Chapitre 16

Morgal claquait des dents, frigorifié dans sa cale. Mais le froid n'était rien comparé à sa rage : le bateau avait accosté depuis peu à un port de Fanyarë mais il était en incapacité de s'échapper à cause de ces maudites chaines.

Il s'essuya le sang séché sur son visage et avisa son entourage, cherchant pour la énième fois un outil qui lui permettrait de déverrouiller ses liens. Toutes ces tribulations commençaient fortement à lui taper sur le système. N'était-il pas un prince, à la fin ?! Plus vraiment puisque sa tête était mise à prix en Calca. Et à cause de ses aptitudes très présentes pour se défendre, il ne risquait pas de s'en sortir.

— « Allez, secoue-toi mon vieux ! ce ne sont que des marins pouilleux après tout ! »

Les marins pouilleux avaient d'ailleurs déserté la place pour passer la soirée au port. Cela lui donnait un peu de répit, au moins.

Mais quand il entendit des pas résonner sur le pont avec des cris rauques, sa gorge se serra. Lui qui pensait vivre une nuit paisible... Avec, un peu de chance, ils ne viendraient pas le déranger.

Mais ses espoirs furent vite balayés lorsqu'il perçut les barreaux des échelles grincer.

Le capitaine apparut dans son champ de vision, titubant lamentablement. Morgal frappa son crâne contre le bois du mur : il n'avait que ça à faire, de gérer son cas avec un alcoolique que les maisons closes avaient refusé d'héberger.

— T'es toujours là, l'elfe ? grogna-t-il en portant la bouteille à ses lèvres.

— « J'allais pas partir avec tes maudites chaines ! »

— Tu tombes bien, l'équipage compte bien jouer avec toi.

Il haussa un sourcil, ne préférant pas connaitre les règles du jeu. Mais s'il tenait à le déplacer, Nassër allait bien devoir le détacher. Et là, il pourrait peut-être s'enfuir. Surtout si les marins étaient ronds comme des queues de pelle.

Comme prévu, le capitaine l'empoigna violemment par les épaules et le détacha d'un sort. Il le traina sans ménagement à l'étage supérieur où la plupart des hommes gisaient inertes dans leur vomi ou leur urine. Morgal grimaça devant cette débauche répugnante mais se reconcentra vite sur les marins encore debout.

Le capitaine le précipita sur le sol et sortit un large couteau de boucher de sa ceinture. Les autres lumbars ricanèrent en tirant leurs armes.

— On va te saigner comme un porc, le vampire, et on va t'arracher tes oreilles de gnome.

Morgal déglutit, la peur naissant dans ses entrailles. Il n'avait qu'à saisir une lame et se défendre mais c'était plus facile à dire qu'à faire.

Nassër lui agrippa les épaules et lui plaqua le dos contre le bastingage. En-dessous, les vagues s'éclataient contre la coque du navire, mugissant avec hostilité. La situation était critique et cela ne s'arrangea pas lorsque deux autres marins totalement ivres lui tirèrent chacun un bras pour l'immobiliser. La capitaine en profita pour déchirer la chemise et entailler la peau délicate du prince qui ne put s'empêcher de crier d'effroi et de douleur. Le liquide chaud qui dégoulinait sur son ventre contrastait avec la froideur mortelle de la lame qui continuait son chemin de plus en plus profondément.

— Il gueule comme une gonzesse, l'animal, ricana un des lumbars.

— Pousse-toi, je vais lui passer une corde autour du cou et le pendre aux cordages.

Cette brillante idée fut acceptée par l'équipage alors que Morgal commençait à tourner de l'œil. La souffrance l'hébétait et il aurait voulu que sa torture finisse sur le champ. Aussi fut-il sorti de ses réflexions lorsqu'un nœud se resserra autour de sa gorge et qu'il décolla brusquement du sol. Ses poumons ne tardèrent pas à s'enflammer et la brûlure s'intensifier sous sa mâchoire. Mais le marin qui tentait de l'attacher aux cordages rata un filet à cause de son ivresse et s'écrasa sur le pont dans un bruit mat. Morgal tomba à son tour et dévala les marches qui menaient à la cale.

Lorsqu'il se releva en titubant, il entendit ses tortionnaires se diriger vers l'ouverture pour le rejoindre. Aussitôt, il referma la trappe et la bloqua avec la corde qui enserrait son cou quelques secondes plus tôt.

