plus rien à m'apporter. Je suis Ilfégirin depuis bien longtemps. Malgré le syndrome vampirique, n'importe quelle armée m'embauchera.

— Et la marque ?

— Ne sois pas naïf : Hervan n'en a plus pour longtemps.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— C'est un humain, Chérubin. Le syndrome l'a maintenu jusque-là mais d'ici peu, il rejoindra ses ancêtres dans la mort.

— J'ignorais sa race... Étonnant que des astres lui obéissent.

— Il est d'une intelligence peu commune. Et Locea le soutient. D'ailleurs, tu ferais bien de la rejoindre.

— Non, aujourd'hui je me joins à vous.

— Tu préfères les paroles acerbes des Égorgeurs que la douceur du mage ?

— Crois-moi, oui.

— Ou bien, c'est ma présence qui t'attire, mmh ?

Morgal haussa un sourcil d'amusement, toujours sidéré de la familiarité de la vampire. Elle croisa les bras sur sa poitrine tout en jetant de brefs coups d'œil sur le campement paisible.

— Rhaa c'est pas possible, éclata-t-elle, j'ai jamais vu quelqu'un avec autant un balai dans le cul !

Avant que Morgal n'ait pu riposter, elle lui attrapa le col et le plaqua contre la pierre pour l'embrasser fougueusement. L'elfe écarquilla les yeux, complètement désappointé, surtout que Jenny n'y allait pas de main morte avec sa langue.

Elle se détacha enfin de lui pour reprendre sa respiration mais son regard en disait long sur ses plans futurs.

— Je croyais que je n'étais pas ton type, fit remarquer Morgal, agacé.

— Sois pas ridicule, Chérubin, tu sais très bien que même si les membres de la Confrérie te détestent, la moitié d'entre eux voudraient te passer dessus. Et crois-moi, je n'en suis pas du reste !

— Je vois...

Elle encercla son cou de ses bras musclés et ajouta d'un air enjôleur :

— Il nous reste sans doute une petite heure avant que le convoi ne reparte. Nous avons le temps pour s'amuser.

Sans qu'il n'ait son mot à dire, il fut tiré par le bras jusqu'à un bois d'arbres desséchés. Une terre friable volait sous leurs bottes poussiéreuses alors que toute trace d'humidité avait quitté les lieux.

Une fois dans un renfoncement, Jenny faucha les jambes de son compagnon afin de le précipiter à terre. Elle n'attendit pas une seconde de plus pour se caller sur son bassin et reprendre l'assaut de ses lèvres.

— Je me demande bien ce que ça fait de baiser un elfe, souffla-t-elle en portant son regard sur le haut de son pantalon.

S'apprêtant à se déculotter, la vampire replongeant son regard brillant dans celui de l'elfe. Mais contre toute attente, ce dernier ne semblait pas partager son excitation. Jenny ne put se retenir de s'esclaffer devant la tête qu'il tirait. Pour tout dire, c'était à se demander s'il n'allait pas se vomir dessus.

— Bah alors Chérubin, qu'est-ce qu'il se passe ? gloussa-t-elle.

— Jenny, Locea pourrait nous voir...

— Il n'y a personne, voyons !

— Mais j'ai pas envie de faire ça en pleine nature !

— T'es vraiment trop précieux, c'est ennuyant.

Morgal allait rétorquer lorsqu'un râle glacial monta de derrière le bois mort.

— C'était quoi ça ? s'inquiéta le jeune homme.

Ne partageant pas son étonnement, Jenny se releva d'un coup, agacé par la tournure des événements.

— Ce n'est que partie remise, souffla-t-elle.

— Haha, bien sûr, bien sûr, marmonna l'autre en la rejoignant.

Il commençait à se demander pourquoi il n'avait pas coupé plus court à cet échange. Par curiosité ?

— D'où venait ces grognements ? s'enquit-elle.

— Je dirais derrière la butte, là-bas.

Tout deux s'élancèrent au pas de course vers cette destination inconnue. Une fois le monticule passé, il se retrouvèrent au-dessus d'un ravin qui s'encastrait lentement dans le paysage. Les râles s'élevèrent une nouvelle fois d'une crevasse.

— Soyons prudents, déclara Jenny, nous ne savons pas de quoi il s'agit.

Morgal hocha la tête et lui emboita le pas jusqu'à la brèche. Après un rapide coup d'œil, ils remarquèrent tous deux une tâche blanche, à une demi-dizaine de mètres plus bas.

— Merde, qu'est-ce qu'elle fait là...

Sans plus attendre, les deux vampires descendirent la crevasse sans l'aide de corde et parvinrent à un palier où le corps inanimé du mage reposait.

— Je l'avais quittée dans la tente, assura Morgal, je ne comprends pas ce qu'elle fait ici.

— Elle a voulu s'isoler, sans doute ; ça lui arrive souvent, après tout.

Le fils d'Elaglar poussa un long soupir. Le mystère qui régnait autour de sa maîtresse commençait fortement à l'ennuyer.

Il s'accroupit près du corps nu pour l'inspecter. Si la femme restait de sa blancheur habituelle, il ne put passer à côté du liquide visqueux qui la recouvrait.

— C'est immonde... grimaça Jenny.

L'elfe jeta un regard sur l'ensemble de la cavité : l'entièreté de la roche était anormalement gluante. Il se releva pour s'approcher d'un amas de pierres et le contournant, il sentit son sang se glacer.

Une énorme mue de serpent commençait lentement à pourrir. Et sous ses pieds, des coquilles d'œufs crissaient lugubrement.

— Jenny. On doit partir immédiatement.

