Chapitre 32
C'est avec appréhension que Morgal prépara ses affaires pour le voyage. Il ne comprenait toujours pas pourquoi Hervan l'envoyait en Narraca ; il connaissait son statut de prince suite à l'épreuve avec Lalith. Si le Haut-Maître n'avait jamais rappelé ce détail au concerné, il ne le gardait pas moins dans un coin de sa tête, c'était évident.
Morgal déclara qu'il devait rester sur ses gardes et qu'il n'était pas à l'abri d'un mauvais coup : et si Hervan décidait de le vendre au roi astre ?
Locea le sortit de ses pensées moroses.
— Quelque chose ne va pas, mon ange ? demanda-t-elle en enroulant ses longs bras maigres autour de son torse.
— Tu sais que ma loyauté va sans faille à Hervan, non ?
— Bien sûr.
— Mais je doute que la réciproque ne soit vraie. Et s'il m'abandonnait en Narraca ?
La belle vampire se détacha de lui et prit le visage de l'elfe en coupe.
— Tu n'as rien à craindre tant que tu es avec moi, mon Chérubin ; jamais je ne laisserais quiconque poser la main sur toi. Tu m'es si précieux...
Morgal fronça les sourcils : non pas que les paroles de la femme étaient fausses, au contraire. Elles sonnaient beaucoup trop vraies à ses oreilles. Et si Locea commençait à s'attacher à lui ? Il secoua la tête : une telle créature ne pouvait éprouver une quelconque forme d'affection, il en était persuadé.
Il l'embrassa comme pour mettre fin au débat et vint sangler une dernière fois ses bagages.
— Chérubin...
— Oui ?
Il se retourna vers elle, attendant sa requête. Mais après une brève hésitation, elle déclara :
— Non, oublie, je t'en reparlerai plus tard...
D'un bon pas, le prince s'engagea sur le pont. Il avait attaché ses sacs aux flancs de sa fidèle monture et ainsi paré, il semblait prêt à endurer une longue route vers l'Est.
Jenny l'attendait à la fin du passage, toujours aussi équipée dans son armure légère. D'autres Égorgeurs patientaient calmement dont Duncan, aux côtés de leurs chevaux.
Chose exceptionnelle, le Haut-Maître se déplaçait avec le mage pour la mission. Il y avait donc une portée diplomatique à leur voyage mais encore une fois, Morgal n'avait pu recueillir plus de détails à l'instar des autres membres du groupe.
Quoiqu'il en soit, les supérieurs tardaient de leur côté, et l'impatience gagnait silencieusement les troupes. La pluie glaciale n'arrangeait pas non plus leurs nerfs.
Morgal lança un rapide coup d'œil vers Duncan pour s'assurer que ce dernier l'assassinait bien du regard. Bien qu'il ne s'en rappelât pas, le prince savait que durant l'Éveil, son supérieur s'était écopé d'une vilaine blessure à la cuisse. Un sortilège adapté avait réglé le problème mais n'avait pas suffi à tarir la haine grandissante dans le cœur de l'astre.
— Dis-donc, le gnome, provoqua-t-il dans un gloussement irritant, maintenant que la magie coule dans tes veines, tu pourrais pas nous changer un peu ce temps ?
Morgal ne se donna pas la peine de répondre ; les choses risquaient encore de dégénérer. Il musela sa colère et porta son attention vers le précipice.
— Il répond pas, ricana Duncan à ses hommes, peut-être qu'il a perdu sa langue lors de l'effondrement de la crypte, hein Chérubin ? C'est Locea qui risque de ne pas apprécier.
— Duncan, intervient Jenny, arrête. Le mage pourrait clairement te sanctionner pour ces mots.
— Quoi ? Elle n'est pas là. Inutile de garder sous silence ce que tout le monde pense. Le fait est qu'elle a bien apprécié trouver un elfe dans le coin à se mettre sous la dent. Vu le prix que ça vaut dans un bordel, je comprends, haha.
Jenny se tourna vers Morgal mais ce dernier restait d'un calme déroutant. Elle s'attendait à ce qu'il riposte d'une remarque acerbe mais dans ces cas-là, son silence était pire.
— Alors Chérubin ? Tu ne réponds pas ? lança un vampire plus téméraire.
— Peut-être que ça lui convient très bien d'être la chienne du mage, rajouta un autre.
Jenny se mordit la joue : la situation commençait à déraper. L'elfe ne bronchait pas, ce qui attisait d'autant plus le racisme des autres. Pourquoi son compagnon ne se défendait-il pas ? Craignait-il de rencontrer la force des Égorgeurs réunie ? Ce n'était pas dans son tempérament impulsif et irréfléchi.