Il se retourna ensuite vers l'espace libre, et oubliant ses blessures, il chercha une échappatoire. Mais les hublots restaient trop étroits et la seconde issue donnait directement sur le pont où il se ferait cueillir comme une rose. À moins qu'il ne se serve du cheval... Il se précipita vers la monture qu'il sella en vitesse. Au-dessus, les lumbars s'acharnaient sur la trappe dans des vitupérations incessantes. Il n'avait plus de temps à perdre. Après avoir sanglé le cheval et attaché ses affaires le plus rapidement possible, il l'enfourcha et le talonna violemment, le poussant vers la sortie. Il actionna le levier et un pan du plafond pivota vers lui. En quelques secondes, il se retrouva sur le pont, traversant l'équipage soulé au son cadencé des sabots contre le bois.

L'étalon percuta les hommes avec violence, ces derniers ne parvenant à le retenir dans son élan. Morgal jeta un regard vers l'embarcadère et sous le coup de l'adrénaline, il élança sa monture sur la passerelle et s'échappa de l'emprise des lumbars.

Le cheval dérapa sur le ponton et se cabra, manquant de désarçonner son cavalier. Malgré les secousses, l'elfe se cramponna et laissa sa monture filer vers les premières maisons du port. Le vent fouettait son visage alors que la pluie se déversait sur ses épaules mais heureusement, il se retrouva rapidement à l'abri de la forêt. Sa course effrénée ne ralentit qu'après une dizaine de minutes, aussi, préféra-t-il arrêter Alaxos, en sueur.

Il gratta l'encolure de l'animal tout en explorant de ses yeux affutés les environs. Si la nuit était désormais tombée, sa nyctalopie lui permettait de discerner les moindres recoins et fourrés. Les bois de Fanyarë se distinguaient fortement de ceux de Calca, en raison du climat plus tropical. Les arbres avaient tendance à s'élever comme des titans, écrasant les voyageurs de leur stature impressionnante. Des sons inconnus emplissaient l'endroit désert et se mêlaient aux gouttes qui s'éclataient sur les larges feuilles.

Le prince se racla la gorge comme pour se donner contenance face à cet endroit hostile. La bravoure n'avait jamais fait partie de ses qualités mais les évènements allaient le pousser à passer au-dessus de ses peurs. Car il n'était pas question de retourner au port : il y retrouverait des membres de l'équipage et après tout, il n'avait plus un rond donc à quoi bon dormir à l'auberge ?

Il descendit d'Alaxos et sortit une lourde cape de ses maigres bagages. S'il pouvait rester au sec, au moins... Sur son ventre, trois estafilades saignaient abondamment mais à en juger le niveau de douleur, les plaies ne devaient pas être trop profondes. Sa constitution d'elfe était là pour cicatriser les blessures au plus vite mais mieux ne valait pas prendre de risques...

On ne pouvait pas dire que son voyage se soldait par un franc succès. Loin de là. Et les tribulations semblaient le guetter de leur malice tordue. Rien que l'aspect fort peu accueillant de la forêt avait de quoi décourager le plus endurci.

— Bon, ce n'est qu'une saleté de bois, grogna-t-il pour se rassurer, je ne devrais pas avoir de soucis pour m'orienter.

Car après tout, sa mère était une elfe sylvestre. Il n'aurait pas de problème à se mouvoir dans ce milieu mais il n'osait imaginer ce qu'il se passerait s'il rencontrait une bête sauvage. La fuite serait sa seule solution.

Mais en attendant, la soif lui brulait la gorge et se propageait dans son corps, l'engourdissant fatalement. S'il ne trouvait pas un être vivant à saigner, il perdrait la raison. Et vue son comportement dans les cales, une rechute s'annoncerait sûrement sous peu.

Morgal maudit une nouvelle fois son handicap et remonta en selle pour guider sa monture à travers les larges troncs humides.

Une lumière bleutée et tamisée se propageait sous les branches alors que le froid sévissait toujours plus. Des cris stridents appartenant à des animaux de nuit retentissaient à quelques mètres de lui, ce qui ne le rassura pas le moins du monde.

Même Alaxos pivotaient ses oreilles d'un air inquiet, sans doute alerté par un quelconque danger ou par l'angoisse de son cavalier. Le frison continua pourtant sa marche sans se soucier de la pluie glaciale qui alourdissaient ses crins noirs.

Son maître profita de ce climat de torpeur irréel pour se replonger dans ses pensées. Que pouvait-il désormais faire ? Par où diriger ses pas ? Il vagabondait comme une coquille vide, abandonné par celui qui avait tout partagé avec lui. Certes, sa vie n'avait plus aucun sens mais une voix inconnue lui criait de continuer d'avancer, de se battre contre cette maudite destinée. Peu importe où il se dirigeait, de toute façon, il ne pouvait pas tomber plus bas.

Un hurlement aigu le sortit de ses réflexions. Ses oreilles se dressèrent comme pour entendre une nouvelle fois le cri se répéter. Et c'est ce qu'il se produisit.

