Chapitre 21

Morgal passa sa journée à prendre ses repères dans l'immense demeure. Ce n'était pas un manoir, mais un véritable labyrinthe ! Il ne recroisa pas Jenny, cette dernière boudant encore, sûrement à cause de l'assignation d'une telle tâche : elle ne l'aimait pas, c'était indéniable. Et puis c'était réciproque...

Mais en attendant, il s'agissait de ne pas se perdre dans les innombrables couloirs. De partout résonnait les entrechoquements désagréables de l'acier. Le prince ignorait toujours quel genre d'activités la secte entreprenait mais cela ne devait pas se révéler très pacifique. Sans parler de certains endroits qu'il n'avait pas le droit de visiter.

Les lieux empestaient le mystère ainsi que l'occulte ; à n'en pas douter, il y avait de la sorcellerie dans ces murs. Et vue l'apparence du mage, ce n'était pas étonnant. De plus, il ne semblait pas y avoir beaucoup d'humains dans la secte. La plupart devait être des astres.

Le point positif dans tout ça demeurait l'approvisionnement illimité en sang. Morgal était donc conforté dans l'idée de ne pas sombrer d'une minute à l'autre dans une crise de déshydratation.

Ses pas le guidèrent jusqu'au bas d'un large escalier. Une porte entrouverte donnait sur une large pièce qui ressemblait plus à une taverne qu'autre chose. Il poussa le battant et plongea dans une ambiance très spéciale avec des teintes mordorées mêlées à des effluves d'alcool. Assis à différentes tables, les membres de la confrérie se retrouvaient autour d'une bonne pinte ou d'un jeu de cartes aux règles légèrement controversées.

Ils ne prêtèrent pas attention au nouvel arrivant, et continuèrent leurs activités dans la bonne humeur. Le prince se fraya un chemin parmi les hommes ou femmes debout et parvint au comptoir. Il se hissa sur un siège et en profita pour observer la salle dans ses moindres détails. Chaque soldat était armé et portait une armure légère. Comme quoi, ils ne semblaient jamais prendre du repos.

— « Je vais en arriver à regretter la formation d'Ur-Nabal », soupira-t-il.

Le cabaretier le sortit brusquement de ses pensées :

— Mais vous êtes la nouvelle recrue ! s'exclama-t-il avec emphase, cela fait des dizaines d'années qu'il n'y a pas eu de jeunes vampires.

— Je vous assure que je suis là par le plus grand des hasards.

— Je vous sers ?

— N'importe quoi de ce que vous avez.

— Bien... Vous n'êtes pas très gai.

— Mmh...

— Après tout, c'est normal : votre mutation est récente et par la même occasion, le drame qui vous a transformé. Vous voyez, tous ces vampires dans cette confrérie ont connu cette mauvaise passe mais ils ont surpassé...

— Vous tenez vraiment à me pondre tout un sermon ?

Le tavernier haussa les sourcils devant la réponse cinglante et se contenta de lui donner un verre de sang.

Morgal le foudroya du regard pour lui faire comprendre que sa présence l'importunait. L'homme partit pour une autre commande sans s'en offusquer.

Pendant ce temps, un guerrier s'assit à ses côtés, le torse couvert d'un plastron de cuir à manches courtes qui faisait ressortir les muscles noueux de ses bras. Sa carrure imposante devait dissuader bon nombre d'adversaires et ses iris noires s'accordaient particulièrement bien avec la noirceur de ses longs cheveux lisses.

— S'il y a bien quelqu'un à mettre dans sa poche, assura-t-il à l'elfe, c'est bien le tavernier. Où serions-nous sans lui ?

— Vous êtes qui ?

— Moi ? Je m'appelle Dancun. Le chef des Égorgeurs. Il parait que le Haut-Maître veut que tu en deviennes un aussi.

— Il parait...

— Tu es bien jeune pour ça, Chérubin.

Morgal leva les yeux au ciel : il avait récolté un sobriquet plus qu'agaçant. Et son chef semblait trouver la chose très amusante.

— Je ne suis pas un enfant.

— Bah t'as s...

— Dix-neuf.

— Ah, tu ne les f...

— Je sais !

— Je vois que la recrue à un caractère de merde. On fera avec. Je plains Jenny...

— Puisque vous êtes là, vous pouvez peut-être m'en dire un peu plus sur la secte ?

— C'est une confrérie. Pas une secte.

— Bah tiens, alors moi je suis un nain.