Mais après tout, face à Duncan, il ne faisait pas le poids. Il avait beau avoir progressé ces dernières années, il n'en était pas au stade d'Ilfégirin.
— Très bien, murmura-t-elle.
Il n'était pas question que cet imbécile continue de se faire insulter sinon il perdrait toute crédibilité.
— Le prochain qui insulte Chérubin aura à faire à moi ! Et croyez-moi que je lui ferai regretter ses paroles.
— Mais dis-moi, Jenny, ne te serais-tu pas trop attaché à ton élève ? Dommage qu'il ne soit plus sous ta responsabilité, hein ?
La vampire fondit brusquement vers le malheureux qui avait osé lâché ces mots et lui saisit la gorge.
— Tu ferais mieux de la fermer, Jaguenar : à moins que tu veuilles finir en combustion direct ?
Elle resserra davantage sa prise jusqu'à ce que la victime hoche piteusement la tête.
— Que se passe-t-il ici ? tonna une voix.
Immédiatement, tous les Égorgeurs baissèrent le nez et firent mine de s'intéresser au sellage de leur monture.
— Je doute qu'emmener l'elfe avec nous soit une bonne idée, déclara Duncan au Haut-Maître.
— Chérubin nous accompagnera, rétorqua Hervan, il est un élément indispensable pour la mission.
— « J'aurais aimé connaitre ce détail », grommela le concerné.
— Il n'a que cinq ans d'expérience, continua le chef des Égorgeurs, il nous retardera.
— Tu contestes mes ordres, Duncan ?
— Non, Haut-Maître. Je ne fais que souligner une incohérence.
— Eh bien tu t'en passeras à l'avenir !
Le vampire baissa le regard en signe de soumission. Morgal se mordit les lèvres, sentant bien que ces derniers temps, Hervan et son second entretenaient de nombreux désaccords. L'un des deux allait devoir payer ces litiges, un jour ou l'autre. Si le Haut-Maître montrait une volonté sans faille dans la Confrérie, la distance qu'il nourrissait avec ses hommes risquait de lui porter préjudice. Quant à Duncan, bien qu'il ait les vampires de son côté, son manque de jugement en refroidirait plus d'un lors d'une potentielle mutinerie.
C'est dans cette ambiance désagréable que le convoi se mit en branle. Pas plus d'une vingtaine, les Égorgeurs pourraient ainsi se déplacer furtivement à travers le pays. Les autres vampires de niveau inférieur garderaient la Forteresse.
Le fils d'Elaglar prit une grande respiration, non déçu de quitter un endroit si terne. Pour tout dire, il partait de ces montagnes uniquement lors de missions qui s'avéraient très courtes, le temps d'éliminer une pauvre cible.
Mais cette fois-ci, il partait pour plusieurs semaines dans un autre royaume. L'excitation autant que la crainte lui nouait les entrailles. En plus de son ignorance totale sur ces nouvelles terres, une magie inconnue coulait dans ses veines et il serait bien obligé de s'y attarder plus longtemps avant qu'il ne provoque un accident.
Comme la pluie s'intensifiait, il rabattit sa capuche sur la tête, pressé d'atteindre le prochain campement.
— Ne tire pas cette tête, ricana Jenny, dès que la route sera plus praticable, le mage louera une voiture et elle t'invitera probablement à l'intérieur.
— Joie !
— Tu as toujours été beaucoup trop douillet, Chérubin.
— N'importe quoi.
— Bien évidemment : tu ne supportais pas ta cellule avant de coucher avec Locea, tu ne mangeais pas quand la nourriture ne te plaisait pas, tu grognais lorsqu'il fallait se lever tôt le matin, quand il pleuvait...
— Bon d'accord, je n'étais pas habitué à ce train de vie.
Déjà qu'à Ur-Nabal il supportait difficilement le cadre et le rythme...
— Monsieur vivait dans un palais ?
— Jenny, tous les elfes vivent dans des palais...
— Vraiment ?
— Oui. Nous sommes riches, tous autant que nous sommes.
— Heureusement que les esclaves sont là...
— Ose me dire qu'il n'y a pas d'esclaves chez les autres races.
— Tu marques un point... Mais je mettrai ma main à couper que tu viens de Fëalocy.
— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu n'y es jamais allée.
— J'ai déjà croisé ton peuple sur des champs de bataille, lorsque Lombal nous embauchait en tant que garde royale.
Morgal haussa les épaules :
— Je n'ai que vingt-cinq ans. Jamais je n'ai eu l'occasion de me rendre à la guerre.
— T'avais pas le physique du guerrier aussi...
— Fais attention à ce que tu dis, parce que désormais, je pourrais te donner du fil à retordre.
— Tu n'es encore qu'un novice Chérubin.
Il sourit ; ce temps ne durera pas. D'ailleurs :
— Jenny ?
