Chapitre 31

Les vagues s'éclataient contre les rocher dans une violence exacerbée. Le mugissement de la tempête s'enflammait alors que la pluie se déversait en torrent sur l'écume.

Échoué sur la plage, Morgal battit lentement des paupières, se réveillant d'un sommeil comateux. Le sable imprégnait sa joue ainsi qu'un côté de ses vêtements. Dans un ultime effort, il se redressa à quatre pattes pour explorer du regard son entourage.

Perdu sur une île désertique, sans la moindre végétation, il ne parvenait que difficilement à discerner le paysage sous ce déluge. Le fracas de la mer derrière lui augmentait son angoisse.

Alors, relevant la tête, il découvrit une ombre qui se découpait dans le brouillard. L'ombre d'une cité titanesque.

Les tours imposantes s'élevaient à la conquête de ce ciel ténébreux, tels de longs tuyaux d'orgues. Jamais construction ne fut plus élevée, plus écrasante, plus époustouflante. Des ponts aériens rejoignaient les donjons, créant une harmonie sans précédent. Mais avant d'exposer son allure de palais ésotérique, la cité s'apparentait à une forteresse imprenable, dotée de fortifications hostiles. Symbole de puissance, elle inspirait le respect autant que la crainte.

Qui avait bien pu édifier une telle merveille ? Quelle race assez développée était parvenue à ériger un tel joyau, aussi obscur fut-il, dans un lieu si reculé ?

Le vent soufflait dans la chevelure dorée du naufragé, murmurant d'étranges paroles à ses oreilles bourdonnantes :

— Bienvenue chez vous, Majesté.





Morgal fronça les sourcils, peu désireux de se faire envahir par une lumière assommante. Il retourna l'oreiller sur sa figure afin d'éviter d'être opportuné plus longtemps. Mais une vive douleur lui arracha un soubresaut et le força à ouvrir les yeux :

— Locea, cesse d'user la marque à tort et à travers...

Le visage blanc satiné du mage entra dans son champ de vision, toujours aussi indéchiffrable. Elle le scrutait avec appréhension comme s'il pouvait se briser comme une statue de verre. Un sourire finit par fleurir sur ses lèvres pulpeuses :

— On dirait bien que ça a fonctionné, soupira-t-elle.

Morgal se pinça les lèvres lorsqu'il découvrit que chaque mouvement lui arrachait une douleur musculaire lancinante, sans évoquer son mal de tête croissant. Mais le plus étrange demeurait sans doute dans sa poitrine, comme si un deuxième organe s'était greffé au premier.

— Bon... continua Locea, il s'agit désormais de cacher tes iris rouges.

— Rouges ?

— Bien évidemment, tu es un Réceptacle, mon ange. Tous les Réceptacles arborent une couleur rougeoyante. Mais je tiens à ce que ton identité reste cachée.

— ... Bien sûr...

Le mage se leva du lit avec sa sensualité habituelle, sans lâcher son protégé d'un regard gourmand.

— Et dire que j'attends ce moment avec impatience, murmura-t-elle, je vais enfin pouvoir commencer la formation de ton Vala.

Pendant qu'elle fouillait dans une commode laquée, Morgal tenta vainement de remettre ses idées au clair : que s'était-il passé ? Son Vala s'était donc réveillé, d'après les dires de Locea mais mis à part l'énergie nouvelle qui coulait dans ses veines, telle une rivière de feu, il ne ressentait rien d'inhabituel.

Enfin, le mage se retourna vers lui et lui tendit un miroir bordé de ciselures dorées.

— Cache tes iris, Chérubin.

— Tu veux que je me jette un sort ?

— Oui.

— Mais...

— Tu en as totalement la capacité, voyons ! N'avais-tu pas des cours théoriques sur l'usage du Vala à Ur-Nabal ?

— Je séchais ces cours, grogna-t-il.

— Bien, il s'agit donc de te condenser des chapitres d'apprentissages en quelques minutes ! Pour faire simple, ton Vala est lié étroitement à ton Esprit, je pense que tu le sais ?

Il hocha la tête.

