Chapitre 19

Cette fois-ci, Morgal courait à en perdre haleine. Du moins essayait-il, car trois flèches s'étaient plantées dans son corps : une dans le mollet et deux dans le dos. Malgré la douleur lancinante qui se propageait, il continuait d'avancer. Et pour cause ! Derrière lui, une quinzaine de monstres le prenait en chasse. Jamais il n'avait vu de pareils reptiles mais ceux-ci semblaient vouloir le dévorer plus que tout.

Son pied rata une pierre et il s'effondra dans la neige. Il n'eut pas la force de se relever, aussi, lorsque les bêtes s'apprêtèrent à se jeter sur lui pour le déchiqueter, il contrattaqua d'instinct.

Un violent sortilège sortit de son corps et dans un vacarme assourdissant, il désintégra les créatures, illuminant tout le périmètre d'un rayon bleuté.

C'était lui qui avait fait ça ?! Il venait d'user de son Vala ?!

Malheureusement, l'épuisement reprit le dessus et sa vision se mit à tourner et à se brouiller. Des cris rauques retentirent à ses oreilles... D'autres monstres le rejoignaient et cette fois-ci, il ne pourrait les repousser. Il allait se faire dévorer, éviscérer sans avoir pu se défendre.

Le crissement des grosses pattes griffues contre la poudreuse se rapprochaient, le souffle des reptiles devenaient de plus en plus perceptibles. Et puis des crocs s'enfoncèrent dans son corps, déchiquetant ses membres et ses os.

Son cri d'agonie déchira le silence de l'hiver avant de se taire pour toujours...





Il ouvrit les yeux, le souffle coupé. Pourquoi ses cauchemars baignaient continuellement dans le sang ? Était-ce une vision ? Allait-il finir comme repas pour ces gros lézards aux mâchoires béantes et crochues ?

Sa tête retomba sur l'oreiller. Bien sûr : il n'avait plus ses perles attrape-rêves.

Se redressant péniblement, il inspecta son bras : un bleu s'étendait sur une grande partie de l'avant-bras, autour d'une petite ouverture propre. Vu son état de faiblesse, les humains n'avaient pas dû lui laisser beaucoup de sang dans les veines.

Morgal soupira tout en forçant sur ses poignets attachés. Quelle guigne !

Dehors, le soleil se couchait. Parfait ! En plus de cela, il avait une faim de loup. Si son Vala pouvait au moins arrêter de faire la sourde oreille !

Soudain, des pas retentirent au fond du couloir, se rapprochant. La femme du bourgmestre apparut, un plateau sur les bras.

— Vous devez reprendre des forces, assura-t-elle en s'asseyant sur le coin du lit.

— Comme c'est aimable ! Vous pouvez me délivrer ?

— Non.

Morgal leva les yeux au ciel : on allait lui donner la becquée comme à un enfant ! Il avait l'impression qu'on voulait le gaver et l'engraisser comme un porc. Mais un détail le tira de son mécontentement. Gerbine portait un trousseau de clés à sa ceinture. Ha... Mais même s'il parvenait à le lui extirper, il ne pourrait pas entrer la clé dans la serrure des chaines. Ou alors, il demandait à la dame des lieux de le faire. Peu de chances qu'elle accepte... Hum... À moins qu'il essaie de la séduire. Il n'en avait pas vraiment l'envie. Surtout que Gerbine était une femme de trente-cinq ans qui faisait sûrement trois fois son poids. Et puis, cela ne rentrait pas dans sa morale.

Elle touilla le potage et le porta au prisonnier qui n'apprécia pas vraiment la situation.

— Allez, avalez.

À contre-cœur, il accepta et se laissa nourrir pendant ce qu'il lui parut une éternité. La femme du bourgmestre par contre, semblait enchanter de côtoyer un non-humain et racontait tout et n'importe quoi. D'ailleurs, Morgal soupçonnait qu'elle s'attardât un peu trop sur chaque cuillerée, profitant pour montrer ostensiblement son affreux décolleté. Cette insanité lui coupait l'appétit mais il était pressé d'en finir alors il ne refusait pas la moindre bouchée.