— Quoi ?
Il baissa la voix afin de s'assurer qu'elle soit la seule à entendre ces mots :
— Tu vis depuis des centaines d'années dans la Confrérie ; est-ce que tu comptes la quitter un jour ?
— Pour aller où ? La Confrérie n'est pas un paradis mais je m'y plais. En tant que vampire, personne ne voudra de nous à l'extérieur de nos murs.
— Il y a toujours moyen de se trouver une place au soleil.
— Tu dis ça parce que tu as une famille en Calca ? Ils t'accueilleront à ton retour, tu recevras des terres, tu feras des gosses à une femme et tout sera plié. Ce n'est pas mon cas.
— Les choses ne sont pas aussi simples... Mais tu n'as pas de chez-toi ?
— Non, en aucun cas.
Ou du moins, conclut Morgal, elle en avait un avant d'être rejetée et d'elle-même couper les liens avec les siens.
— Chérubin !
L'elfe redressa la tête : Locea l'appelait. Il talonna Alaxos et rejoignit la tête du convoi.
— Que se passe-t-il ?
— Je préfèrerai que tu restes à mes côtés pour la route.
Il se retint de grincer des dents. Pourquoi s'immisçait-elle toujours plus dans sa vie ? Après tout, elle n'ignorait rien de lui.
— Tu me parais très contrarié mon Chéri, susurra-t-elle à son oreille, mais nous serons bientôt à l'abri.
Jenny avait donc raison. Et à vrai dire, ça ne l'étonnait guère que le mage se déplace dans un confort supérieur ; cette femme était une relique de l'ancien monde.
Dès le premier village atteint, un attelage de deux frisons attendait devant les premières maisons.
— Nous ne nous attarderons pas, expliqua Hervan à Morgal, les habitants ont bien trop peur de nous.
— En même temps, si nous enlevons leurs jeunes filles pour les saigner, je peux comprendre...
Le Haut-Maître plissa les yeux devant l'affront de l'elfe. Ce dernier ne tarda pas à regretter ces mots irréfléchis : s'il n'écopait pas quinze jours de cachots avec ça...
— Je comprends la peine qui peut t'habiter, continua Hervan sans se montrer agressif, tu fréquentais beaucoup Liza. Mais elle devait mourir pour réveiller ton Vala.
— Je ne regrette pas son sacrifice.
— Je sais. C'est pour cela que je ferme les yeux sur ton attitude. Il te faut encore du temps pour saisir quelle est notre place dans ce monde.
Morgal hocha la tête et descendit de sa monture pour rejoindre la voiture mise à leur disposition. Locea attendait déjà sur les banquettes luxueuses, son épais col de fourrure blanche sur ses épaules. Il s'assit à ses côtés et passa son bras autour de sa taille avant de se rapprocher ostensiblement d'elle.
— Dis-moi, Locea, sourit-il, tu voudrais bien m'en dire plus sur Narraca ? Je n'y ai jamais mis les pieds.
— C'est un pays merveilleux avec des chaleurs étouffantes.
— Tout le monde n'a pas ton sang chaud, chérie. Et surtout, tout le monde ne donne pas naissance à des vouivres.
— Tu y vois un problème ?
— Mmh... Un peu. J'avoue qu'il y a certains aspects de ta personne que j'évite de trop creuser.
— Tu as bien tort. Mais pour en revenir à ta question, il faudra que tu te couvres la tête : ton appartenance à la race elfique te portera préjudice en Narraca.
— Pas plus qu'ailleurs et en plus, je crois que les royaumes elfiques ne sont pas en guerre directe avec le roi Nilcalar.
— Justement. La civilisation Narracéenne ignore la puissance de ton ancien peuple. Ils n'hésiteront pas à jouer avec toi.
— Locea... Des humains ont voulu me brûler, me saigner et soutirer mon immortalité parce qu'ils croyaient en de ridicules superstitions. Crois-moi, ce ne sera pas une grande nouveauté pour moi.
— Les humains te craignaient. Crois-moi que les astres non.
— Rappelle-moi pourquoi je suis un élément indispensable à la mission ?
— Tu verras sur place.
— Locea, ça n'a rien à voir avec mon sang royal, rassure-moi. Ma tête est mise à prix là-bas.
Le mage garda le silence ce qui eu la conséquence d'exaspérer le prince bien qu'il se retint d'en laisser rien paraitre. Cependant, il lui semblait impensable qu'Hervan le vende à Nilcalar. Pas après la cérémonie de l'Éveil. Toute cette incertitude lui rongeait le sang mais après tout, qu'est-ce qu'il pouvait faire à part prendre son mal en patience ?
L'avenir ne tarderait pas à se dévoiler comme le prochain acte d'une comédie tragique.
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