Chapitre 2

Le convoi cheminait depuis maintenant plusieurs semaines. Elmaril n'avait jamais autant manqué aux deux princes. Surtout que l'Aldor se révélait être un royaume beaucoup plus fade que la Fëalocy. Le plus petit pays de Calca symbolisait le centre religieux des terres elfiques. Les habitants, de véritables ascètes, repoussaient toutes formes d'exubérances et de richesses inutiles. Ils poussaient même le vice en accueillant des membres d'autres races en fuite, ce qui était grandement reproché par les autres monarchies avoisinantes.

Pourtant, l'Aldor ne manquait pas de charme : perché sur un grand plateau qui surgissait d'un lac immense, à l'instar d'une île, il gardait une connexion forte avec la nature. Les bâtiments et les rues s'harmonisaient parfaitement avec une verdure luxuriante qui se jetait ensuite du haut de la falaise jusque dans l'eau. Mais la particularité la plus marquante de ce pays demeurait l'Arbre Sacré, l'incarnation de la dévotion au Créateur, un énorme chêne qui surpassait les plus hautes tours.

— Impressionnant, commenta Malgal.

— Et extrêmement dangereux ! rétorqua son alter ego, imagine si une branche casse ! Elle pourrait écraser plusieurs avenues.

— Je ne pense pas que ce soit possible. Ce n'est pas un arbre comme les autres.

Morgal haussa les épaules pendant que leur carrosse traversait un des longs ponts qui reliait l'Aldor à l'extérieur.

— C'est joli mais ça manque cruellement de couleurs. Seuls les temples et le palais royal arborent quelques éléments fantaisistes.

— Ce n'est pas dans leur mode de vie. Les Aldoriens sont un peuple très austère. Penses-tu, leurs femmes n'ont même pas le droit de montrer leurs cheveux.

— Et alors ? Tu cherches une Aldorienne à te mettre sous la dent ?

— Non.

— Et à ce propos, interdiction de s'enticher de la moindre donzelle, c'est clair, Malgal ?

— Oui, oui. Rien ni personne ne doit casser notre paire.

— Voilà !

Morgal insistait toujours sur ce point. Une relation amoureuse ruinerait l'affection qui les unissait tous deux. Aussi s'étaient-ils mis d'accord pour repousser au plus tard ce genre de rencontre.

Le prince s'accouda à la fenêtre et poussa le rideau de velours : les rues d'Aldor résonnaient d'une activité commerciale. Différents étals s'étendaient sous ses yeux. Pour la première fois, il découvrit d'autres personnes que des elfes. Des peuplades s'étaient installées dans les murs de la cité-état pour survivre, mais dénotaient fortement avec la distinction des habitants initiaux. Certains arboraient même une apparence zoomorphe avec des tatouages et des vêtements rudimentaires.

— « Que des races inférieures, se répéta Morgal, ils ressemblent plus à des bêtes sauvages qu'à autres choses. »

Mais il devait bien admettre que ce changement culturel avait un côté assez fascinant. Comme le convoi s'arrêta momentanément, il détailla la ruelle et ses passants mais il sursauta brusquement : une étrange femme le perçait de ses yeux noirs, un sourire tordu sur ses lèvres fines. Personne ne semblait la remarquer à part lui. Là, dressée contre le mur rocailleux d'une maison, elle passait sa main dans ses dreadlocks sales. Sa peau mate et poussiéreuse s'accordait parfaitement avec son pagne de cuir déchiré et son collier de breloques qui cachait sa poitrine plate. Tout son être inspirait le dégoût et l'antipathie. D'elle s'échappait une misère sans nom, un ramassis d'effluves infectes et de crasse perpétuelle.

— Morgal ? tu vas bien ? interrogea son jumeau en sentant son trouble.

— Regarde par la fenêtre, là.

Malgal se pencha contre son frère pour jeter un œil dans la rue. À la vue de la mendiante, il blanchit brusquement :

— Morgal, j'ai vu cette femme dans un de mes rêves...