— La puissance de ta magie dépend de la force de ton Esprit. Un Esprit peu développé ne permettra pas une expansion de Vala considérable. Or, en tant que prince elfe, et particulièrement Réceptacle, ton Esprit est d'origine extrêmement important, je te laisse imaginer l'amplitude de tes pouvoirs.

— Mais... Enfin, c'est très flou ton histoire. J'ai bien des limites, tout de même ?

— Bien sûr. De base, ton Vala et ton Esprit restent similaires à ceux des Hauts-Elfes. Vient s'ajouter ton appartenance à la race des Réceptacles, ce qui t'avantage beaucoup. Mais la première limite à ton Vala sera la force de ton Esprit : tu te devras de le travailler afin de jouir d'une magie sans-limite. Pour l'instant, tu ne t'es pas familiarisé avec ce dernier mais je ne doute pas un seul instant de la fulgurance de tes progrès. Bien sûr, un sortilège qui dépasserait la force de ton Esprit pourrait te conduire directement à la mort.

— Charmant.

— Mais avec moi comme professeur, tu n'as rien à craindre.

— Mmh.

Elle s'assit sur les draps, toujours avec grâce, et lui releva le menton de son index pour plonger son regard dans le sien.

— Fixe le miroir, ordonna-t-elle, et dissimule ton identité.

Fronçant les sourcils, Morgal se concentra sur son reflet où luisaient ses pupilles écarlates. Comment faire ? Sa volonté seule suffirait-elle à provoquer un changement physique ? Il resserra son emprise sur le miroir et calma sa respiration. Après tout, la magie coulait dans ses veines, à l'instar de tous les membres de sa race. Il ferma les paupières, inspira longuement, puisa dans cette nouvelle source d'énergie et les rouvrit. Ses iris demeuraient d'une rougeur effrontée.

— « Ne pas s'énerver, ne pas s'énerver... »

Il réitéra l'expérience plusieurs fois, sans succès.

— Pas comme ça, Chérubin, assura Locea en secouant la tête.

— Arrête de me toiser de la sorte, aussi ! Tu me déconcentres !

— Et tu me parles fort mal, je trouve.

Il se pinça les lèvres, désireux de rattraper ce détail.

— Je suis sincèrement désolé, ma chérie. Mais tu comprends que la situation m'échappe... Pardonne-moi, je saurais me montrer digne de toi, je te le jure.

Il tendit le cou vers elle pour l'embrasser mais elle se dégagea, son sourire pernicieux plaqué sur ses lèvres noires. Un grognement de frustration s'échappa de la gorge de son protégé.

— Réussis ton petit tour de passe-passe et je me montrerai plus ouverte à tes avances.

D'un coup, Morgal désirais moins se pencher sur la réussite de ses pouvoirs ; pas question que le mage le récompense de ses charmes. Il espérait que ce n'était juste qu'un moyen de pression pour le faire progresser et pas une réelle promesse.

Il recentra son attention sur cette maudite glace et réessaya de se métamorphoser. Lassé de rencontrer toujours un échec humiliant à son incapacité, il décida de changer son mode d'opération. Il libéra le flux d'énergie dans tout son être sans la moindre parcimonie ce qui lui arracha un hoquet de surprise : il ne s'attendait pas à une telle douleur. Mais maintenant que c'était fait, il dirigea toute cette puissance vers son souhait, ordonnant à la réalité de se plier.

Lorsqu'il rouvrit les yeux, deux saphirs d'un bleu pur le regardaient dans le reflet. Il avait réussi ! Mais avant que la fierté ne s'empare de lui, Locea se chargea de le rembarrer :

— Prends pas la grosse tête, Morgal, c'est un sort extrêmement simple de changer une si petite partie de ton anatomie.

Simple ?! C'était son premier sortilège, il devait bien fêter ça, non ? Surtout que certains de ses amis en Calca avaient passé plusieurs jours sans parvenir à produire la moindre magie.

— Cependant, tempéra-t-elle, je reconnais une certaine facilité dans ton cas pour user de ton Vala. D'ici quelques semaines, grâce à moi, tu connaitras les rudiments. Ensuite, l'expérience fera le reste.

