Chapitre 28
Cinq ans s'écoulèrent. Cinq années durant lesquelles Jenny s'appliqua à aguerrir sa recrue. Jamais tâche ne lui parut si complexe : Chérubin refusait de se plier aux règles surtout venant d'une femme astre. Cependant, il avait vite compris qu'il avait tout à gagner en exécutant les entrainements. Le changement radical qu'il subissait effrayait légèrement sa mentor ainsi que le reste du Manoir. Heureusement que Locea parvenait à exercer son emprise sur lui car sinon, cela ferait longtemps qu'il serait parti en roue libre.
Jenny se demandait comment l'elfe pouvait à ce point être dérangé. Certes le fait de réduire la formation d'Égorgeurs de plusieurs années influençaient drastiquement sur le mental mais sa complaisance dans la violence commençait à l'identifier un peu trop à Duncan.
La guerrière secoua la tête pour chasser ces pensées : n'était-ce pas évident que le jeune vampire suive cette voie comme elle auparavant ? Locea semblait l'encourager dans sa démesure mais Jenny ignorait ce qu'il se passait lors de leur rendez-vous.
Elle s'avança silencieusement dans le couloir, sans faire craquer le vieux parquet. Par les fenêtres ogivées, elle percevait les derniers rayons du soleil disparaitre derrière les montagnes. D'ici quelques minutes, le versant entier serait plongé dans les ténèbres.
Jenny toqua à la porte et entra dans la chambre misérable de son élève. Ce dernier dormait, étalé sur le ventre, contre sa couche. À en juger l'état de son dos, il venait de sortir d'un entretien avec le chef des Égorgeurs. Duncan se montrait sans pitié pour faire passer les épreuves et quoique le jeune vampire ait dû subir, cela ne devait pas être plaisant.
Elle haussa un sourcil devant l'étrange perle accrochée à une mèche blonde ; ce n'était pas la première fois qu'elle remarquait cet étrange bijou mais après tout, en quoi cela la concernait ?
Sur les murs, différents croquis recouvraient les pierres fissurées. Elle se pencha pour discerner des paysages, des portraits ou des scènes de la vie. Le réalisme des compositions demeurait sans égal. Jenny se reconnut même dans l'un des dessins.
Dès les premiers jours, elle avait compris que son apprenti préférait occuper son temps libre par des séances artistiques ou par de longues chevauchées. Même s'il gardait une prédisposition au sommeil.
Elle se retourna vers lui pour le détailler en toute impunité : d'où pouvait-il bien sortir ? Ses mains, bien que devenues calleuses, gardaient encore une finesse propre aux nobles. Certes, les elfes vivaient toujours dans le luxe mais celui-ci éveillait la curiosité de la guerrière depuis ces derniers mois. Bien sûr, il gardait le silence à l'évocation de son passé.
— « Qu'est-ce que ça peut me faire, après tout ? Ce n'est qu'un stupide gnome. »
Stupide gnome pour lequel elle s'était peu à peu prise d'affection. Tous deux avaient fini par nouer des liens bien que le racisme de Chérubin demeurât latent. Jamais il ne se mélangeait avec les autres vampires mis à part pour quelques occasions.
D'ailleurs, Duncan prenait un malin plaisir à le provoquer ouvertement devant le reste des Égorgeurs. En général, Jenny devait intervenir pour éviter un meurtre.
L'indiscipline de l'elfe se répercutait cette fois-ci sur son dos. D'immondes brûlures parsemaient sa peau dans une odeur peu ragoutante et se mêlaient aux tatouages dans une étrange composition.
— Tu vas encore me regarder longtemps ou tu vas te décider à me soigner ? murmura-t-il la voix encore emprunte de sommeil.
— Je suis ton mentor, pas ton infirmière.
— Les onguents sont dans l'armoire...
Après un long soupir, Jenny accepta d'aider son apprenti. Elle revint chargée de lotions diverses qu'elle posa sur la table de nuit.
— Qu'est-ce que tu as dû endurer, cette fois-ci ?
— Encore ses ridicules exercices d'endurance à la douleur... Ton Duncan a de la chance que mon Vala sommeille toujours.
Jenny leva les yeux au ciel alors qu'elle versait la première fiole sur le dos nu de l'elfe : ce dernier lui rappelait souvent la possessivité du chef des Égorgeurs à son égard.
— Je suis libre, Chérubin, répéta-t-elle.
— Non, quand cet abruti est là, tu es son esclave. Et lorsqu'il s'absente, tu te charges de contenter tous les autres hommes.