— Sérieusement ?

— Oui...

À ce moment précis, les chevaux se cabrèrent violemment et il fallut plusieurs minutes avant qu'ils ne se calment et reprennent le chemin d'Ur-Nabal.

Morgal et son frère restèrent pour la fin du voyage légèrement nauséeux. Ils ne savaient comment interpréter cette rencontre.

Aussi, lorsque la herse monumentale se leva à leur passage, ils se reconcentrèrent sur leur nouveau foyer. L'école était à l'image de sa renommée : perchée sur une hauteur du plateau, son apparence massive dissuadait les malintentionnés. Sur les créneaux et les tours, les drapeaux aldoriens claquaient au vent, touche émeraude sur les murs grisâtres du bâtiment. Des rangées de fenêtres et d'arcades laissaient filtrer la lumière chaleureuse d'un intérieur garni de cheminées. Car malgré un printemps précoce, les soirées en Aldor restaient fraiches.

Les carrosses s'arrêtèrent dans la cour d'entrée. Aussitôt, les gnomes se chargèrent de descendre les bagages pour les monter dans leurs nouveaux appartements.

À peine descendus de leur voiture, les deux princes furent alpagués par un elfe roux, à la mine stricte.

— Vous devez être les princes Morgal et Malgal ?

— C'est nous.

— Bien. Je suis l'intendant Nyalma. Le directeur étant absent, il revient à moi de vous présenter les lieux. Si vous voulez bien me suivre.

Ils hochèrent tous deux la tête et emboitèrent le pas à leur nouveau supérieur.

— Il est pédant, chuchota Malgal à l'oreille de son frère.

— Il a dû avaler une épée pour se tenir ainsi.

— Ou alors il a un balai dans le cul.

Maître Nyalma se tourna vers eux, un sourcil haussé en signe d'interrogation. Les jumeaux se pincèrent les lèvres pour n'en laisser rien paraitre.

— Bon, continua l'intendant, je vous précise dès maintenant que votre rang de prince n'entrera absolument pas en compte dans votre formation. Ici, tous les apprentis sont égaux et doivent nous obéir avec le plus grand empressement. Est-ce clair ?

— Oui, maître Nyalma.

— Au rez-de-chaussée, vous trouverez les salles d'armes et d'entrainements intérieurs. À l'étage, les salles d'instructions ainsi que les bibliothèques et les pièces aménagées pour les études. Le deuxième est réservé à votre vie sociale, un critère très important dans notre formation pour vous faire des contacts. Ensuite, au troisième, les dortoirs. Au-dessus, les appartements des enseignants et puis les greniers.

— Et le réfectoire ? demanda Malgal, affamé.

— Au deuxième. Vous rejoindrez les apprentis dès que je vous aurais montré vos chambres.

Ils s'aventurèrent ainsi dans les larges escaliers de marbre, croisant de temps à autres certains novices ou soldats. Des statues et des tableaux décoraient les murs sombres, représentant les batailles interraciales.

L'éclairage se limitait à des torches et des bougies ; de manière générale, les elfes n'avaient pas besoin de plus à leur vue affutée.

Enfin, Nyalma poussa la porte du couloir, dévoilant l'enfilade de portes closes qui se succédaient et se faisaient face.

— Parfait, vous, Malgal, vous résiderez dans le dortoir cinquante-huit et vous, Morgal, dans le quatre-vingt-deux.

— Quoi ?!

— Quelque chose ne va pas ?

— C'est que... Nous ne supportons pas d'être séparés... C'est physique.

— Qu'est-ce que c'est que cette farce ?! Vous pensez réellement que durant un combat, vos ennemis s'amuseront à vous laisser ensemble pour vous réduire à néant ?

