Chapitre 30

Rongé par une anxiété croissante, Morgal préféra trouver le réconfort dans le sommeil : demain, aux premières lueurs de l'aube, il subirait la provocation de son Vala. Les risques s'élevaient pour une telle cérémonie et l'angoisse lui retournait l'estomac.

Cependant, il ne parvenait à s'endormir. À ses côtés, Locea commençait à s'impatienter :

— Chérubin, maugréa-t-elle de sa voix glaciale, cesse de gigoter ou je te plonge en léthargie.

L'elfe se retint de l'étouffer sous son oreiller mais encore une fois, il se raisonna, sachant qu'une moindre pensée dans l'esprit de Locea pouvait conduire à sa mort.

— « Maudit sceau de domination... »

La vampire se redressa sensuellement de l'édredon et fixa le prince de ses prunelles étroites :

— L'Éveil réussira, Chérubin.

Il ne répondit pas : la situation lui échappait totalement mais il n'était pas question pour lui de reculer : c'était son Vala qui le sortirait de là.

Locea cala son menton sur sa paume et commença à caresser le torse de Morgal, comme pour l'apaiser.

— Tu as découvert ce que le roi de Narraca prévoyait ? demanda-t-elle d'un air indiscernable.

— Tous les souverains doivent me chercher, soupira-t-il.

— Ce ne sera pas une mince affaire lorsque tu seras envoyé à Atalantë.

Il se redressa brusquement :

— Hervan connait mon identité ! s'insurgea-t-il, une mission là-bas pourrait entrainer ma mort ou compromettre la Confrérie.

— Peut-être... mais si tu veux devenir Égorgeur, c'est ta dernière épreuve. Une mission d'infiltration sans te faire repérer te conduirait à la fin de ta formation.

Morgal laissa un long sifflement s'échapper de ses lèvres : le Haut-Maître jouait avec le feu. Envoyer ainsi un prince elfe dans la gueule du loup ne relevait pas du génie militaire.

Mais après tout, si ça pouvait écourter son séjour dans cette maudite secte, il saisirait l'opportunité. Ensuite, il regagnerait Calca dans les plus brefs délais. Les astres commençaient fortement à lui peser et ce n'était que chez lui qu'il pourrait régler son affaire judiciaire.

Peut-être que Jenny lui manquerait : il s'était attaché à elle, en fin de compte. Mais elle, au moins, ne risquait rien, contrairement à Liza. La jeune femme ignorait ce qui l'attendait ; déjà qu'on la saignait à de maintes reprises, elle ne rêvait que d'une seule chose : s'échapper de sa prison dorée pour rejoindre les siens.

Une fois, Morgal avait osé la sortir de la suite du mage pour lui faire découvrir les alentours. Ils avaient tous deux profité de la nuit pour s'éclipser et monter sur les toits pentus du Manoir. Liza n'avait cessé de lancer des regards reconnaissants à l'elfe ; elle avait ressenti ce vent de liberté souffler dans ses boucles blondes. Malheureusement, la colère de Locea avait été à la hauteur de son bref bonheur. La vampire avait saigné la jeune humaine et vérifié si le prince ne l'avait pas défloré durant cette nuit.

Comme quoi, le mage restait très possessif à l'égard de son protégé ; il n'était pas question que l'apprenti aille voir ailleurs.

— « Comment vais-je pouvoir me débarrasserde cette sorcière ? »

Sur sa peau, les tatouages s'étalaient toujours plus. Ils couraient sur sa poitrine, son ventre et s'élançaient dans le cou ainsi que sur les bras dans d'étranges arabesques.

— Tu ne les aimes pas ? interrogea Locea avec son sourire froid.

Il lui jeta un regard suspicieux : qu'est-ce qu'elle attendait de lui ? Probablement qu'il lui prouve une nouvelle fois son dévouement.

— Tant que ces marques me permettent d'être avec toi, lui murmura-t-il en basculant sur elle.

Locea esquissa un léger sourire alors que Morgal lui baisait le cou et plongea ses mains dans la chevelure dorée pour l'encourager.

— « Repousse-moi », la suppliait-il intérieurement.

Il n'avait aucunement l'intention d'honorer cette créature malgré l'étreinte torride qu'il laissait paraitre. Mais heureusement, le mage préférait se faire désirer que profiter des plaisirs de la chair. Elle repoussa le jeune vampire sans se départir de son sourire figé :

— Locea, gémit-il, quand cesseras-tu de me faire languir. Cinq ans maintenant que...

— Ton impatience te perdra, Chérubin, coupa-t-elle en se levant.

Morgal se retint de souffler de soulagement.

— La cérémonie ne va pas tarder à commencer, continua-t-elle en revêtant sa longue robe de satin blanc.

