Chapitre 25
Le bureau de Locea embaumait toujours de cette senteur d'encens. Morgal, désormais dans ses vêtements propres, chercha du regard le mage.
Il s'avança dans les appartements et découvrit l'adolescente, dévorant une assiette bien remplie. Elle avait d'ailleurs troqué ses haillons pour une longue jupe épaisse et un chemisier blanc qui faisait ressortir sa peau hâlée. Deux longs anneaux pendaient à ses oreilles et quelques tatouages couraient sur ses épaules dénudées.
Elle leva les yeux vers l'elfe et s'arrêta de mâcher, comme statufiée.
— Je vois que Locea prend soin de vous, sourit-il.
L'adolescente haussa les épaules, pas très sereine. Mais la folle terreur qui l'animait dans les tunnels avait disparu.
— Vous êtes un vampire, vous aussi ?
— Oui.
— Je ne sortirais pas vivante de ce lieu, murmura-t-elle, je le sais.
Morgal se pinça le coin de la bouche : en réalité il n'en savait rien. Après tout, d'où venait le sang qu'il buvait à longueur de journée ?
— Quel est votre nom ?
— Liza. J'ai été enlevée...
— Je l'ai bien compris.
Il s'assit sur le banc, à côté d'elle.
— J'habitais à Jasmain. J'ignore depuis quand je suis partie mais ma famille a besoin de moi.
— Votre famille est probablement morte de la peste, Liza.
Elle déglutit devant la froideur de ces mots et s'écarta de lui.
— Je sais ce dont les elfes sont capables. Vous ensorcelez vos proies pour abuser d'elles.
Morgal laissa ses épaules s'affaisser, agacé de rencontrer toujours des rumeurs sur sa race. À force de vivre reclus, les elfes avaient provoqué la fascination de plusieurs peuples, persuadés qu'ils étaient des esprits infernaux avec des goûts malsains. Mais il savait en tout cas que jamais des membres de son espèce n'avaient, durant leurs invasions, violé ou assassiné de pauvres créatures innocentes. Du moins, c'est ce qu'on lui avait toujours répété. Après tout, il n'était jamais parti au front ou en campagnes.
— Vous ne risquez rien avec moi, Liza.
— Vous n'êtes pas comme eux n'est-ce pas ?
Morgal laissa échapper un léger gloussement.
— J'aimerais pouvoir vous dire oui mais ce serait vous mentir. Je suis un vampire qui dépend de sang frais et qui fait preuve de violence gratuite. Mais je ne vous dévorerai pas, soyez sans crainte.
— Oui... Jusqu'à ce que vous ne manquiez de sang...
Il se pinça la lèvre, refusant d'admettre cette vérité. Heureusement, Locea intervint pour briser le silence gênant qui s'était installé.
— Chérubin, lança-t-elle, si tu veux bien laisser Liza et me suivre.
Il s'exécuta, renvoyant un dernier sourire crispé à l'adolescente et se retrouva dans le bureau personnel du mage.
— Bien ! déclara-t-elle de son ton toujours aussi froid, je suis heureuse de te voir en vie, Morgal.
— Vous auriez pu intervenir avant que je ne finisse dans ce puit puant.
— Duncan a une fâcheuse habitude à ne pas prévenir les Maîtres de ses initiatives... Mais tu as réussi à vaincre la vouivre.
— Qu'est-ce que cette abomination faisait dans vos caves ?
— Disons qu'il s'agit d'un de mes... Comment dire... Un de mes enfants.
— Hein ?
— Je suis une Entité du Passé, Chérubin, à l'instar de ta chère Djinévix. Et le corps sublime qui se tient devant toi n'est pas ma réelle apparence.
— Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de savoir... Par contre, qu'est-il arrivé à votre monde ?
Locea se raidit davantage et son visage pâle se ferma comme une huître. Elle ne tenait pas à en parler, sans doute pour ne pas revivre cette apocalypse. Morgal ressentait une émotion étrange : il parlait à une créature oubliée dont plus personne ne savait rien. L'ancien monde avait tout simplement sombré dans l'oubli et à part quelques ruines et quelques textes, il n'en restait rien.
— Peut-être qu'un jour, tu le sauras, Chérubin, murmura-t-elle dans un sifflement.
L'elfe croisa les bras sur sa poitrine attendant que le mage en vienne au sujet du jour.
— Je dois analyser ton cas, Chérubin, assura-t-elle, chaque vampire est unique et présente des caractéristiques différentes. Si tu veux bien t'asseoir sur ce fauteuil.
Morgal se crispa : le siège ressemblait plus à une machine de torture qu'à un bon divan douillet. Certes, il était rembourré de coussins mais les différents sangles et anneaux qui paraient sa structure avaient de quoi mettre la puce à l'oreille. Sans parler qu'entre les pieds, des petites étagères avaient été fixées et portaient une quantité d'ustensiles suspects.
Toutefois, le prince s'installa non sans grimacer.