— Trop aimable, murmura-t-il.

Devant son humeur discutable, Locea encercla le cou de l'elfe de ses bras pâles, histoire de raffermir chez lui son désir pour elle. Son désir qui demeurait éteint, en réalité.

Ses longues mains fuselées jouaient avec la chevelure dorée de son protégé pendant qu'elle s'installait sans complexe à califourchon sur son bassin. Morgal n'appréciait pas du tout la tournure des évènements. S'il ne se montrait pas plus fougueux dans la seconde, Locea risquait bien de conclure avec lui afin de le rendre définitivement dépendant.

— Comment pourrais-je te remercier, Locea ? Après tout ce que tu as fait pour moi... Je t'aime, je t'aime tellement.

Elle ne répondit pas ; sans se départir de son éternel sourire, elle laissait le prince lui embrasser le visage, le cou et les épaules avec une avidité accrue. Elle sentait toute son emprise sur lui, à le voir ainsi à ses pieds pour la moindre étreinte, pour un simple baiser qu'elle lui refusait la plupart du temps.

Mais un plaisir malsain grandit dans le cœur de l'elfe, non pas celui de la chair mais de la ruse, de la tromperie. D'ici peu, les rôles s'inverseraient et l'Entité du Passé ne tarderait pas à ramper à genoux devant lui. À ce moment-là, il lui ferait payer ces désagréables années de servitude pour le moins humiliantes.

Il redoubla d'ardeur dans son étreinte, conscient que son talent pour la duperie bernait totalement le mage.

Comme attendue, elle le repoussa pour son plus grand soulagement. Intérieurement, il se promit d'accélérer sa formation auprès d'elle afin qu'il puisse l'éliminer le plus rapidement.

Un souvenir éclaira brusquement ses pensées :

— Où est Liza ?

Le mage se renfrogna, peu satisfaite que son protégé parle d'une autre femme qu'elle.

— Elle est morte, déclara-t-elle sèchement, il fallait bien sacrifier une vie pour éveiller ton Vala. Et pas n'importe laquelle.

Morgal demeura immobile quelques secondes, la mâchoire serrée. La colère commençait à bouillir au fond de lui mais il préféra ne rien faire paraitre. Il était furieux à la fois à l'encontre de la Confrérie et de lui. Car au fond de son âme, il savait que s'il fallait recommencer, il le ferait. Le décès de Liza était un sacrifice utile pour lui permettre de parvenir à ses fins. C'était triste à dire, mais il ne parvenait même pas à culpabiliser. À quoi bon ? Ce ne serait pas la dernière fois.

Perturbé, il se leva de sa couche et se dirigea vers la porte, tous les muscles en feu.

La tête encore bourdonnante, il guida ses pas vers la taverne, désireux de se changer les idées autour d'un verre d'alcool ou de sang.

— Chérubin ! Comment te sens-tu ?!

Jenny surgit brusquement devant lui, la mine anxieuse.

Morgal demeura amorphe quelques instants avant de pouvoir lui répondre :

— Bien, bien. Juste très fatigué.

— Tu as de la chance que l'Éveil ait fonctionné.

Un sourire crispé effleura ses lèvres : Liza n'avait pas eu de chance, elle. Mais décidé à l'oublier, il préféra changer de sujets :

— Je ne t'avais pas prévenu, mais je suis aussi envoyé en terres de Narraca chez le roi Nilcalar.

— Finalement, je vous accompagnerai.

— Je croyais que ce royaume te révulsait ?

— J'ai changé d'avis.

— Jenny... C'est en rapport avec ton passé ?

— Nous nous sommes promis de ne pas parler de nos antécédents.

— Bien... Tu m'accompagnes jusqu'à la taverne ?

Elle hocha la tête, le front barré par une ride soucieuse. Tous deux descendirent donc les escaliers millénaires du Manoir.

— L'entrainement prendra bientôt fin, ajouta la vampire, seule Locea continuera à te suivre pour ta magie.

— Je n'y gagne pas vraiment au change.

