Chapitre 20

— Jenny ?

— Qu'est-ce qu'il y a, le gnome ?

Morgal craqua sa mâchoire, lassé que toutes les personnes qu'il croise soient empruntes d'une si grande aversion à l'égard des siens. Sauf Gerbine, peut-être...

— Vous appartenez à quelle race ?

— Je suis une vampire.

— Ce n'est pas une race. Moi, par exemple, je suis un elfe... Et non un gnome !

— Et susceptible en plus ! Écoute, là où je t'emmène, tu ne devras poser aucune question sur le passé de chacun.

— Et si je ne veux pas entrer dans votre secte ?

— C'est une confrérie. Et je ne te donne pas le choix : ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un nouveau vampire ; le Haut-Maître voudra te voir.

— Palpitant...

— De toutes façons, je sais que tu n'as nulle part où aller.

— Mais !

— Et que d'ici quelques heures ton cerveau aura disjoncté à cause du manque de sang.

Morgal leva les yeux au ciel, agacé par le caractère de la femme. Mais c'est vrai qu'il avait soif. Comme si elle lisait dans ses pensées, Jenny lui tendit une gourde qu'il s'empressa de vider.

— C'est encore loin ? demanda-t-il en s'essuyant la bouche.

— On devrait y arriver avant l'aurore.

— Incroyable !

— T'es pas content ? Tu veux retourner à Jasmain pour te faire sauter par l'autre dinde ?

— Mmh, non merci.

— Alors ferme-là. Je n'ai pas que ça à faire d'écouter les jérémiades d'un gnome.

S'il avait pu, Morgal aurait bondi à terre pour se débarrasser de la présence de cette peste. Mais elle avait raison : il n'avait nulle part où aller. Alors il décida de prendre son mal en patience et de la laisser le guider jusqu'à son repaire.

Ces quelques heures allaient être longues mais mieux valaient ne pas parler : Jenny avait tendance à le rabrouer à la moindre parole. Au moins, il était fixé sur le fait qu'elle ne l'aimait pas. Peut-être se donnait-elle tout se mal pour lui afin de recevoir une prime de son supérieur. En tout cas, il était sûr qu'il ne s'agissait pas d'un chasseur de prime envoyé par son père : les elfes ne collaboraient jamais avec les membres d'autres races.

Bientôt, le chemin se fit plus escarpé alors qu'ils continuaient leur route vers le sud. Les montagnes les entouraient et un vent glacial leur mordait la peau. Cependant, les premiers rayons du soleil pointaient derrière les cols.

Le prince sentit l'angoisse monter dans sa poitrine : et s'il tombait encore dans un piège ?

— « Je n'aurais jamais dû quitter Calca », grommela-t-il dans sa barbe.

— Le Manoir se situe au flanc de cette montagne, renseigna Jenny sans entendre ses pensées, d'ici deux heures, nous y serons.

Il haussa les épaules, toujours agrippé au manteau de la guerrière.

Autour d'eux, le paysage se montrait hostile : les arbres dépouillés de leurs feuilles étendaient leurs longs bras décharnés. Il en allait de même avec les pierres coupantes ou les racines traitresses. Malgré cela, Alaxos gravissait le sentier d'un pied sûr, non fatigué du poids de ses deux cavaliers.

Brusquement, la bâtisse apparut derrière un escarpement.

L'elfe écarquilla les yeux devant cette demeure lugubre qui semblait tenir en équilibre au-dessus de précipice. Pour s'y rendre, un pont étroit partant de leur versant rejoignait celui d'en face où se trouvait le Manoir.

— Alors, qu'est-ce que t'en penses, le gnome ?

— C'est fort laid comme habitation.

— Le Manoir n'a pas pour but d'arborer des teintes mièvres comme dans ton pays. C'est une forteresse immense dotée d'un réseau souterrain que tu ne soupçonnes même pas.

— Si vous vouliez m'impressionner, c'est l'échec.

— Ce sont les personnes à l'intérieur qui risquent de t'impressionner.

— Ah oui ?

Jenny hocha la tête et talonna le frison pour qu'il s'engage sur le pont de pierre. Morgal ne put s'empêcher de frissonner en jetant un coup d'œil au-dessus du précipice. Une chute de cette hauteur serait mortelle. Et le corps ne serait jamais retrouvé, emporté par les torrents impétueux.

Enfin, Alaxos franchit l'étroit passage et se retrouva sur une esplanade balayée par les vents.

Jenny mit pied à terre et fit signe à l'elfe d'en faire autant.

Au fond de la terrasse, une lourde porte de bronze leur barrait le passage, encastrée dans la façade imposante aux reliefs biscornus.

— Mais qui a construit cette horreur ?

— Des Entités du Passé... Avant qu'elles ne disparaissent, je suppose.

— Des quoi ?

— Tu demanderas à notre mage, il s'est intéressé aux vieux peuples avant leur extinction.

— Ha.

— Et arrête de parler sans cesse, c'est épuisant.

— Mais...

— Un conseil, si tu ne veux pas que le Haut-Maître te donne en pâture aux loups des montagnes, tu devras fermer ta jolie gueule, compris ?

