Chapitre 23

Morgal se fit trainer par deux gardes dans des escaliers descendant vers les profondeurs du Manoir. Si ses blessures aux épaules avaient été miraculeusement soignées, la douleur demeurait et lui arrachait des râles de temps à autre. Devant lui, Duncan déclara :

— Il y a certaines choses que je ne t'ai pas expliquées, Chérubin.

L'elfe lui répondit par un grognement désintéressé.

Ils parvinrent dans une vaste salle circulaire sans meubles. Le plafond élevé se finissait en dôme et une faible lumière éclairait à peine les murs sombres. Seul le froid glaçant qui courait sur les dalles manifestait un signe de vie.

Le chef des Égorgeurs se tourna vers sa recrue et continua :

— Vois-tu, dans la Confrérie, la formation des guerriers s'effectue en plusieurs étapes. Et ces étapes se constituent... D'épreuves. Si l'apprenti survit, il passe au niveau supérieur et cela jusqu'à ce qu'il atteigne le rang d'Ilfégirin.

Morgal grimaça d'impatience, laissant son interlocuteur poursuivre :

— Et comme tu es une forte tête, Chérubin, je vais accélérer drastiquement ta formation. Si tu survis à cette épreuve, tu obtiendras probablement le respect de la plupart des vampires ci-présents.

Le prince jeta un regard noir aux concernés qui le scrutaient curieusement. Vraiment ? Il allait vraiment se faire sanctionner devant tous ses homologues ?

Ses dents grincèrent de rage et il foudroya son supérieur de ses yeux turquoise. Ce dernier ne se départait pas de sa bonne humeur habituelle mais il semblait évident qu'il tenait à prouver une nouvelle fois sa puissance. Il s'adressa aux soldats qui tenaient le prince.

— Vous, déshabillez-le.

Il écarquilla les yeux, choqué, alors qu'on lui retirait sa veste et sa tunique. Au moins, on lui laissa son pantalon et ses chaussures mais se retrouver torse nu devant l'assemblée de vampires lui conférait une terrible sensation d'infériorité.

Duncan lui saisit la mâchoire entre ses doigts et lâcha :

— Maintenant, tu vas croiser les mains dans ta nuque, Chérubin. Et tu resteras debout. À chaque fois que tes mains toucheront le sol, tu recevras un coup de fouet en plus... Ne me regarde pas comme ça, la plupart des hommes ici ont subi cette épreuve.

Morgal secoua la tête ne voulant même pas imaginer la scène qui allait suivre. Ni la tête du fouet en question d'ailleurs. Car les lanières de cuir avaient été remplacées par d'horribles barbelés.

— « J'aurais peut-être mieux fait de resterdans ma chambre », soupira-t-il avec fatalisme.

Mais de toute façon, quitte à passer l'épreuve, autant le faire dès le début de sa formation. À ce train-là il risquait fort de s'endurcir rapidement... ou de trépasser.

Il se dégagea de l'étreinte de son chef et se laissa positionner au centre de la pièce, sans jeter un regard aux autres Égorgeurs.

Il cala ses mains derrière le crâne et attendit le premier coup.

Son dos déjà contusionné de partout accusa mal le choc ; une dizaine de crocs métalliques lui arrachèrent la peau dans une giclée de sang. Immédiatement, il mit un genou à terre, le souffle coupé par la douleur. Le liquide carmin se mêlait à la sueur mais Morgal ce contenta de serrer les dents, retenant le moindre cri. Son amour propre avait déjà été bien mis à mal et il ne comptait pas que ça continue.

— Tu en plus que dix-neuf à endurer, Chérubin, ricana Duncan en faisant tournoyer son arme de supplice dans les mains.

Le concerné lui renvoya un regard lourd de haine par-dessus ses poignets.

— Je tiens à expérimenter jusqu'où va la fierté des elfes, murmura-t-il dans un sourire sadique.

Il abattit une seconde fois son knout sur le dos ensanglanté dans un claquement sec. Morgal ne put retenir un gémissement de souffrance mais encore une fois, il se releva, les jambes flageolantes.

Son tortionnaire ne se donna pas la peine de ralentir la cadence, au contraire, il enchaina les coups, ne laissant pas sa victime se remettre.

Ce dernier commençait sérieusement à tourner de l'œil. Le sang allait encore lui manquer, et son dos ne serait plus qu'une plaie béante. Sa vision brouillée parvint cependant à percevoir Jenny, à quelques mètres de lui. La guerrière restait stoïque, aussi ne décela-t-il pas ses émotions actuelles.