Dancun se pinça les lèvres, hésitant sûrement à le corriger de son attitude. Mais voyant l'air effronté de son interlocuteur, il abandonna :

— La confrérie recueille les vampires. La plupart du temps, les membres de notre espèce sont rejetés voir même assassinés par leur propre race initiale. Ici, on est à l'abri. Le Haut-Maître nous forme à devenir des guerriers hors pairs. Ainsi, on peut offrir nos services à certaines autorités monarchiques en tant que mercenaires dans les armées ou en tant que simples assassins. À force de côtoyer les souverains de la dimension, nous finissons par nous imposer de plus en plus au sein des gouvernements.

Morgal haussa un sourcil tout en fronçant l'autre : ce n'était pas très clair comme exposé. C'était sûrement voulu pour cacher les côtés peu reluisants de l'organisation.

— Certains d'entre nous ont même reçus le titre d'Ilfégirin. Tu ne trouveras nulle part une confrérie avec une élite aussi performante. De plus, nous avons Locea.

Le prince frissonna en repensant à l'allure fantomatique du mage.

— Qu'a-t-elle de si particulier ?

— Elle saura calmer tes pulsions de vampire. Elle te permettra même de les exploiter à leur maximum. En plus, elle semblait très intéressée par ton cas. Peut-être réussira-t-elle à te transformer.

— Me transformer ?

— Je ne vois pas d'autre verbe pour qualifier une réussite de ta part.

— Merci.

— Tu es chétif et faible, objectivement. De toute façon, si tu n'as pas les épaules, tu ne survivras pas.

Sur ces mots d'une rare gaieté, descendit de son siège pour rejoindre ses compagnons.

— Essaie de dormir avant demain, conseilla-t-il au nouveau, les journées d'entrainement avec Jenny sont rudes.







Bien qu'il soit en Fanyarë, Morgal ne bénéficia pas d'une nuit clémente : le froid s'était immiscé à travers la pierre et courait sur les dalles sales. En plus de cela, les couvertures rappeuses n'apportaient aucune chaleur.

Et le seau d'eau glacée n'améliora en rien la situation.

— Debout ! cria Jenny en versant le reste du récipient sur sa tête, y a du travail.

— Y a d'autre moyen de réveiller les gens, grommela-t-il.

— Je pensais que les elfes ne dormaient pas !

— Mon Vala n'est pas actif, je vous rappelle !

Perdant patience, la guerrière l'attrapa par le col de sa chemise et le gifla violemment.

— Je n'ai pas de temps à perdre avec un morveux, alors je vais faire ne sorte que ça aille vite. Habille-toi et rejoins-moi devant l'entrée du Manoir.

Elle sortit de la chambre d'un pas rapide, laissant Morgal parodier ses ordres en grimaçant. Elle lui avait fait mal, la bougresse !

Il finit par se lever et revêtir une tunique et un pantalon noir. Après une rapide mise au point, il partit rejoindre son mentor tout en frottant sa joue rougie.

Elle attendait assise sur le pont, les jambes dans le vide.

— J'ai cru que tu ne viendrais jamais, assura-t-elle alors que sa queue de cheval volait dans le vent.

— Vue votre délicatesse, je me le suis demandé aussi !

— Tu n'arrêtes jamais de parler ?

— Ces derniers temps j'ai comme un manque de dialogue, rétorqua-t-il sarcastiquement.

— Ouai, je veux pas savoir ce qu'il t'es arrivé.

Elle se leva et s'engagea sur la passerelle. Morgal la suivit en grognant ; son mentor lui tapait sérieusement sur les nerfs et il ne comptait pas se laisser marcher plus longtemps sur les pieds. Il était un prince, que diable ! Cette gueuse semblait tout droit sortie d'un village miteux tel qu'Osséan. Déjà, elle n'avait rien d'une femme : elle était trop musclée avec une démarche aussi élégante que celle d'un vétéran.

Il continua à ruminer jusqu'à ce qu'ils parviennent tous deux au cœur de la forêt. Une pluie fine tombait sur les épaules, aussi, les ramures étroites des arbres furent les bienvenues.

— Bien ! déclara Jenny, je vais déjà me faire une idée de tes talents. Même si en te regardant, je doute d'en déceler.

Morgal soupira sans relever la pique : il était fatigué de sa courte nuit et ses blessures lui infligeaient des douleurs continues.

Son mentor retira sa veste et lui lança une épée encore logée dans un fourreau.

— Attache ça à ta ceinture et suis-moi.

Sans attendre de réponse, elle s'élança sous les frondaisons. Le prince grimaça mais se résigna à obéir. Il la rattrapa et cala son allure sur la sienne.

Morgal avait horreur des échauffements et la présence de Jenny n'améliorait pas le contexte. Avec Malgal, il parvenait toujours à tourner l'entrainement en jeu mais avec un maître comme la vampire, il ne pourrait jamais souffler.