Morgal rougit de rage, sentant la colère pulser dans ses veines. S'il ne se contrôlait pas, il allait sombrer dans la violence et arracher la tête de cette dénommée Jenny. Quoique... Elle semblait bien plus aguerrie que lui. Surtout qu'actuellement, c'était limite s'il pouvait mettre un pied devant l'autre.

Il n'avait pas fini de fomenter ses complots que les énormes battants de porte s'ouvrirent sur un passage obscur.

Heureusement que les yeux du jeune homme étaient assez affûtés pour discerner les moindres formes. Un silence religieux régnait dans ces murs, provoquant un malaise chez le nouvel arrivant. À l'intérieur, l'architecture demeurait très complexe, avec une infinité de détails tortueux. Cependant, une certaine harmonie s'imposait et rendait le tout plutôt étonnant. Le couloir se termina sur une salle circulaire qui s'avançait dans le vide telle un vaste balcon cerné de balustrades forgées.

Un escalier menait à l'étage inférieur. Suite à une volée de marches descendues, Jenny poussa un lourd rideau, dévoilant une immense pièce aux couleurs bariolées. Là, une assemblée attablée se tourna vers les nouveaux venus, mettant fin à leur discussion.

La femme s'avança d'un pas sûr à travers les tables, suivie de l'elfe. Ce dernier ne préféra pas observer la foule, certain qu'il y trouverait des regards hostiles. Enfin, Jenny s'arrêta devant un homme d'un âge avancé, vêtu d'un lourd manteau de fourrure ainsi que d'un turban qui lui ceignait le crâne.

— Jenny ! s'exclama-t-il, quelle surprise. Te voilà rentrée plus tôt que prévue.

— J'ai dû accélérer ma mission à cause de ce mioche.

— Hey ! s'interposa le concerné, de quoi je me mêle !

Jenny leva les yeux au ciel avant de lui donner une tape derrière la tête :

— Aïe !

— Je t'ai dit de te taire...

L'homme en face d'eux haussa les sourcils, intrigué par le duo :

— Un elfe ? Tu es sérieuse ?

— Oui, Haut-Maître, mais c'est un jeune vampire... Dois-je l'éliminer ?

— Non, tu as bien fait de le ramener, Jenny. Il pourrait être un atout au sein de notre communauté.

— « Bah tiens ! »

— Je suis heureuse d'avoir pu apporter mon aide à la Confrérie, Haut-Maître.

L'homme sourit dans un rictus étrange qui décontenança Morgal. Il voulait le percer de ses yeux gris comme pour en tirer tous les avantages possibles. Derrière le dossier de son siège, une femme aux longs cheveux blancs et à la mine stricte se pencha à son oreille pour lui murmurer quelques mots. L'elfe grimaça en la détaillant : elle ressemblait à un fantôme. Peut-être que l'absence de sourcils ou son corps longiligne lui donnaient cette apparence mystérieuse presque irréelle. Une certaine beauté transparaissait dans ses traits fins mais la froideur de son visage venait l'en occulter.

— Un membre des Égorgeurs ? releva le Haut-Maître, mais c'est un elfe, nous ne pourrions jamais lui faire confiance.

— Je me charge de régler ce problème, Hervan, sourit la femme, mais sa race est dotée de caractéristiques qui nous seront précieuses.

— Si tu en es convaincue... Jenny, je te charge de t'occuper de l'elfe. Dès à présent, tu seras son mentor.

— Quoi ?! s'écrièrent les deux voyageurs.

— Tu contestes mes ordres ?

Elle baissa la tête en signe d'acceptation.

— Comme vous le voudrez, Haut-Maître.

Sur ce, elle s'inclina et tourna les talons. Morgal tint à lui emboiter le pas mais le chef l'interpela.

— Approche.

Il fronça les sourcils et s'avança vers la table sans ciller. À vrai dire, il était déjà trop en colère pour se laisser impressionner. Il se permit même de foudroyer le Haut-Maître de ses iris turquoise.

— « Si tu penses que je vais plier l'échinedevant toi... »

— N'est-ce pas étrange de croiser un elfe sur ces terres ? demanda-t-il d'un ton détaché.

Morgal ne se donna pas la peine de répondre. Autour, les hommes et femmes le scrutaient de leurs regards curieux. Pas un bruit ne transperçait le silence de la scène.

— Je vois que tu es fidèle à l'orgueil propre aux tiens, continua le chef de la confrérie, mais maintenant que je t'ai intégré à ma communauté, tu demeures uniquement un vampire. Ton passé n'a aucune importance pour nous. J'imagine que si tu en es là c'est que tu as voulu le fuir, n'est-ce pas ? Je te donne une nouvelle chance à condition que tu travailles pour moi. En ces murs vivent des guerriers qui feraient trembler les armées astrales. Et si tu acceptes de te plier à mon autorité, tu deviendras comme eux, invincible.

Morgal laissa la commissure de ses lèvres remonter dans un léger sourire : se soumettre ? Évidemment que non. Mais il ne pouvait pas l'affirmer ainsi devant une assemblée de vampires tueurs.