— Je sens des reproches dans ta voix, gloussa-t-elle, tu es jaloux ?
— Mmh ? non, bien sûr que non.
— « Je ne comprendrai jamais cette race... »
La vampire s'amusait de voir l'indignation sur le visage de l'elfe lorsqu'elle racontait ses aventures nocturnes avec d'autres membres de la Confrérie. Bien évidemment, elle se doutait que le libertinage n'était pas chose courante en Calca et son Chérubin paraissait partager l'avis de ses semblables.
Et c'était fort dommage car ces derniers temps, le jeune homme l'intéressait pour une raison bien différente que celle de l'apprentissage. C'était sûr que le physique méprisable à son entrée au Manoir ne correspondait en rien à l'actuel. Rien que ses muscles secs sous sa peau dorée en faisaient retourner plus d'une. Jenny posa un regard inquisiteur sur le postérieur de son subordonné tout en effectuant une moue appréciative.
— Tu as fini ? grinça-t-il.
— Je fais ce que je veux, je suis ta supérieure.
Sur ces paroles péremptoires, elle lâcha ses flacons pour lui assener une formidable fessée.
— Jenny !
— Quoi ?
— Réserve ce genre de chose pour tes amants.
Elle haussa les sourcils, amusée. Chérubin démarrait toujours au quart de tour même si en l'occurrence, il était bien content de recevoir les soins. Jenny monta sur la couche et s'assit à califourchon sur son bassin pour étaler les onguents.
— Tu vas me demander de descendre ?
— Non, ça fait du bien.
— Heureusement que Jenny est là pour te réparer.
— Tu me fais penser aux esclaves masseurs de mon pays.
— Calca : le siège des oppresseurs...
Il ne répondit pas à la pique, préférant rabattre ses oreilles dans un ronronnement de satisfaction.
— « Ce gros chat va se rendormir », maugréa-t-elle.
— Chérubin ?
— Mmh ?
— D'où vient cette cicatrice ?
Elle passa le doigt sur le bas de la colonne vertébrale, là où une petite tache claire apparaissait en relief.
— Tu n'as pas à le savoir, répondit-il d'un ton sec.
— C'est en rapport avec ton traumatisme, n'est-ce pas ?
— Je ne te pose aucune question sur ta vie, Jenny.
Elle se pencha et s'allongea doucement sur son dos afin de lui murmurer à l'oreille :
— Nous sommes arrivés à un stade où notre relation ne se limite pas à un rapport de hiérarchie.
Il tourna la tête pour discerner son visage :
— Si tu veux coucher avec moi, je préfère te prévenir tout de suite que ce n'est pas la peine d'essayer.
— Pourquoi ? Il y a une jolie elfe blonde et délicate qui t'attend au pays ?
Il soupira :
— Non.
— Chérubin, Locea n'en saura rien.
— Qu'est-ce que le mage a à faire là-dedans ?
— Tu n'es pas au courant ? ça fait des années qu'elle te garde en exclusivité. Quiconque t'approche risque d'encourir sa colère. Et chacun sait que personne ne survit à la colère du mage.
L'elfe fronça les sourcils devant cette nouvelle, guère enthousiasmé. Prise d'un léger rire, Jenny lui ébouriffa les cheveux :
— Sans cette interdiction, la moitié de la confrérie te serait déjà montée dessus, Chérubin.
— Je croyais que tout le monde détestait les elfes, murmura-t-il en calant son menton dans l'oreiller.
— Oui mais ça ne leur dérangerait pas de composer avec, haha. Avec ta jolie petite gueule et ton côté mystérieux, tu attises la curiosité.
— Palpitant... Bon tu viens de me faire penser que Locea m'attend.
Sa mentor s'écarta de lui avec un sourire en coin :
— Si tu préfères sa compagnie à la mienne, tu peux me le dire, ça ne me vexera pas.
Il se leva pour enfiler une chemise sur son dos tuméfié, sans se donner la peine de répondre.
— Sois présent demain, pour l'entrainement, ordonna-t-elle plus sérieusement, je doute qu'un séjour dans les oubliettes pour insubordination ne te tente.
— J'y serai.
Sur ce, il disparut par la porte, laissant la guerrière derrière lui.
Morgal était fou de rage : pourquoi diable Jenny voulait-elle se rapprocher de lui ? La proximité du mage lui pourrissait déjà ses soirées mais si en plus sa supérieure s'y mettait...
Et depuis quand Locea le couvait comme un poussin ? C'en était humiliant.
Il traversa les couloirs sans adresser le moindre regard aux vampires qu'il croisait et gagna les appartements habituels.