Elle continua la course pendant plus d'une heure et lorsqu'elle s'arrêta enfin, la respiration rapide, elle se tourna vers lui :

— Tu es fatigué ?

— Évidement que non, je suis un elfe !

— Jamais essoufflé ?

— Non.

— Parfait. Cela m'évitera de travailler ton endurance. Dégaine ton épée, que je sache un peu comment tu te débrouilles...

Morgal grinça des dents : il détestait obéir. Mais ce n'est pas comme s'il avait le choix...

Il se mit en garde et attendit que son mentor attaque : ça ne servait à rien de jeter contre un adversaire dont on ne savait rien. Surtout que d'après Dancun, elle n'hésitait pas à cogner. Oui, mieux valait rester sur la défensive.

Jenny fit tournoyer son arme et d'une vitesse fulgurante, l'abattit sur l'elfe qui eut à peine le temps de lever son épée. Le choc résonna fortement dans la forêt et se répercuta dans les bras des combattants.

— Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, souffla-t-il en tenant sa lame de sa deuxième main, je ne porte pas d'armure.

— J'eusse espéré que ta tête serait tranchée, Chérubin, ricana-t-elle en forçant de son côté.

Mais contre toute attente, elle fit dévier son épée et donna un grand coup de pommeau dans la mâchoire de Morgal qui s'effondra sur les fesses. Il se releva dans la seconde et recroisa le fer avec une agilité qu'il ne se connaissait pas. Sans doute la hargne de son mentor jouait-elle en sa faveur ?

Les chocs s'enchainaient à toute allure et Jenny comme son élève n'hésitait pas à recourir aux poings ou aux jambes lorsque l'épée s'avérait insuffisante.

Finalement, la guerrière envoya son pied dans le ventre du jeune vampire qui s'écroula ; le sang maculait une nouvelle fois sa chemise : ses blessures s'étaient rouvertes et la douleur pulsait dans ses veines.

— T'es vraiment qu'un fragile, Chérubin, soupira-t-elle en s'agenouillant à ses côtés.

— Et vous, une brute !

— J'avais besoin de connaitre ton niveau. Y a du travail, mon gars. Peut-être que tu es rapide et puissant dans tes coups mais à part ça, tu n'as aucune technique digne de ce nom. Une vraie anarchie !

— Ah, ça va !

— Ce n'est pas la première fois qu'on te le dit, n'est-ce pas ?

— Oui. Je n'ai jamais été très doué pour... Ce genre de chose.

— Mais le Haut-Maître t'a choisi pour que tu deviennes Égorgeur. Je ferai en sorte que tu parviennes à mon niveau.

— Ce serait déjà bien de commencer par me soigner !

Jenny souffla devant la remarque sarcastique de l'elfe. Elle le supportait de moins en moins mais il fallait s'en accommoder. Elle releva d'autorité la tunique pour inspecter l'état du ventre.

— Eh !

— Je dois avouer que cela manque de soins... Ah, c'est peu ragoutant ton histoire... Et ça manque aussi de muscles.

Morgal rabattit le vêtement et le rentra dans son pantalon, exaspéré par le côté intrusif de son maître.

— Vexé ?

— Grmph...

— T'en fais pas, Chérubin, sourit-elle en lui ébouriffant les cheveux, après tous les entrainements que tu subiras, t'auras la carrure d'un Ilfégirin.

— L'espace vital, vous connaissez ?

— Ne me manque pas de respect, Chérubin, murmura-t-elle les yeux plissés, je pourrais te réduire en un amas de chair informe si je le voulais. Et maintenant, as-tu assez de force pour marcher, ou je dois encore te porter, princesse ?

Morgal se releva, agacé par le souvenir de cette malheureuse fuite où il avait dû se transformer en sac à patates sur l'épaule de Jenny.





Malgré son état de faiblesse, le jeune vampire ne fut pas ménagé jusqu'à la fin de la journée. Son mentor insistait sur le fait qu'ils ne disposaient que de peu de temps pour la formation et qu'il fallait mettre les bouchées doubles.

Lorsque Morgal regagna le Manoir, tous ses muscles courbaturés tremblaient et ses blessures suppuraient un liquide jaunâtre qui ne semblait pas rebuter Jenny pour continuer les exercices.

Ainsi, ce fut avec des semelles de plomb qu'il pénétra dans le bureau de Locea pour son premier rendez-vous.

Les appartements du mage s'étendaient sur une dizaine de pièces richement meublées. De lourdes tentures colorées réchauffaient les façades de bois. En plus de cela, différents braséros enfumaient certains coins, plongeant les visiteurs dans une ambiance ésotérique.

L'elfe s'avança lentement sur le parquet grinçant et chercha la belle et énigmatique vampire du regard.