— De ton passé, tu ne garderas que ton nom.

— Mon nom ne regarde que moi.

— Soit, admit-il d'un signe de la main, Locea, emmène-le.

La femme aux cheveux blancs rejoignit l'elfe de sa démarche souple qui lui donnait l'aspect d'un serpent.

— Suis-moi, lui murmura-t-elle.

Morgal accepta et se laissa conduire à travers les interminables et obscurs couloirs du château. Certes, le bâtiment demeurait lugubre mais comment en attendre différemment dans une confrérie de vampires ?

Les soldats qu'ils croisaient semblaient pourvus d'une assurance et d'une dextérité à toute épreuve, Morgal devait bien le reconnaitre. Ils allaient vite déchanter en s'apercevant de son niveau lamentable dans l'exercice des armes. Tant pis, c'est Jenny qui payerait.

Il reporta son regard sur la silhouette filiforme de Locea. Sa robe de satin grise marquait une taille fine et s'échancrait fortement dans le dos, exposant un étrange tatouage alambiqué. Encore une fois, Morgal ne parvint à déterminer sa race originelle mais elle ressemblait à une sorcière. Une sorcière plutôt séduisante, il fallait l'admettre.

Elle le mena aux étages supérieurs où s'enchainaient les chambres.

— Tu dormiras ici, assura-t-elle de sa voix polaire.

La pièce semblait vouloir rivaliser avec les cellules d'Ur-Nabal. Un lit, une table de chevet et une table garnissaient tout le mobilier. Dans un coin, un placard de bois encastré dans le mur s'ouvrait sur quelques piles de linges propres.

— La chambre de Jenny jouxte la tienne, continua Locea, elle pourra intervenir comme bon lui semble chez toi.

— Le paradis !

— Tu nous remercieras, lâcha-t-elle, quand tu parviendras aux sommets de la confrérie, tu toucheras à un pouvoir que même les rois et les reines ne connaissent.

— Et sinon, vous êtes qui, dans la hiérarchie de la secte ?

— Je suis le mage du Manoir. Tu devras passer régulièrement dans mon bureau afin que je surveille ta progression.

— « Tant que cela ne se transforme pas enharcèlement... »

— D'ailleurs, tu n'as pas de pouvoirs, n'est-ce pas ?

— Pas encore, je suis trop jeune.

— Bien ! Je suis excitée à l'idée de former le Vala d'un elfe. Ce n'est pas donné à tout le monde.

— Mmh.

— Au fait, puisque tu n'as pas de nom, je t'appellerai Chérubin.

— Hein ?

— Tu as une petite tête d'ange. Ce nom te va à ravir.

Elle s'emporta dans un rire glacial qui dévoilait ses canines crochues. Morgal la poussa hors de la pièce et lui ferma la porte au nez. Il en avait assez soupé de toutes ces idioties !

Il s'écroula sur sa couchette, totalement désœuvré et perdu.

Que diraient ses amis en le voyant dans de telles situations ?

— Ne fais pas cette tête, Morgal...

Il ne daigna même pas lever la tête vers Djinévix.

— Vous n'auriez pas pu me dire que j'allais vivre un tel enfer ?!

— Mmh... Non, j'avoue que te voir trimer comme ça était fort amusant, haha.

— J'ai perdu mes attrape-rêves.

La sorcière s'assit à ses côtés et sortit une perle d'une poche de sa ceinture.

— Merci, trop aimable.

— Allons, mon beau sire, tu n'es pas si bas que ça. Regarde, n'est-ce pas l'occasion de se reconstruire après la disparition de Malgal ?

— Ces gens sont de vulgaires brigands.

— La Confrérie de Hervan n'est pas un ramassis de pouilleux, Morgal, tu devrais le savoir. Et quelque chose me dit que tu parviendras très bien à te faire une place.

— Je n'ai même pas de pouvoirs, Djinévix. Cela fait des jours que je me traine dans des tribulations inarrêtables. Sans parler du fait que les vampires d'ici ne me respecteront pas plus.

— C'est sûr qu'il te faudra quelques entrainements assidus avant qu'ils ne te craignent. Mais je ne doute pas de tes capacités.

— Formidable...

— Hey ! Ce ne sera pas si terrible. Regarde Jenny, c'est une belle femme, non ?

— C'est sûr que comparée à vous...

— Je ferais comme si je n'avais pas entendu. Mais ce que je veux dire c'est que tu pourras trouver quelques bons côtés à cette formation soudaine.

— Je n'ai pas vraiment l'esprit à ça.

— Ah les elfes... Et puis je dois avouer que ton syndrome vampirique n'a pas dû améliorer la chose. Mais bon ! Si je suis là c'est bien pour t'encourager à ne rien lâcher. Tu dois absolument te surpasser, Morgal.

— En quoi est-ce si important pour vous ?

— Cela ne regarde que moi.

À ces mots énigmatiques, elle disparut dans un nuage de cendres, le laissant seule dans la pièce. Il y avait encore un long chemin à faire...

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