Il hocha la tête et se prépara à son tour. Ce matin, son Vala s'ouvrirait à lui.





Jamais les caves du Manoir ne lui avaient paru si profondes. Après cinq années au sein de la Confrérie, il ne s'était jamais aventuré si loin dans les tréfonds de la montagne. Devant lui, Hervan et Duncan avançaient d'un bon pas, une torche à la main. Le crépitement des flammes agaçait l'elfe qui ne nécessitait nullement de cette lumière pour marcher.

— « Ce n'est qu'un mauvais moment à passer », se répétait-il en boucle.

L'inconnu se présentait à lui dans sa plus effroyable angoisse. Peut-être aurait-il dû écouter Locea et se passer de ses attrape-rêves...

Le couloir n'en finissait pas. D'une étonnante propreté, il se caractérisait par des boiseries rutilantes ainsi que par un épais tapis qui étouffait les pas des vampires.

Enfin, après un élargissement, une porte majestueuse, cernée de ferronneries, se dressa face à eux. De l'autre côté, une mélodie lugubre s'échappait d'orgues, accompagnés de voix indiscernables.

Les battants s'ouvrirent dans un grincement désagréable, dévoilant l'immense pièce.

Morgal resta scotché devant la splendeur qui s'exposait à lui : jamais il n'aurait cru tomber sur un tel faste et une architecture si raffinée dans ce vieux Manoir en ruines.

Le plafond en dôme se parait de dorures en relief que les centaines de lustres et cierges éclairaient faiblement. De lourdes tentures pendaient du haut des murs dans une panoplie de drapés écarlates : une senteur de cire imprégnait cet atmosphère alourdi et tamisé.

Morgal, suivant ses deux supérieurs, s'avança sur les dalles de marbre sans s'empêcher de jeter des regards curieux sur son entourage. Autour de lui, les membres de la Confrérie se tenaient dans un uniforme inconnu : un long manteau de cuir noir battait leurs mollets pendant qu'une capuche tombait sur leurs visages.

Au centre, Locea attendait, droite, toujours emprunte de cet air reptilien.

Hervan conduisit dignement sa recrue jusqu'au centre d'un pentacle à même creusé dans le marbre.

— « Si ce n'est pas une secte, ça... »

Rien que la mélopée s'échappant des lèvres des vampires rappelait la sorcellerie dans sa plus sombre noirceur.

Le Haut-Maître ordonna à son apprenti de s'agenouiller au centre du motif pendant qu'il s'entretenait à voix basse avec le chef des Égorgeurs. Locea s'avança vers l'elfe, trainant de grosses chaines dans chaque main.

— Pas question que vous me mettiez ça, souffla-t-il sans couvrir le chant de ses confrères.

— Crois-moi, Chérubin, mieux vaut que ton corps soit immobilisé durant le réveil.

À contre cœur, il laissa les fers se refermer sur ses poignets et son cou pour finir solidement attachés au sol.

Si Duncan désirait à présent exprimer son ressentiment à l'égard de sa race, il ne rencontrerait aucune résistance.

Morgal était enchaîné comme un prisonnier, sans la moindre liberté de mouvement.

Pendant que les orgues continuaient à déverser leurs sombres paroles sur la foule, deux hommes apparurent : ils tiraient sans ménagement la pauvre Liza qui tentait vainement de freiner de ses petits pieds ensanglantés.

Morgal sentit sa tête basculer sur le côté devant l'ironie tragique de la scène : il ne se donna même pas la peine de protester devant le sort regrettable de l'humaine : elle était condamnée. Il ne savait même pas s'il devait culpabiliser, après tout, elle disparaitrait sans jamais laisser de traces.

Les deux vampires trainèrent la jeune femme jusqu'à un autel surélevé de quelques marches. Sa longue robe blanche s'affolait dans sa résistance quand elle reconnut son ami :

— Morgal ! hurla-t-elle, Morgal ! Dis-leur de me relâcher ! Je t'en supplie...

Il garda le silence malgré les torrents de larmes qui dévalaient sur les joues de Liza. Elle poussa un cri lorsque son unique vêtement lui fut arraché et qu'on l'attacha, allongée sur la pierre froide. L'effroi et l'humiliation peignait ses traits juvéniles alors qu'il lui était impossible de cacher sa nudité.

Si Duncan et Hervan se tenaient immobiles de chaque côté de l'autel sacrificiel, Locea rejoignit la condamnée, sans se soucier de ses plaintes.