— Je comprends votre colère, murmura-t-elle d'une voix mielleuse, mais vous vous rendez compte que vous sauvez des centaines de vies !

— Ouai bah votre mari en profite bien pour faire son beurre...

— Durantal est malheureusement un homme cupide qui n'hésite pas à se faire de l'argent sur le dos des autres. Moi-même ai-je participé à son ascension sociale...

— Et vous ne vous êtes jamais rebellée contre lui ?

Elle haussa les sourcils :

— Non : sans lui, je n'aurais jamais été la femme la plus influente de la ville.

Morgal se retint de grogner : il n'arriverait jamais à la retourner contre son mari. Il devait trouver un autre moyen pour qu'elle le délivre.

— Vous êtes sûre de ne pas vouloir m'enlever ces chaines ?

Gerbine partit dans un fou-rire inarrêtable :

— Vous venez d'égorger un médecin et une domestique ! Je ne suis pas assez stupide pour vous retirer ça !

— « C'est ce qu'on va voir... »

— Et puis, vous êtes notre poule aux œufs d'or, comme le dit mon époux.

— Oh, je suis certain que l'on peut s'arranger, tous deux. Il y a bien quelque chose que vous souhaitez plus que tout, non ? Peut-être suis-je en mesure de vous le donner. J'appartiens à une race pleine de surprises...

Elle sembla soudain plus intéressée :

— C'est vrai tout ce qui se dit sur vous ?

— « Oulah, pas la moindre idée de ce que l'on raconte sur nous... »

— Que vous pouvez donner l'immortalité ?

— « Heu... Non... »

— Et vous pourriez me la donner, cette éternité ?

— Oui... Mais c'est donnant-donnant, hum ?

— Bien sûr !

La femme du bourgmestre n'en revenait pas. Elle se leva et sortit de la chambre en courant- si tenté qu'elle puisse vraiment courir-, laissant le prisonnier à son incompréhension.

Il n'avait absolument pas saisi ce que croyait son hôtesse. Évidemment qu'il ne pouvait pas lui transférer son immortalité ! Mais si cette idée pouvait l'aider à s'enfuir avant qu'il ne devienne un cadavre exsangue...

Au pire elle ne s'apercevrait jamais que le « transfert » n'ait pas marché : il serait déjà loin, haha.

Comme la nuit s'était installée dans la ville, Morgal décida de se laisser sombrer dans le sommeil. Avec un peu de chance, aucun cauchemar ne viendrait le hanter. À ce propos, il allait devoir se renseigner sur ces monstres voraces qui en voulait à sa vie... Peut-être pourrait-il déjouer le cours du destin et éviter une mort douloureuse ?

Ses pensées s'étiolèrent petit à petit alors que ses paupières se faisaient lourdes.

Et puis la porte grinça désagréablement et se referma dans un bruit de serrure. Le prince grogna, désirant dormir. Mais il fut brutalement réanimé lorsqu'un poids s'abattit sur lui.

Avant qu'il n'ait pu s'exclamer, Gerbine lui empoigna violemment sa mâchoire pour l'embrasser de force. Il avait beau gesticuler dans tous les sens, accroché à la tête de lit, il ne pouvait rien faire. Et ce n'est pas comme si elle pesait son poids ! Enfin, elle décida de décoller son visage du sien.

— Je dois admettre que l'expérience est fort plaisante, gloussa-t-elle sans s'apercevoir de la gêne qui rongeait son interlocuteur.

Ce dernier n'avait pas songé une seule seconde qu'un transfert d'immortalité se passe ainsi ! Il fit un bilan très rapide dans sa tête pour savoir comment réagir. Il n'était pas question une seule fois de coucher avec la dame de ces lieux : non seulement cela le dégoutait de le faire avec un souillon pareil mais en plus, elle était humaine. À l'avenir, il réfléchirait à deux fois avant de donner ainsi son accord. Cela lui éviterait de se faire sauter par n'importe qui.