Un énième choc le précipita cette fois-ci les deux genoux à terre. Il n'arriverait pas à se relever, c'était certain. Pourtant, la pensée de finir ainsi, écroulé aux yeux de tous, le rebutait. Le sang qui se déversait sur les dalles souillées appartenait à la famille royale Fëalocen, la maison la plus puissante de Calca. Il n'était pas question pour lui de flancher. Il repensa au chemin parcouru : à son passé à Elmaril et à Ur-Nabal jusqu'au décès tragique de son frère. Malgal... Étrangement, le vide laissé se laissait combler par un besoin de violence et de haine. C'était ainsi. Mais sa combattivité ne faisait que croitre dans son âme déchirée.

Et malgré les lésions sur son dos et ses bras, il se relevait avec la même hargne maudissant toujours plus son tortionnaire et sa répugnante confrérie. Oui, il l'intégrerait mais jamais il n'oublierait. Jamais il ne cesserait de nourrir à leur encontre une exécration infinie. Car il se vengerait, il en fit le serment.

Mais lorsque le fouet cessa de lui labourer le corps de ses morsures métalliques, il s'écroula, inanimé, sur le sol.




Il scrutait le rapport avec un grand intérêt. Le seul souci, c'était qu'il ne se rappelait absolument pas comment il se trouvait là, dans un fastueux bureau qu'il trouva magnifiquement décoré. Morgal se découvrit assis dans un confortable fauteuil rembourré de coussins rouges et accoudé à une table d'ébène, modelée à la perfection.

Il jeta un regard derrière son épaule, remarquant une grande baie vitrée qui laissait transparaitre le coucher du soleil.

— « Maudits rêves », grommela-t-il.

Cependant, il préférait grandement se situer dans une vision hypothétique plutôt que dans une demeure morbide avec le dos en sang.

Au fond de la pièce, une porte s'ouvrit, laissant apparaitre la tête d'un enfant. La petite fille afficha un sourire radieux à sa vue et se précipita dans ses bras.

— « Qui est-ce ? » se demanda-t-il éberlué.

La gamine encercla ses petits bras fins autour de son torse, faisant cascader ses cheveux châtains sur la chemise noire du prince.

Morgal recula sur son fauteuil, essayant d'imposer une certaine distance avec la fillette. Ce trop-plein d'affection le mettait terriblement mal à l'aise. Une pensée traversa son esprit : était-ce sa fille ?

Il examina ses mains pour distinguer s'il portait un quelconque anneau de mariage mais il avait tant de bagues aux doigts qu'il ne sut si l'une d'entre elle était une alliance. En tout cas, engendrer des enfants ne lui avait jamais passer par la tête car il avait toujours montré un vif désintérêt pour ces petits êtres morveux.

Aussi, lorsque la petite redressa son nez, il ne se gêna pas pour la détailler. Non, vraiment, elle n'avait aucune ressemblance avec lui.

— Vous semblez tout bizarre, Morgal, rit-elle en lui embrassant le bout du nez.

— Je...

— Vous avez encore du travail ? continua-t-elle de sa petite voix fluette et naïve, vous m'avez promis de m'emmener sur le dos d'Alacamor ! Et que l'on traverserait le ciel jusqu'à atteindre les étoiles !

Morgal écarquilla les yeux, ne comprenant pas un traitre mot de ce qu'elle sortait.

Au moins, elle ne l'appelait pas Papa. C'était déjà ça.

— C'est Selnar qui vous met dans cet état ? babilla-t-elle, je comprends : moi non-plus, je ne l'aime pas. Elle est méchante avec moi...

Elle effectua une petite moue sur son visage adorable. Le prince était si perdu qu'il en remercia presque le destin de le ramener à la réalité.




Mais la réalité n'était que la continuité d'un long cauchemar. En se réveillant, Morgal souffrait tellement qu'un cri déchirant s'échappa de sa gorge. Son corps tressautait de douleur et ses lèvres sèches appelaient sans fin. Elles appelaient son frère.

Dans un sursaut instinctif, il se redressa sur son séant, le corps enflammé. À même le sol caillouteux d'une grotte, il tentait en vain de reprendre ses repères. Passant la main dans son dos, il découvrit avec stupeur que ses plaies n'avaient pas été pansées !

— « La torture continue... » comprit-il.

Duncan voulait le faire mariner dans une cellule infâme pendant plusieurs jours, le temps de le faire réfléchir sur l'obéissance à l'autorité.

Combien de temps passa-t-il dans ce gouffre humide et obscur ? Il n'en avait pas la moindre idée. On aurait dit qu'il avait été laissé dans un puit à l'abandon.

— Au moins, je ne vais pas mourir de soif, ricana-t-il.

Mais la présence des différentes flaques lui fit penser à laver ses plaies. Cela ne le soignerait pas mais c'était déjà mieux que rien.

En tout cas, par cette saison, la température descendait fortement. Heureusement qu'ils lui avaient laissé sa chemise et sa veste dans un coin de sa petite prison ! Même si ce n'était pas suffisant.