Les deux frères se lancèrent un regard de détresse. De toute façon, il n'était pas prévu, pour eux, qu'ils finissent au front. Aussi, Morgal décida d'user de sa diplomatie :

— Maître Nyalma, vous comprenez que ce problème sera réglé dès que notre Vala respectif s'éveillera. Et d'après les mages d'Elmaril, cela ne saurait tarder.

—J'espère bien ! L'usage des pouvoirs est abordé dans notre formation. Vous avez de la chance que la première année soit théorique uniquement... Bon, ça ira pour cette fois, vous résiderez tous deux en chambre trente-cinq.

Les frères soufflèrent de soulagement comme s'ils venaient d'échapper à la peine capitale. Une fois leur supérieur parti, ils pénétrèrent dans leur dortoir et une grimace ne tarda pas à s'afficher sur leur visage : les lieux étaient pour le moins rustiques. Ils se limitaient à une dizaine de lits, flanqués chacun d'une table de nuit. Et c'est tout. Aucune marque personnelle.

— Je propose d'aller faire un tour au réfectoire, dit Malgal, l'estomac dans les talons.

— Excellente idée ! J'ai hâte de rencontrer toutes ces têtes stupides qui sèmeront notre effroyable quotidien !

— D'après Nyalma, nous devons nous créer des contacts.

— C'est ça. Affiche ton sourire le plus hypocrite ! Ce soir, nous partons à la pêche !

— Arrête, je suis sérieux. Nous pourrions nous faire des amis. Des vrais, pour une fois.

— Mais nous nous suffisons tous les deux, non ? Nous n'avons pas besoin des autres, hein ?

— Écoute ... Il peut arriver d'être séparés...

— Malgal ! On s'est promis de ne jamais en arriver là !

— Parfois le destin s'occupe de scinder des amitiés de manière... radicale.

Morgal fronça les sourcils, comprenant où il voulait en venir :

— Chasse un peu ces idées noires ! Que veux-tu qu'il nous arrive ? Nous sommes les fils du roi le plus puissant de Calca, peut-être même de la Dimension entière. Notre futur est assuré sous les meilleurs hospices avec toutes les richesses qui vont avec.

Malgal hocha silencieusement la tête, préférant clore le débat.

— « J'espère que ce ne sont pas tous ces rêves qui lui donnent ces ressassements morbides », pensa Morgal en descendant l'escalier, aux côtés de son frère.

Enfin, ils parvinrent dans le hall principal du second où la lumière du réfectoire se déversait par une large porte ouverte. Une douce odeur de cuisson se propageait dans tout l'étage, émoustillant les narines.

— Moment gênant dans quelques secondes, annonça Malgal.

— Bah, nous ne sommes pas les premiers à intégrer l'école en cours de route.

— Oui, mais comprends-tu, notre aura a de quoi déstabiliser.

— C'est vrai !

Sur ces mots, ils pénétrèrent dans la vaste salle rectangulaire. Malgré le bruit des conversations déjà présent, tous les regards se tournèrent vers eux. Des frères jumeaux, ça se remarque. Encore plus lorsqu'il s'agit de princes Fëalocen.

Ignorant cette inquisition sur leur personne, les deux nouveaux-venus s'installèrent à la première table qui se présentait à eux. Une assiette fumante les attendait chacun. Aussi, ce fut avec un certain entrain qu'ils s'assirent pour profiter d'un bon diner qui ne subissait pas les inconvénients d'un voyage.

— Je ne veux pas faire du mauvais esprit, ajouta Malgal en touillant dans son écuelle, mais ça n'a pas l'air fameux leur cuisine.

— Tant qu'ils n'ont pas mis de viande dans leur potage, il n'y a pas raison de faire scandale.

— Tu me rappelles le prix de l'école ? Il va où notre argent si ce n'est pas dans le service ?

Malgal se tut, remarquant que ses voisins lui jetaient des regards amusés.

— Quoi ? Vous voulez que j'effectue un petit numéro de claquettes ?

— Vous êtes des Fëalocen, n'est-ce pas ? demanda un elfe au visage marqué.