— Si j'ai bien saisi, continua Locea, ton syndrome vampirique s'est déclenché à la mort de ton frère jumeau.
— Oui...
— Tu sais qu'après un traumatisme de cette ampleur, tu développes des tendances particulières ?
— Mon mage me disait que j'avais un penchant pour la violence. Et je l'ai expérimenté à plusieurs reprises.
— Cela ne m'étonne pas, tu es un Fëalocen. Par contre, tu n'as pas encore décelé ta phobie.
— Heu... Je suis forcé d'en avoir une ?
— Malheureusement. Et mieux vaut le savoir avant plutôt que de le découvrir à un moment inapproprié.
— Je vois.
Mais en y réfléchissant bien, Morgal ne trouvait pas de changements dans son caractère. Certes il voulait sans cesse égorger son voisin mais sinon, il n'avait rien remarqué.
— J'espère que ta magie se réveillera sous peu, ajouta le mage.
— Je partage ce désir. Et au fait, que ferez-vous de Liza ?
— Elle restera dans mes appartements.
Comme la vampire ne tenait pas à s'y attarder plus longtemps, Morgal décida de ne pas insister. Cependant il ne détestait pas la jeune fille et il ne voulait pas qu'il lui arrive malheur. Peut-être parce qu'elle était la seule personne vraiment saine d'esprit dans cette demeure ? Il se promit de garder un œil sur elle, histoire de ne pas la retrouver égorgée un beau matin.
Locea coupa court à ses réflexions en resserrant brusquement les sangles sur ses membres. Elle profita ensuite de son immobilité pour lui déboutonner la chemise et commencer d'étranges tracés au charbon sur sa peau.
Morgal grimaça en sentant cette intrusion mais préféra se taire : inutile d'attirer les railleries de la vampire.
— Le syndrome vampirique entraine nécessairement le suicide, expliqua-t-elle, c'est pourquoi il est indispensable de traiter le cas. Enfin, tu es déjà au courant puisque tu as tenté de te pendre...
— Merci de me le rappeler.
— Mais de ce trouble psychologique et physique je parviendrai à extraire un tempérament de feu, une volonté inébranlable et une énergie unique.
— Hum... Si vous le dites.
— Ne rêves-tu pas de régner sur la dimension ? D'imposer le joug sur toutes ces races inférieures ? Tu n'as que la vengeance en tête, n'est-ce pas ? Ton orgueil blessé par les tiens et les autres peuples crie justice. Tu es si tombé si bas que ton âme n'acceptera rien d'autre que la toute-puissance.
Morgal ne répondit pas, la mâchoire serrée. Locea en savait trop sur lui.
Celle-ci ne s'arrêta pas sur le regard de glace de son interlocuteur et se contenta de lui ouvrir la paume pour en récupérer quelques gouttes de sang.
— Tu devrais cesser de garder les attrape-rêves de Djinévix.
— Non.
— Écoute-moi : as-tu la moindre idée de ce que ce pouvoir peut t'apporter ?
Il se sentit exploser et l'envie de se jeter sur le mage s'empara de lui. Mais les sangles l'en empêchèrent.
— Libérez-moi ! cracha-t-il en forçant sur ses liens.
— Désolée, susurra-t-elle, mais je préfère regarder ta réaction sans devoir te blesser.
— Malgal est mort à cause de ces maudites visions ! Et vous me demandez d'arrêter de porter les perles ?!
— Tout doux, Chérubin, siffla-t-elle dans un murmure, je te conseille juste d'apprivoiser cette capacité unique. À déceler les vraies visions des fausses. Si jamais ton frère avait su le faire avant sa mort, il serait encore en vie. Tu vois, c'est dans ton intérêt.
Morgal se calma petit à petit, conscient que Locea ne parlait pas en toute sincérité. Il était capable de déceler la tromperie dans son regard et de toutes façons, pour rien au monde il ne devait lui accorder sa confiance.
La femme pianota de ses longs doigts fins sur son bras, comme pour l'apaiser. Un indiscernable sourire s'affichait sur son visage pâle, lourd de sous-entendus.
— Je suis vraiment pressée que ton Vala se manifeste, Chérubin.
Il déglutit, comprenant bien qu'elle mettrait tous les moyens en œuvre pour se servir de lui, de sa future puissance. Mais d'un autre côté, il serait idiot de refuser l'aide qu'elle pouvait lui apporter : Locea connaissait les arcanes du pouvoir et il se devait de les assimiler s'il voulait atteindre son but. Sa décision fut donc d'accepter l'autorité du mage dans le but d'en tirer un meilleur profit. Il suffisait juste de lui faire croire qu'il se rangeait docilement sous ses ordres mais lorsque l'heure viendrait, le prince se promit de la supprimer.
On disait que les elfes ne savaient que tromper ? Il allait donc s'employer à cette nouvelle tâche avec toute la perfidie qu'on accordait aux siens. Et avec un peu de chance, toute cette réputation se révèlerait dans son effroyable noirceur.
Sans s'en rendre compte, ses lèvres s'étaient relevées dans un sourire torve légèrement effrayant.