— Je vais devenir fou, murmura-t-il.

Il n'avait aucun aperçu sur le monde extérieur, aussi ignorait-il si on était la nuit ou le jour.

D'ailleurs, l'ennui ne tarda pas à le frapper, voir même le ronger.

Que pouvait-il bien faire dans ce trou ? Sans doute réfléchir sur sa misérable condition. Duncan voulait éprouver son esprit après son physique mais il allait être déçu car l'elfe se mit en tête de s'échapper !

Il leva la tête afin d'examiner la hauteur du conduis. Vingt mètres ? Peut-être plus. Qu'importe, il devait bien essayer.

Il se leva et avança vers la paroi. À chaque pas, du sang suppurait contre le tissu fin de sa chemise. Même son pantalon était imprégné du liquide vital.

Une main après l'autre, un pied suivant le premier, il commença l'escalade, les yeux fermés et les dents grinçant sous la douleur.

Il gravit quelques mètres grâce à son agilité d'elfe mais il ne fut pas mécontent de trouver un rebord assez large pour s'asseoir et laisser un répit à son corps écorché.

La soif commençait à pulser au fond de sa gorge. La même soif qui le rendait fou. Il devait sortir de là avant de sombrer. Il contempla une nouvelle fois l'embouchure et se remit à grimper. Ses doigts et ses paumes saignaient de plus belle sur la roche coupante. Les muscle de ses membres et même ses abdominaux tremblaient sous l'effort. Mais il parvint à se hisser encore plus haut, jusqu'à atteindre le perron du puit.

Il s'écroula sur le sol, la poitrine se soulevant et s'abaissant à toute allure. Ses paupières voulurent se fermer mais il se redressa et inspecta le périmètre : il se trouvait dans de vieux couloirs, des souterrains probablement. Tout paraissait abandonné depuis des siècles. Pour tout dire, il ne restait rien. Juste des toiles d'araignées et des vieilles pierres usées. Et pas la moindre lumière. Heureusement qu'il parvenait à bien distinguer les formes dans le noir...

Il s'avança donc, les jambes raides, à travers les tunnels millénaires. Pas un bruit, pas un animal, même pas un rat.

De temps à autre le couloir donnait sur d'anciennes salles abandonnées, barrées de grilles.

Le silence devenait assourdissant et Morgal commençait à détester sa propre respiration. Un étrange sentiment naquit dans son esprit : il avait l'impression que quelqu'un le suivait. Ou quelque chose...

Il se retourna : après tout, il était possible que les lieux soient hantés par les Entités. On ne savait rien de ces créatures qui peuplaient autrefois la dimension et les légendes allaient bon train. Quoiqu'il en soit, le prince ne tenait pas à découvrir leur secret et il accéléra le pas.

Brusquement, son odorat détecta un parfum particulier. Une odeur musquée... de vie.

Il continua son chemin lorsqu'une voix désespérée retentit :

— Il y a quelqu'un ?!

Morgal ne répondit pas, tous ses sens en alerte. Il s'agissait d'une femme. Jeune.

— S'il vous plait, suppliait-elle d'un ton larmoyant, montrez-vous... Aaahh, je deviens folle !

Peu rassuré, l'elfe s'approcha d'une grille et distingua sans mal un corps recroquevillé sur lui-même.

En l'apercevant, la jeune fille hurla, effrayée par les orbes fluorescents de l'inconnu. Elle ne devait rien voir d'autre que ses yeux.

— Partez ! cria-t-elle.

Morgal força les barreaux et parvint sans mal à ouvrir la prison. D'ailleurs, il se demanda s'il elle ne s'était pas enfermée d'elle-même à l'intérieur, peut-être pour se protéger. Il s'avança doucement vers la femme :

— Ne criez pas, je ne vous ferai pas de mal.

— Ne me touchez pas, pleurait-elle.

Morgal s'accroupit auprès d'elle pour mieux la détailler. Malgré sa position fœtale, il reconnut une humaine d'une quinzaine d'années. Ses longs cheveux blonds cascadaient sur sa robe déchirée ainsi que sur sa peau mate.

— Partez, répéta-t-elle, vous êtes un monstre.

Il soupira, lassé d'être considéré comme une créature infernale par tous les humains.

— Écoutez-moi. Je veux bien vous aider à sortir d'ici ! Alors arrêter de chialer comme une gamine !

Ce n'était guère une attitude orthodoxe mais c'eut l'effet d'arracher l'adolescente à ses jérémiades.

— Merci ! s'exclama-t-il, maintenant est-ce que vous voulez bien me dire où nous nous trouvons ?

— Qui... Qui êtes-vous ?

— Heu... Chérubin. Je suis un elfe.

— Un elfe ?