— Ouai. C'est si visible que ça ?

— Les princes Fëalocen passent leur temps à râler et à créer des esclandres.

— Ah. Vous avez dû rencontrer notre frère Saucarya et peut-être Falarön. De très mauvais garçons. Mais Morgal et moi sommes pacifiques.

— Qu'est-ce que vous faites dans une école militaire, alors ? ricana l'elfe en agitant ses cheveux noirs et lisses.

— C'est une excellente question, intervint Morgal après avoir abandonné son repas, notre cher père désire faire de nous de parfaits petits soldats. Mais, clairement nous ne sommes pas faits pour ça avec Malgal. Depuis le temps que nous voulons partir en vrais artistes à travers la Dimension...

— Vous êtes plutôt atypiques pour les fils du Roi en Blanc.

— Et vous ? Vous êtes qui ?

— Je m'appelle Ruinax, marquis du Croissant-Noir, en Fëalocy. Et voici mes amis. Néo, Pindy et Lalith, tous trois issus de la cour d'Elendor.

— Enchantés, lâchèrent les jumeaux dans un sourire entendu.

Morgal jaugea du regard ces nouveaux camarades. Ruinax lui paraissait bien sympathiques et plutôt intéressant pour un marquis.

— « Sûrement parce qu'il est originaire de la Fëalocy. »

L'elfe brun était doté d'une apparence avenante et d'un visage particulièrement bon, sans aucune trace de vice. Sa carrure d'athlète devait dissuader ses adversaires au combat et pourtant, il semblait très peu belliqueux. Le second par contre, Néo, gesticulait dans tous les sens, agitant gaiement sa queue de cheval blonde.

— « Celui-là sera sans aucun doute fatiguant au quotidien, » objecta-t-il dans son raisonnement.

Il passa ensuite en revue les deux femmes.

— « Des femmes dans l'armée, bah tiens ! Je me demande pourquoi c'est permis dans notre brillante société elfique. »

La première, de la douce appellation de Pindy, n'avait de féminin que son nom. Les épaules larges, les cheveux courts, les membres musclées et le cou ramassé, il était évident qu'elle ferait une mauvaise courtisane. Une chose de certaine, elle ne devait pas faire de cadeau sur un champ de bataille.

La deuxième femme au contraire... Lalith paraissait aussi frêle qu'un roseau et ses longs cheveux châtain qui cascadaient dans son dos encadraient un visage aux traits particulièrement délicats. Elle souriait en plissant les yeux, ses petites mains agrippées à son verre.

— « Mais qu'est-ce qu'elle fait là, elle ? J'espère pour elle qu'elle connait tous les mécanismes de la magie, parce que sinon... Bon, elle a le mérite d'être mignonne. »

Morgal se permit d'ailleurs de juger plus en détail son physique en jetant un regard indécent sur l'échancrure de sa tunique. À n'en pas douter, le dessous se révèlerait intéressant et il se promit de jeter un œil sur son fessier lorsqu'elle se lèverait.

Un coup de pied dans les jambes le ramena à la réalité. En face, Malgal lui faisait clairement comprendre qu'il devait arrêter immédiatement son petit jeu avant que le quatuor ne le remarque.

— Vous joindriez-vous à nous demain ? demanda Ruinax aux deux, nous avons toujours une permission le dimanche soir. Aussi nous sortirons après les cours.

— Ce sera avec plaisir, répondirent-ils d'un seul homme.

— Bien dans ce cas, nous vous souhaitons une bonne nuit.

Les jumeaux et leurs nouveaux amis se levèrent, remarquant que la plupart des apprentis avaient regagné leurs pénates. Les gnomes couraient déjà dans les rangées et empilaient les assiettes sur leurs petits bras. Cela signait la fin de la soirée.

Morgal et son frère remontèrent dans leur dortoir et s'allongèrent après une rapide toilette. Finalement, leur année à Ur-Nabal ne s'annonçait pas si terrible.

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