Il rejoignit son amie d'un bon pas avec la ferme envie de déguerpir. Bien que recroquevillée sur elle-même, Locea laissait échapper une étrange substance verte d'entre ses jambes.

— On s'en va immédiatement.

— Très bien, je vais la porter.

— Non, pas le temps.

À peine avait-il formulé ses mots, qu'un écho sinistre s'échappa du fond de la crevasse. Il ne fallut pas attendre deux secondes pour qu'une gueule béante fonde sur eux.

Poussé par un instinct primaire, les deux cibles s'élancèrent sur la roche qu'ils gravirent à une vitesse qu'ils n'auraient jamais imaginé. Les crocs se refermèrent juste sous eux avant de tenter une nouvelle offensive.

— C'est quoi ce truc, Chérubin !

— Une vouivre ! On bouge !

Mobilisant toute leur force, ils continuèrent l'escalade jusqu'à la sortie de la crevasse. Derrière, l'énorme reptile ne parvenait à se hisser jusqu'à eux. Comme coincé dans sa grotte, il sifflait de rage.

Jenny et Morgal s'affalèrent sur la terre chaude, encore sous le choc.

— Locea est toujours en bas, haleta-t-elle.

— Elle ne risque rien... C'est elle qui donne naissance aux vouivres.

— Quel enfer !

Ils abandonnèrent donc le mage et regagnèrent le campement.

— Cela valait bien la peine d'interrompre notre activité précédente.

— Jenny. Pour la je ne sais combientième fois, je ne peux pas coucher avec toi.

— Mais pourquoi ?! Tu fricotes bien avec Locea, non ?

— Eh bien, non. Je dors avec elle mais c'est tout...

Se mêlant alors aux autres Égorgeurs, ils rejoignirent leur monture pour les seller.

— Dis-moi, Chérubin, chuchota-t-elle, pour résumer, tu n'aurais coucher avec personne au Manoir ?

— Jenny, lâche cette affaire, répondit-il sur le même ton.

— Je suis perplexe que veux-tu...

— Non, avec personne. Je suis un elfe donc je ne me mélange pas.

Elle le regarda de ses yeux mi-clos, les bras étendus sur le tapis de selle de son cheval.

— T'es vierge, en fait.

— Mais occupe-toi, tu veux !

Comme elle commençait à rire bêtement, Morgal secoua la tête et enfourcha Alaxos.

— « Finalement, la compagnie de Locea aurait peut-être été mieux. »





La journée se déroula sans accroc. Pour cela, Morgal s'était isolé à l'arrière du convoi. Malgré sa tenue légère et le foulard sur la tête, le soleil tapait trop fort et la chaleur semblait monter vers un pic inatteignable.

— Maudit Pays...

La fraicheur de la Fëalocy lui manquait grandement. Mais outre les températures impossibles de ces nouvelles terres, l'ignorance de la mission l'agaçait de plus en plus. À vrai dire, il se retenait de talonner sa monture jusqu'à l'avant du petit défilé pour mettre les choses à plat avec Hervan. Mais malheureusement, il ne restait qu'un novice très seul dans cette secte. La seule personne qu'il supportait se limitait à Jenny et encore. Depuis ces dernières semaines, elle tournait autour de lui, nourrie de fantasmes complètement ridicules. Cela blessait l'amour propre de l'elfe. Lui était un prince, fils du roi le plus puissant de Calca. Et voilà que cette femme sortie d'on ne sait quel bouge lui faisait des avances aussi déplacées qu'irritantes. Il commençait à se demander si elle n'avait pas travaillé dans une maison close avec ses manières de gourgandine.

Quoiqu'il en soit, il préférait lui laisser l'ombre d'une chance ; inutile de se défaire d'un allié comme Jenny. Après tout, il était bien parvenu à faire croire à Locea qu'il l'aimait et il semblait disposer d'un talent caché pour séduire. Au point où il en était... Si certaines valeurs demeuraient pour lui indéboulonnables, il ne voyait plus le problème à tromper son prochain. D'autant plus que tous ces hommes et femmes n'étaient pas des elfes. Raison de plus. Il n'avait rien en commun avec eux.

Une barrière de plus s'était abaissée vers une descente d'une noirceur toujours grandissante. Elle consumait son cœur dans un feu vorace, avide de vengeance et de puissance. Tuer l'indifférait depuis l'apparition de son syndrome vampirique. Mais la ruse se développait dans son esprit comme la toile d'une araignée, prête à saisir la moindre opportunité perfide pour anéantir sa proie.

L'heure de la pause sonna, ce qui le sortit de ses pensées sombres. Peu désireux de rompre son mutisme, il descendit d'Alaxos et s'éloigna du convoi. Au loin, sa vue affutée distingua une oasis qu'il s'empressa de rejoindre. Des arbres comme il n'en avait jamais vus cernaient un petit lac à l'instar de fougères bien garnies. Un vert tendre s'imposait à sa vue et le chant d'oiseaux exotiques résonnaient à ses oreilles effilées. L'envie de se baigner le titilla mais il dut se résigner lorsqu'une caravane apparut de l'autre côté du point d'eau. Des hommes enrubannés dans de lourds tissus s'approchèrent du bassin pour remplir leur gourde. Immédiatement, l'elfe remarqua les armes qui pendaient à leur ceinture de cuir.

Des brigands ? Il devait en courir beaucoup sur ces terres, peut-être pour attaquer les routes inhospitalières. Leurs montures peu chargées semblaient confirmer cette supposition. Cependant Morgal se moquait bien de leur activité officieuse. Tout ce qui lui importait était de pouvoir se défouler un peu.

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