Mais pour l'instant, il se demandait seulement comment sortir de cette mauvaise passe.

— Si vous voulez que ça fonctionne, certifia-t-il, vous devriez me délivrer.

— Ne me prends pas pour une dinde, mon mignon, je ne le ferai que lorsque tu auras rempli ta part du marché.

Zut. Morgal commençait à s'impatienter : même après cela, Gerbine ne le laisserait pas s'enfuir. D'ailleurs, vue sa nuisette totalement indécente, elle tenait à y prendre goût. Tant pis, elle allait allonger la liste des victimes collatérales. Il dégagea son bassin du ventre de la femme et suite à un mouvement de contorsion, il enserra violemment ses jambes autour du cou de Gerbine, lui coupant la respiration. Elle hoqueta de surprise, son visage de plus en plus rouge, et tenta d'écarter les genoux qui lui bloquaient la nuque.

— Tu vas pas t'en sortir comme ça, grinça Morgal en raffermissant sa prise.

Sa victime commençait à perdre connaissance malgré le nombre de coups qu'elle envoyait sur les cuisses et la poitrine de son agresseur. Finalement, elle s'écroula sur lui, le souffle court et la langue pendante.

— Merde !

Comment il allait se sortir de là, maintenant ? Non seulement il restait attaché à ce maudit lit mais en plus, il se coltinait une ennemie en surpoids qui l'écrasait. En prime, le parfum de madame dérangeait son odorat développé et ses cheveux bouclés lui grattaient le menton. Comme situation, il aurait pu espérer plus crédible mais ces derniers temps, le Destin avait tendance à s'amuser avec son cas. Qu'importe, il se vengerait.

Et pour l'instant, il se devait de se débarrasser de la charge qui l'empêchait de respirer. Mais c'était peine perdue : son manque de sang ne lui procurait plus assez de forces, surtout après son effort pour étouffer Gerbine.

Il se demandait bien d'ailleurs comment Durantal réagirait en retrouvant sa femme à peine vêtue sur son prisonnier. Bon... Ce ne serait qu'un mauvais moment à passer, non ?

— Besoin d'aide ?

Avec Gerbine sur lui, Morgal ne parvint à distinguer son interlocuteur mais au timbre de la voix, il s'agissait d'une femme.

— En effet. Si vous pouvez me débarrasser de ce paquet de graisse encombrant et me délivrer, je vous en serais reconnaissant.

— Soit.

Le prince fronça les sourcils, ayant du mal à concevoir la chose : on allait vraiment le libérer ?

Une femme apparut dans son champ de vision, la tête haute et portant des vêtements masculins qui ne laissaient pourtant aucun doute sur ses formes féminines. Sa longue chevelure noire tressée se relevait fièrement dans une queue de cheval sauvage alors qu'un tatouage noir lui barrait les joues et le menton verticalement.

Sans fournir le moindre effort, elle souleva Gerbine et la laissa s'écrouler sur le parquet, laissant Morgal remplir ses poumons d'air :

— Bien, conclut-elle en agitant les clés devant la face du prisonnier, je te sors de là, le gnome.

— Trop aimable...

Elle déverrouilla les chaines et le tira du lit. Mais Morgal ne parvenait plus à bien marcher.

— Je vais devoir tout faire, ici, grogna l'inconnue, heureusement que les elfes sont légers.

— Ah non, pas question que...

Elle l'attrapa et le fit balancer sur son épaule tel un sac à patates. Certes elle avait une forte carrure pour une femme, mais tout de même !

— Assez perdu de temps, déclara-t-elle, la dinde se réveille ; elle va ameuter les gardes.

— Lâchez-moi !

— Toi, la demoiselle en détresse, tu la fermes !