La sueur commença à imprégner sa chemise et son cœur tambourinait dans sa poitrine. Tous ses sens le poussaient à fuir mais comme possédé par la nouvelle voix dans sa tête, il se dirigea vers l'origine du bruit.

Bientôt, une clairière sombre se présenta à lui. Là, une fillette, allongée sur le ventre tentait de se soustraire à la mâchoire d'un loup solitaire. Morgal écarquilla les yeux, ne sachant ce qu'il devait faire. Il demeura fasciné quelques instants par la scène, un sourire naissant sur ses lèvres fines. Voir l'enfant souffrir lui procurait un certain plaisir malsain et le sang qui coulait sur les feuilles mortes attisait sa soif. Pourtant, la gamine hurlait à s'en déchirer les cordes vocales alors que la bête lui tenait le mollet et la tirait comme une proie déjà morte.

L'elfe cligna des yeux et revint brutalement à la réalité. S'il n'intervenait pas maintenant, l'enfant se viderait de son sang.

Il serra donc les flancs de sa monture et piqua vers le fauve, l'épée dégainée. Le loup lâcha sa victime et montra les crocs dans un grondement féroce, faisant cabrer Alaxos. Morgal fut désarçonné mais évita une chute douloureuse grâce à la souplesse due à sa race. Il allait devoir se passer du cheval.

Il se précipita vers le fauve en abandonnant son épée. Le poignard au poing, il se jeta sur le loup sans attendre et lui enfonça la lame dans le cou. La bête glapit, claquant sa mâchoire dans le vide. Le prince réitéra son coup et trancha la gorge dans une gerbe de sang.

L'animal s'effondra sur le sol, inerte. Morgal contempla le liquide rouge s'échapper de la plaie béante puis se reconcentra sur sa lame qu'il lécha pour en retirer l'hémoglobine.

Les gémissements de la fillette lui firent tourner la tête ; il l'avait oubliée, celle-là. Dans un râle de lassitude, il se dirigea vers l'enfant.

La petite le regardait de ses grands yeux gris tout en dégageant son visage sale de ses longs cheveux bruns. Elle était entièrement vêtue de guenilles, ce qui n'était pas étonnant pour une humaine. En Fanyarë, sa race était exploitée par les astres sans pour autant être réduite en esclavage. Toutefois, la différence était parfois de l'ordre de l'invisible.

— Hum... Comment t'appelles-tu ?

La gamine se recroquevilla sur elle-même sans répondre. Son sauveur soupira et s'accroupit devant elle.

— Écoute petite, je vais te ramener chez toi, ça te va ? Mais je vais d'abord soigner ta jambe si tu le permets.

À vrai dire, il n'attendait pas une quelconque autorisation pour bander le mollet meurtri avec le châle déchiré de l'enfant.

Il se retint de respirer en voyant le sang s'écouler de la blessure. Il avait terriblement envie d'arracher le reste de peau et de rassasier sa soif mais il se retint. Il ne voyait pas comment il pourrait se pardonner un tel acte par la suite. Mais après tout, cette gamine était perdue dans la forêt, loin de chez elle. Peut-être n'avait-elle plus de famille et que ce n'était qu'une question de temps avant qu'elle ne meure. Une disparition de plus ou de moins... Et quitte à ce qu'elle disparaisse, pourquoi ne devait-il pas en profiter ? Après tout, il rendrait service à cette stupide créature en arrachant sa vie futile. Et le sang pourrait à nouveau couler dans sa gorge, encore et encore, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucune goutte...

La fillette poussa un gémissement en sentant le bandage se resserrer brutalement sur sa jambe. Cela eut le don de ramener son sauveur à la réalité.

Morgal resta bouche bée : ne venait-il pas d'imaginer dévorer cette enfant ? C'était abominable. Sa maladie l'avait rendu aussi détestable que dangereux.

Il prit une grande respiration et se releva en attrapant la petite humaine dans ses bras. Il l'installa sur l'encolure d'Alaxos où il la rejoignit.

— Bon, tu me dis où se trouve ton village ou alors on meurt de froid, à toi de voir.

Elle hocha la tête en enfouissant ses petites mains bronzées dans la crinière épaisse du frison.

— À Osséan, monsieur, murmura-t-elle d'une voix à peine audible.

— Quelle direction ? demanda-t-il en la recouvrant d'un pan de sa cape.

— Au Sud...

Morgal soupira encore une fois et talonna sa monture en direction du village, espérant qu'il ne soit pas trop loin et que les habitants ne soient pas trop belliqueux.

Il grimaça alors que l'odeur amer du sang remontait à ses narines. Décidément, il ne se débarrasserait pas de cette satanée soif ! Mais peut-être que l'arrivée de son Vala viendrait calmer les symptômes. Il se demandait bien d'ailleurs ce que faisait sa magie à dormir comme un dragon sur son trésor.