Stoïque, Morgal regarda sa maîtresse enfoncer un poignard jusqu'à la garde dans la poitrine de la victime. Liza stoppa brutalement de crier, sidérée par l'évidence de sa mort proche. Un gargouillis d'hémoglobine lui remonta à la commissure des lèvres alors que sa plaie l'engourdissait dans une inertie fatale. D'un geste précis, le mage scinda le ventre dans toute sa longueur.

Le sang fut drainé dans une gouttière qui menait droit aux rainures du pentacle.

Le prince haussa un sourcil devant la fumée noire qui s'élevait petit à petit autour de lui. Elle s'effilochait pour s'approcher toujours plus de son visage, tels d'immondes tentacules. Le son des voix et des orgues emplissait la cavité dans un concert assourdissant. Morgal sentait la tête lui tourner : les effluves de sang, la cacophonie qui meurtrissait ses tympans, le resserrement des chaines sur sa peau et le contact douloureux du brouillard opaque finissaient à l'achever.

Brusquement, la fumée s'immisça par son nez et sa bouche. Aussitôt, une sensation de brûlure intense se répercuta dans sa gorge et son œsophage, jusqu'au cœur.

Sur l'autel, Locea continuait de proférer des incantations dans un dialecte oublié, propre à sa race. Le sol se fissura autour du pentacle et les fentes se propagèrent sous les pieds de la foule interloquée. La salle entière se mit à trembler pendant que Morgal subissait cette étrange possession. Son organe pulsait de plus en plus vite et ses os semblaient se briser de toutes parts. Son corps entier souffrait le martyr mais seul un cri muet s'échappait de sa bouche.

Parmi les vampires désorientés, seul le mage montrait sa pleine satisfaction.

— Locea, murmura Hervan, cesse cette cérémonie ou ce seront les fondations entières du Manoir qui s'écrouleront.

— Tu as voulu recruter un elfe, Haut-Maître, vois à présent l'ampleur de ce Vala.

— Tu es en train de le tuer...

— Il survivra.

Ces mots étant dits, Morgal sentit tout son être, corps et esprit, se pulvériser dans un éclatement de chaleur insupportable : c'était comme si la lave se répandait dans ses veines et le transformait en torche vivante.

Il tira de toutes ses forces sur les chaines, comme si leur rupture lui permettrait de s'échapper de ce feu abominable. Cette fois-ci, ses cordes vocales purent s'exprimer dans des hurlements effrayants tellement la douleur lui était insupportable. Un des maillons céda. Puis un autre. Seulement attaché au cou, l'elfe continua à forcer sur ses liens pendant que la pièce se détruisait progressivement.

D'un signe de tête, Hervan congédia ses hommes : le risque s'élevait avec les secondes.

— Locea, insista-t-il, son réveil tourne à l'échec. Si tu ne finis pas cette mascarade sur le champ, il y laissera la vie !

Morgal ne criait plus, simplement pris de soubresauts, il ahanait alors que ses prunelles bleues disparaissaient dans le blanc de l'œil. Le sang dégorgeait de sa bouche, son nez et désormais de ses yeux vides. Malgré son état, il ne cessait de tirer sur sa chaîne alors que le plafond s'effritait dangereusement.

— On va y passer, maugréa Duncan en trépignant, rejoignons nos confrères...

— Cet éveil aura lieu, trancha Locea.

Désireux de ne pas mourir à cause d'un elfe, le chef des Égorgeurs dévala les marches de l'autel vers la sortie. Le sol continuait à trembler sous l'effet du sortilège et des strates du plafond s'écrasaient dans des nuages de poussière.

D'un mouvement intuitif, Duncan se décala brusquement lorsqu'une masse de pierre s'abattit à moins d'un mètre de lui. Des éclats volèrent en tous sens et un vint se loger dans sa cuisse. Il étouffa un cri et boita comme il pouvait jusqu'à la porte avant qu'un autre incident ne se produise.

Au centre de la pièce, toute le surface du pentacle, toujours plongée dans la fumée opaque, s'effondra dans un trou béant, emportant le prince avec les gravats. La chaine l'empêcha de sombrer vers des profondeurs inconnues mais le fer cisaillait son cou en vue de l'étouffer. Le sol s'affaissa davantage, atténuant la pression.

Encore sous l'effet de la magie, Morgal ne parvenait à comprendre le déroulement des évènements. Sa vue se stabilisa bien que la douleur ne le quittât pas : au-dessus de lui, la clé de voute tremblait dangereusement. Après quelques secondes d'accalmie, elle se détacha dans un crissement strident et s'abattit vers le gouffre. Morgal écarquilla les yeux, immobile, devant cette masse effilée qui s'abattait droit sur lui, prête à le transpercer. Tout le plafond suivit dans son écroulement.

Il ferma les yeux replia les bras sur son visage, comme pour se protéger de la collision fatale.

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