Morgal n'eut pas le temps de protester que déjà, son libérateur s'élançait dans les couloirs à grandes enjambés. Le contexte avait beau être critique, avec les soldats qui rappliquaient, les cris de colère de Gerbine et la peur de finir exsangue, la seule préoccupation du prince résidait dans le fait qu'il se faisait transporter par une femme comme s'il était un vulgaire pantin inutile.

À cause de sa position, la tête dans le dos de l'inconnue, il ne voyait rien de la direction. Par contre il avait une parfaite vue sur tous leurs poursuivants.

Et puis tout disparut lorsqu'ils traversèrent la vitre avec fracas. La chute s'acheva dans une roulade sur le toit des écuries puis un écrasement dans une courette sale.

Sans perdre un instant, ils se relevèrent tant bien que mal et se précipitèrent vers les box.

— Dépêche-toi, hurla-t-elle.

— Calme-toi un peu, la grognasse : on t'a pas pompé le sang !

— En attendant, si tu bouges pas, on va tous les deux perdre beaucoup de sang !

En effet, les hommes du bourgmestre entraient par dizaine dans la cour, l'arme au poing.

— Alaxos ! appela-t-il.

Aussitôt, le frison se débarrassa de sa longe et galopa dans leur direction. Il sauta au-dessus de la barrière de l'enclos et les rejoignit en freinant des quatre fers. L'inconnue sauta sur la selle et empoigna l'elfe pour le hisser derrière elle.

— Ya !

Elle talonna la monture qui s'élança vers la sortie. Morgal enfouit son nez dans le manteau de cuir, préférant éclipser son esprit de la réalité. Seul le son cadencé des sabots et les cris des soldats résonnaient à ses oreilles effilées. Sa compagne d'infortune dégaina une machette de son dos, ce qui manqua de l'éborgner. Un coup habile et deux têtes volèrent au sol. Un autre, suivi d'un hurlement, témoignait d'un sabrage direct dans une gorge.

Brusquement, Morgal sentit une chaleur suspecte s'élever dans son dos. Il osa tourner la tête et aperçut un énorme brasier violacé s'élever entre lui et leurs poursuivants. Bon, l'inconnue n'était pas humaine, c'était certain.

— Accroche-toi, le gnome : ça va secouer !

Il grogna en signe de réponse sans s'attarder sur le paysage qui défilait à toute allure. Les maisons et les rues s'enchainaient à l'infini, prouvant l'étendue élevée de la ville. Et puis, Alaxos accéléra et s'élança sur l'escalier des remparts. Les gardes se poussèrent pour éviter, sur le passage étroit, l'étalon en action.

Soudain, dans un bon prodigieux, le cheval sauta au-dessus des créneaux. Morgal ferma les yeux, ne préférant pas penser à l'atterrissage. La monture les embarqua dans les douves de la cité qui amortirent la chute.

Finalement, suite aux ordres de la femme, il remonta sur la berge et s'éloigna des murs.

— C'était moins une, souffla le prince en s'essuyant le front.

— Pas grâce à toi, le gnome.

— Ah ? Je vous signale que seul mon cheval pouvait échapper ainsi à la milice !

Elle leva les yeux au ciel sans s'y attarder et nettoya rapidement sa lame alors qu'Alaxos continuait tranquillement sa route.

— Nous voilà trempés, maintenant, murmura-t-il.

— Arrête de chouiner : tu auras des vêtements propres au Manoir.

— Hein ? Je n'ai pas l'intention de vous suivre, j'ignore qui vous êtes.

— Je m'appelle Jenny.

— Formidable ! Et je peux savoir pourquoi vous m'avez aidé ?

— J'ai entendu parler d'un vampire à Jasmain. J'ai pris l'initiative de te sortir d'affaire.

— Pourquoi ?

Jenny se retourna vers lui et lui offrit un sourire amusé, dévoilant quatre longues canines :

— Tu n'es pas le seul vampire. Ça ne te donne pas envie de découvrir les membres de ton espèce ?

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