Locea haussa les sourcils, intriguée :
— La soif du pouvoir t'enivrerait-elle déjà ?
— Possible... Et ça serait incroyable si vous me libérez.
— Bien sûr, il me reste une dernière chose avant.
Morgal se crispa : si elle l'avait attaché, ce n'était pas uniquement pour lui tracer d'étranges motifs. Locea appliqua ses deux mains fines sur la naissance de son cou et commença d'étranges incantations dans un sifflement à peine audible ce qui n'eut pas pour effet de détendre son interlocuteur. Une lumière blanche sortit de ses doigts fuselés et se répandit sur les tracés sombres telle un écoulement de perles de lait dans des rainures.
Cette manifestation de magie perturba l'elfe qui n'en avait jamais vue de telle. Il se raidit davantage lorsque la lumière s'immisça au travers de sa peau et le brûla douloureusement. Son corps entier réagit face au phénomène et commença à tressauter nerveusement alors que la souffrance montait en flèche.
Le mage recula pour regarder la scène avec une ombre de satisfaction sur son visage ivoirin. Lorsque son sort s'acheva, elle se vit transpercer d'un regard assassin.
— Qu'est-ce que vous m'avez fait ? cracha-t-il en sueur.
— Je t'ai marqué, répondit-elle avec sa simplicité supérieure.
— Quoi ?!
Morgal n'en revenait pas : il observait sa peau où le dessin s'était encré dans un tatouage surnaturel. Cette sorcière avait osé poser un sceau de domination sur lui ! Ce qui voulait dire qu'elle avait la possibilité de lui arracher la vie à n'importe quelle occasion, voir même qu'elle pouvait l'utiliser comme un pantin. Elle venait incontestablement de rendre le jeu bien plus complexe pour lui.
Aussi décida-t-il de prendre son mal en patience : de toute façon, la marque disparaitrait au moment où il la tuerait. Même si la tâche se révélait désormais plus ardue.
— Ne t'inquiète pas, susurra-t-elle, tous les vampires de la Confrérie sont marqués. Pas par moi mais par Hervan. Le fait que tu m'appartiennes te donne un privilège incontestable.
— Ah oui ? J'ai envie de voir ça !
Locea laissa échapper un gloussement glacial devant l'air sarcastique du jeune homme.
— Mon emprise sur toi te permettra d'imprégner tout le savoir et l'expérience dont je fais preuve. N'est-ce pas excitant ?
— Qu'est-ce que vous y gagnez ?
— Le contrôle d'un Réceptacle divin. Et d'ici quelques mois, si ton Vala demeure endormi, je provoquerai son réveil.
Morgal se mordit la langue : déclencher l'activité du Vala n'était pas sans risque. Comme elle percevait son angoisse naissante, Locea se pencha au-dessus de lui et passa la main dans ses mèches dorées.
— Tu me remercieras, Chérubin.
Le concerné ne cilla pas ; seuls ses prunelles azurées se déplaçaient dans le blanc de ses yeux. Sans se départir de son sourire reptilien, la femme ancra ses ongles dans les accoudoirs et plongea jusqu'à plaquer ses lèvres sur celles de l'elfe avec une violence non dissimulée.
Le jeune vampire resta de marbre, sidéré par cette initiative déplacée. Il avait la désagréable impression de se retrouver avec la femme du bourgmestre de Jasmain. Qu'est-ce que les femmes lui voulaient à la fin ?! Et pourquoi devait-il se retrouver attaché à chaque fois ?
Il devait cependant admettre que Locea n'était en rien comparable à Gerbine. Son regard se déplaça sur les seins fermes qui s'écrasaient contre son torse. Elle lui saisit les épaules pour se caler sur son bassin et approfondir son baiser. Morgal la laissa jouer avec sa langue et se frotter contre lui mais il n'en ressentait qu'un plus grand dégoût. Locea avait beau être une femme splendide et séduisante, il la voyait uniquement comme un ennemi à abattre et aucun désir charnel ne l'animait. Pourtant, il devait lui faire croire qu'il était réceptif à ses charmes et qu'elle pouvait le contrôler par ses sentiments ou ses besoins primaires. Après tout, il allait appliquer l'art du mensonge dès à présent.
Enfin, la vampire se redressa en se mordillant la lèvre inférieure et prit soin de remettre de l'ordre dans sa coiffure.
— Pouvez-vous me libérez à présent ? demanda-t-il dans un sourire enjôleur.
— Je vois que la proximité te rend de meilleure humeur, ricana-t-elle en le détachant.
— Hum hum.
Morgal referma sa chemise et saisit son manteau pour sortir des appartements, ignorant le regard insistant du mage dans son dos.
Il préférait oublier cet affreux épisode mais il se doutait bien que cela se reproduirait. Sentir Locea contre lui, telle une chienne en chaleur, lui donnait envie de vomir. Et le pire dans tout ça, c'est qu'il allait devoir jouer le jeu, feinter sa parfaite soumission.
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