Elle repartit dans ses lamentations et ses tremblements convulsifs. Excédé, Morgal l'empoigna par le bras et la releva de force, ignorant ses propres douleurs.

— Mais vous allez arrêter, oui ! J'en ai assez, à la fin !

La fille se jeta à ses pieds.

— Je vous en supplie, ne me violez pas... Je suis encore vierge.

— Mais...

Il hésita à la laisser en plan et partir trouver la sortie sans elle : car elle lui apparaissait comme un vrai boulet !

— Je ne suis pas un monstre, d'accord. Et je n'ai pas envie de... Enfin de faire ce genre de choses avec vous. Je veux simplement sortir d'ici, vous comprenez ou je dois parler une autre langue ?

L'adolescente renifla et s'essuya les yeux. Elle semblait se calmer peu à peu.

— On ne peut pas sortir d'ici, murmura-t-elle, la porte est gardée.

— Par qui ?

— Un monstre.

— Vous pouvez être plus explicite ?

— Un serpent garde la porte.

Morgal allongea le cou, totalement dubitatif. Un serpent ? Quel genre de serpent ?

— Et... Comment avez-vous atterri ici ?

— Les... Les vampires... Ils enlèvent les jeunes filles... Personne ne sait ce qu'il leurs arrive par la suite. Ils m'ont placée dans ces souterrains en attendant de me saigner.

Le prince déglutit : on ne lui avait pas fait part des enlèvements sur des femmes dans la Confrérie.

Mais à l'évocation de sa pathologie, une envie de sang se réveilla dans sa bouche. Il regarda soudain l'adolescente d'un tout autre regard. Dans son état, elle ne réussirait pas à le repousser s'il voulait lui ouvrir la gorge. Une proie facile...

Il secoua la tête pour chasser ses envies de meurtres et se reconcentra sur le véritable problème :

— Quelle direction ?

Elle tendit faiblement son bras amaigri vers la gauche.

— Bon... Je reviens.

— Non... Vous ne reviendrez pas... Il vous tuera.

— Encourageant !

Morgal sortit de la cellule, toujours boitant, et emprunta le tunnel indiqué. Chaque pas lui arrachait un gémissement de souffrance et il ne portait aucune arme sur lui : comment pouvait-il affronter une créature toute droit sortie des enfers ?

Il s'avança jusqu'à l'extrémité du couloir et distingua dans la pénombre une lourde porte verrouillée par d'énormes chaines. Elle s'élevait sur plusieurs mètres dans une allure tout à fait ésotérique. Le prince grimaça, se demandant comment il allait pouvoir l'ouvrir.

Il s'approcha d'un pas inaudible et contempla les lourds battants ainsi que ses entraves. Chaque anneau paraissait emprunt d'un sortilège d'un autre temps.

Cependant, Morgal s'attela à dénouer la chaine le plus silencieusement possible autour de la grille mais un sifflement lui fit dresser les oreilles.

Dans l'obscurité, une longue silhouette commença à se mouvoir et à se dresser petit à petit au-dessus de sa future victime.

L'elfe déglutit devant la taille démesurée du monstre : il se levait, tel un arbre imposant et totalement tors. Ses énormes anneaux glissaient sur les dalles poussiéreuses dans un coulissement râpeux alors que sa carapace s'élargissait au niveau de sa tête reptilienne, telle une capuche.

Morgal se figea, incapable d'effectuer le moindre geste. Le serpent ouvrit sa bouche dans un étrange sourire, laissant sa langue frétiller d'intérêt entre deux crocs venimeux et gluants.

— « Allez, c'est à ce moment-là que mes pouvoirs se manifestent, non ? »

Non.

Un anneau se referma brusquement sur ses chevilles et le sol se déroba sous ses pieds. En moins d'une seconde, il se retrouva la tête à l'envers, à trois mètres du sol, et juste au-dessus d'une gueule béante, prête à l'avaler.

La mâchoire monstrueuse claqua à quelques centimètres de ses cheveux :

Un cri venait de retentir au fond du couloir.

Immédiatement, le serpent géant laissa sa proie s'écraser sur le sol et se rua vers l'origine du bruit, ses anneaux puissants coulissant avec une aisance rapide.

Morgal parvint cependant à atterrir sans se fouler un membre. Il se releva en titubant pour chercher un moyen d'occire la créature. La vision des chaines le fit tilter. Il s'empressa de la dérouler et de la jeter au sol pour tenter d'ouvrir les grilles.

C'est à ce moment que le souvenir de la jeune fille lui revint en mémoire : c'était-elle qui avait crié. Elle lui avait sauvé la vie ainsi, alors ne devait-il pas en faire de même ?

L'hésitation dura de longues secondes. Trop longues. Et puis, la reconnaissance l'emporta.

Il laissa la lourde porte entrouverte et s'élança dans les couloirs.

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