Comme depuis sa première visite, des volutes lourdes de senteurs se dégageaient dans le bureau et le laboratoire. Assise dans un confortable fauteuil, Liza lisait tranquillement, ses petites mèches blondes balayant son front pur. Avec l'été, sa tenue légère laissait apparaitre un corsage fin ainsi qu'une longue jupe fluide. Elle quitta son livre du regard :
— Chérubin ! s'exclama-t-elle dans un grand sourire.
— Bonsoir Liza, comment vas-tu ?
— Cela fait plus de trois semaines que tu n'es pas venu dans ces appartements. Tes rendez-vous s'écartent.
Morgal grinça légèrement de sa mâchoire : bien évidemment qu'il espaçait le plus possible ses entrevues avec Locea. Avec cette dernière, il était forcé de jouer le parfait petit chiot soumis et il ne le supportait plus. Cinq ans maintenant qu'il endurait ce calvaire... Heureusement que Liza était là pour alléger son poids. La jeune humaine d'une vingtaine d'années n'avait pas l'autorisation de sortir de la suite du mage et l'elfe demeurait sa seule distraction.
— J'ai un cadeau pour me faire pardonner cette longue absence, sourit-il, regarde, ça te plait ?
Il lui tendit un rouleau qu'elle s'empressa de déplier :
— Comment as-tu fait pour réaliser ainsi mon portrait ?
— J'ai bonne mémoire.
— Merci, merci beaucoup.
— Mais de rien.
Il se pencha et l'embrassa sur la joue. D'un certain côté, ça l'amusait d'entendre la jeune femme chanter ses louanges car au fond, il restait une véritable raclure. Le nombre de victimes qu'il laissait dans son sillage ne faisait que le confirmer. Jamais tuer ne lui paraissait un acte si délectable mais face à Liza, il préférait afficher un visage complaisant. Après tout, il l'appréciait malgré le fait qu'elle soit humaine. Elle lui faisait légèrement penser à Lalith...
Les talons de Locea ne tardèrent pas à claquer sur le plancher, mettant fin à leur échange.
— Chérubin, mon cher, si tu veux bien me suivre.
Il envoya un clin d'œil à son amie et rejoignit sa maîtresse d'un air affable. La belle vampire écarta ses lèvres noires dans un sourire légèrement démoniaque et vint se coller au corps du prince.
Ce dernier se força à l'embrasser d'une fausse passion, feintant le désir.
De son côté, Liza rougit devant ce manque de décence et se replongea dans sa lecture.
— Chérubin ! s'indigna Locea, tu portes encore ces maudites perles.
Il avait en effet omis de les retirer avant son entrevue. Il fallait préciser que les visions ne le réconfortaient guère et qu'il préférait souvent les ignorer en les empêchant de parasiter son sommeil.
— Je suis sûr que tu pourras me pardonner, dit-il avec un regard lourd de sous-entendus.
— Toujours à en redemander, murmura-t-elle en le conduisant dans son cabinet, mais rassure-toi, j'ai déjà trouvé un moyen de t'avoir plus à l'œil.
— Ah oui ? Les tatouages qui s'étendent toujours plus sur moi ne suffisent plus ?
— Ne soit pas désobligeant, mon chéri, ricana-t-elle en se penchant au-dessus de son bureau, à partir de maintenant, tu séjourneras dans mes appartements.
Morgal sentit son visage se décomposer. Heureusement que Locea lui tournait le dos car elle aurait immédiatement compris son manège.
— Dois-je comprendre que mes attentes seront mieux considérées, Locea ?
Il encercla sa taille de ses bras et déposa un baiser sur son épaule nue. Elle se retourna vers lui et ajouta :
— Nous verrons bien.
— « Pourvu que cette sale trainée refuse. »
— Mais à défaut de contenter tes envies primaires, Chérubin, j'ai une merveilleuse nouvelle pour toi.
— Ah ?
— J'ai parlé avec Hervan et nous avons décidé d'une date pour réveiller ton Vala.
Il garda le silence, perturbé par cette information. Bien évidemment qu'il désirait ressentir la magie couler dans ses veines, d'ailleurs il ne comprenait toujours pas pourquoi son Vala demeurait passif, mais un tel réveil n'était pas sans conséquence. Cela pourrait bien le briser davantage.
Et Locea et le Maître s'en moquaient bien.
Après tout, peu lui emportait : ses supérieurs avaient enfin décider de libérer ses flux valiques et il se jura, lorsqu'il aurait la parfaite maîtrise de ses pouvoirs, d'anéantir le Manoir et ses occupants.
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