Après de longues minutes de trots, la gamine commença à s'agiter sur la selle, reconnaissant le coin.

Elle montra du doigt une trouée par laquelle on discernait les premiers toits de chaume. Le prince, soulagé, guida sa monture jusqu'aux portes du village.

La pluie s'était arrêtée et des torches éclairaient les murs et les places du petit bourg endormi. Seuls quelques gardes surveillaient l'entrée. Morgal se présenta docilement au contrôle, pressé de trouver un abri pour la nuit.

— T'es qui toi ? demanda un homme à la voix gouailleuse, j't'ai jamais vu dans le coin.

— Heu... Je suis un voyageur... La petite a affirmé vivre ici.

— Ouai, je la reconnais. C'est la mioche du forgeron. Et toi, tu fais quoi sur ces terres ? Ton visage est beaucoup trop parfait pour que tu sois un simple paysan.

L'elfe se pinça les lèvres, faisant exprès de scruter les flammes des torches afin de ne pas montrer le scintillement de ses iris dans le noir.

— Mon histoire ne regarde que moi.

— Ouai, renchérit l'autre garde, et moi je vois surtout que t'es armé.

— J'ai la tête d'un criminel ?

— Bah, enlève ta capuche que je vois mieux ton joli minois de gonzesse.

Morgal claqua sa langue d'énervement : il commençait à en avoir assez qu'on le prenne pour une donzelle. Et il n'était pas question qu'il se découvre : les gardes ne le laisserait jamais passer avec ses oreilles trop longues.

— Bon, écoutez, je viens de sauver la petite alors, si j'avais de mauvaises intentions, je n'en serais pas là.

— Ça va, ça va. Tu peux passer... Mais on te tient à l'œil.

Alaxos se remit au pas et ils entrèrent dans l'enceinte du village silencieux. Morgal afficha une moue dédaigneuse en contemplant les habitats sommaires des humains. Pas étonnant qu'ils se fassent victimisés par les astres... Lalith avait beau affirmer le contraire, leur civilisation était plus que primaire.

La gamine lui fit signe de s'arrêter devant une forge. Il comprit que c'était là qu'elle résidait. Il l'aida à descendre et se dirigèrent tous deux vers la porte de bois massif. Le prince toqua doucement en lançant un sourire à la fillette qui lui rendit après quelques secondes d'hésitation.

Le battant s'ouvrit sur un homme à la forte carrure, suivi d'une femme aux cheveux nattés.

— Ma petite Sibline ! s'exclama la mère alors que son mari attrapait sa progéniture dans ses bras musclés.

Morgal haussa un sourcil : bon, ces humains étaient apparemment dotés de sentiments normaux.

La femme caressa la chevelure ébène de son enfant avant de se tourner vers leur bienfaiteur.

— C'est vous qui l'avez ramenée ? demanda-t-elle avec le regard rempli de reconnaissance.

— En effet. Un loup l'a attaquée à quelques lieues d'ici. Je ne pense pas que sa blessure soit grave...

— Oh merci ! Comment vous appelez-vous ?

— Je... Morhunas...

— Eh bien monsieur Morhunas, nous ne pourrions jamais vous remercier assez.

— « Et vu l'état de votre taudis, c'estcompréhensible... »

— Nous n'avons pas d'argent, expliqua le forgeron, mais si vous voulez quoique ce soit d'autre...

— Si vous pouviez juste me loger pour cette nuit...

— Bien sûr ! suivez ma femme, elle vous montrera votre couchage.

Morgal marmonna un remerciement et emboita le pas à l'humaine qui le conduisit dans une mezzanine, au-dessus de la forge. Adossé contre le conduit de la cheminée, un lit fourré de paille attendait patiemment son locataire.

— Vous voulez de quoi manger, monsieur Morhunas ?

— Mmh ? Non merci. Je me contenterai d'un repas demain matin, avant de repartir.

— Encore mille mercis pour Sibline, ajouta-t-elle en le quittant, on pensait ne plus la revoir.

— « Ils sont vraiment tordus pour laisser leur marmaille courir dans la forêt, la nuit... »

Le prince contempla sa couchette avant de se décider à enlever sa cape et sa tunique. Il examina ses blessures mais ne lui paraissant pas trop graves, il préféra les ignorer. Par soucis de commodité, il garda son pantalon mais ce dernier était autant trempé que le reste de ses vêtements et avait bien besoin de sécher. Tant pis, il aurait dû prendre d'autre habits avant de se lancer dans cette aventure sans queue-ni-tête.

Mais pour l'instant, la seule chose qui importait était de dormir avant de continuer sa route vers l'inconnu.


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