— Chérubin ! s'exclama-t-elle en apparaissant derrière lui, je t'attendais.

— Vous auriez de quoi panser mes plaies, par hasard ?

Locea haussa les sourcils, s'apercevant que la nouvelle recrue ne perdait pas le sens de ses priorités.

— Bien sûr, suis-moi.

Il lui emboita le pas jusqu'à son cabinet. Là, sur une longue table finement ciselée, de différentes concoctions émanaient une fumée noire. Des grimoires ainsi que de mystérieuses boites au couvercle ouvragé recelaient des remèdes dont seul le mage avait le secret.

— Assis-toi sur ce tabouret.

Morgal obtempéra, attardant ses yeux sur le tatouage énigmatique de son supérieur. Jamais sa robe blanche ne semblait cacher cette partie de son anatomie. D'ailleurs, de manière générale, le tissu suggérait très bien le reste du corps. Le jeune garçon dut admettre que Locea égalait les femmes elfes en beauté, voire les surpassait.

— Tu n'imagines pas à quel point je suis heureuse de m'occuper de toi, Chérubin.

Sa voix sifflait comme celle d'un serpent et courait sur les murs pour disparaitre dans un murmure. Morgal frissonna, mal à l'aise.

Elle fit glisser ses longs cheveux blancs sur son sein droit et lui tendit un verre.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Bois.

— Pas si vous ne me dites pas ce dont il s'agit.

— Tu es aussi têtu qu'un nain, mon ange.

Elle sourit de tous ses crocs et lui lança une œillade langoureuse ce qui eut pour seul effet de renfrogner son interlocuteur. Mais petit à petit, sa vue commença à se brouiller et ses sens à s'endormir.

Locea saisit sa mâchoire et de l'autre main versa le contenu de la coupe dans sa bouche. La liqueur lui brûla l'œsophage et sembla se répandre dans ses moindres veines.

Le mage reprit son sourire effrayant et posa les mains sur le crâne engourdi de l'elfe. Comme le roi Elaglar après la tentative de suicide, Locea entra dans une transe ; ses pupilles et ses iris disparurent dans le blanc de l'œil et des murmures naquirent sur ses lèvres pleines.

Elle inspecta ainsi chaque détail de la vie du prince, découvrant ses moindres secrets.

Enfin, lorsque l'échange prit fin, elle recula brusquement, telle une couleuvre après avoir happée sa proie.

Morgal cligna des paupières, revenant petit à petit à lui. Loin d'être idiot, il comprit immédiatement la portée d'une telle intrusion mentale : il était désormais à la merci du mage. Elle savait tout de lui, à présent.

— Chérubin, siffla-t-elle, ou devrais-je dire Morgal Fëalocen, fils du Roi en Blanc, Réceptacles des dieux... Ton histoire est inédite.

Il déglutit, ne sachant s'il devait se précipiter sur la femme pour lui trancher la gorge.

— Ne fais pas cette tête, mon mignon, je garderai ton secret comme cette chère Djinévix.

— Vous la connaissez ?

— Bien sûr, il s'agit de l'une de mes sœurs.

— Heu... Que voulez-vous faire de moi ?

— Mais tu es une pierre, Chérubin, une pierre à polir, à peaufiner pour en faire ressortir toutes ses éblouissantes facettes. Le Vala qui dort dans ton esprit est une source unique que tu devras travailler inlassablement. Oui, mon ange, tu deviendras grâce à mon aide, une créature indomptable, aux pouvoirs sans limites.

— Ce que vous me dites, est très... incertain.

— Tu es sceptique, je te comprends. Mais j'œuvrerai pour faire de toi un sublime joyau. Et pour commencer, prends ceci, cela te permettra de guérir rapidement.

Elle lui tendit une petite bourse remplie d'herbes.

— De la drogue ?

— Oui, mais il n'y a rien de mieux pour cicatriser : appliques-en sur tes blessures et elles se refermeront dans la nuit.

Peu enthousiaste, Morgal se leva de son tabouret et traina des pieds jusqu'à sa petite chambre. Il referma soigneusement la porte derrière lui et retira sa tunique pour inspecter sa blessure. Jenny avait raison, ça puait et se révélait très peu séduisant. Le prince se lava et en profita pour appliquer les herbes sombres sur les plaies. Ceci fait, il s'allongea sur son lit, la main sur son ventre scarifié. Un soupir s'échappa de ses lèvres : sa formation le fatiguait d'avance mais après tout, il n'y avait pas de mal à devenir quelqu'un de prestigieux et de redoutable ? Petit à petit, la voix dans sa tête lui soufflait de se saisir de cette opportunité et d'ouvrir les bras à l'ambition.

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