— Comment ça ? Je croyais que tu l'aimais...

Il se pinça les lèvres jusqu'au sang.

— Ah... Mais c'est le cas. C'est juste que je la préfèrerai en tant que maîtresse et non mentor...

— Mmh...

Les yeux plissés de Jenny n'affichaient pas une mine très convaincue mais Morgal décida ne pas s'appesantir dessus. De manière générale, il ne préférait pas penser à Locea.

À la fois las et excité par le réveil de sa magie, Morgal s'effondra sur une chaise de la taverne et attendit que Giaco lui apporte un bol de sang. En face, Jenny se posa à son tour, toujours aussi soucieuse.

Autour de leur table, tous les vampires le scrutaient en chuchotant. Très agréable...

— Ce n'est pas tous les jours qu'ils assistent à un Éveil, expliqua sa mentor, surtout que le tien a suscité beaucoup d'attention. Tu as failli enterrer le Haut-Maître et notre mage dans la crypte !

— J'ai bien failli y rester aussi...

— Qu'est-ce que ça te fait d'avoir de la magie dans les veines ?

— Pas grand-chose pour l'instant... C'est juste un peu étrange...

Morgal replongea le nez dans son bol, la tête pleine de pensées contraires. Au fond de lui, il sentait qu'il touchait bientôt à son but. Après l'apprentissage de ses pouvoirs, il abandonnerait la Confrérie non sans avoir fait payer tous les membres avant.

— Jenny ?

— Mmh ?

— De quel ordre est notre mission en Narraca ?

— Nous n'avons pas encore les informations des Maîtres.

— Je... Je ne suis pas très rassuré, pour tout t'avouer ; je connais très mal la société astrale.

— Eh bien tu resteras gentiment en retrait. En tout cas, tu ne risques pas de passer inaperçu avec tes oreilles et tes yeux bleus. Tu ressembles à t'y méprendre à un Fëalocen.

Il garda le silence, peu désireux d'approfondir la réflexion de son amie.

— D'ailleurs, tu es quoi comme elfe, toi ?

— Cela te regarde ?

— Eh, ça va ! Depuis cinq ans qu'on se connait maintenant et je ne connais même pas ton vrai nom ! Tu peux au moins me dire d'où tu viens.

— Non.

— Mmh. Quelque chose me dit que ta tête est très lourdement mise à prix, je me trompe ? Et que tu as peur qu'on te reconnaisse chez Nilcalar.

— C'est... Pas tout à fait faux...

— J'ai toujours raison !

— Enfin... J'imagine que j'imposerai davantage le respect quand je deviendrai Ilfégirin.

— Pour ça, ne t'en fais pas ; la moitié de la Confrérie voit déjà d'un très mauvais œil le réveil de ton Vala.

— Pourquoi ?

Jenny soupira :

— Déjà que sans magie, tu éliminais sans mal tes adversaires, maintenant, tu risques fort d'en effrayer plus d'un. Et je doute que Duncan apprécie ton changement de situation.

Un sourire mesquin effleura les lèvres du prince ; s'il pouvait faire de l'ombre à son ennemi, il n'en tirerait qu'un meilleur plaisir. Oui, c'était une tentation très alléchante et il comptait bien provoquer plus sérieusement le chef des Égorgeurs. À l'idée que les membres de la Confrérie puissent le craindre et le respecter plus que l'astre, il retrouva son énergie.

Les vampires avaient vu le déploiement de force de son Esprit, dans les caves du Manoir, ils savaient désormais l'ampleur de sa puissance, de ce qu'il serait capable de faire. Oui, Morgal se le dit ; il détenait presque toutes les cartes en mains pour faire basculer la chance en sa faveur et s'élever au rang des Grands de ce monde.

C'est avec un plaisir malsain qu'il s'imagina réduire toutes ces races pouilleuses sous son joug ; enfin elles comprendraient leur place dans la hiérarchie du pouvoir. Il se jura quand rentrant à Calca, il bâtirait un empire et que rien ni personne ne pourra l'empêcher d'exercer sa volonté.

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