Chapitre 14
La route pour le Sud eut l'avantage de se rapprocher d'un climat plus clément. En fait, c'était bien le seul point positif de cette traversée. Car Morgal se demandait bien s'il ne serait pas plus simple de se jeter par-dessus bord pour abréger ses quotidiens désastreux.
Marin médiocre, il se donnait toutefois à sa tâche qui se résumait à laver le bâtiment de mât de misaine aux caves infestées par les rats.
— « Aucune hygiène, ces barbares ! » râlait-il.
Lui qui avait vécu dans un luxe permanent, il tombait bien de haut avec ces basses besognes. Étant un elfe, le reste de l'équipage portait une forte aversion à son encontre. Chacun avait dû perdre un être cher à cause de son peuple, avait-il conclut. Mais au fil des jours, cela devenait lassant et irritant.
Dès le premier instant, le lumbars, le capitaine Nassër, lui avait expliqué les fondamentaux du voyage :
— Bon, l'elfe. Ici, c'est moi qui commande donc pas d'entourloupe, hein ? Si je te demande de récurer ma cabine à l'heure la plus tardive de la nuit, tu le fais. Si je t'ordonne de m'apporter mon repas et de cirer mes bottes, tu le fais. Si...
— C'est bon, j'ai compris.
Il avait écarquillé les yeux sous ses gros sourcils froncés et avait ajouté :
— J'aime pas ton petit air d'angelot, l'elfe. Je suis au courant que ta race n'est qu'une bande de cul-terreux perfides. Alors dans ce bateau, ton seul équivalant, ce sont les rats pestiférés des soutes, c'est clair ?
Morgal soupira en se rappelant cette joyeuse conversation. Certes, il ne voulait pas devenir un grand guerrier. Mais être rétrogradé à un mousse harcelé à cause de ses origines ethniques, ce n'était pas mieux.
Il reposa la serpillère dans le sceau et leva la tête vers le cheval qui le regardait de ses grands yeux.
— Arrête, gronda l'elfe, je devais monter dans ce bateau. Je n'y peux rien si tu t'es blessé... Bon, un peu mais je t'assure que je ne voulais pas qu'ils choisissent de te manger.
L'étalon secoua sa crinière comme pour témoigner son mécontentement.
Aussi, comme s'il voulait échapper à sa culpabilité, Morgal quitta la réserve et remonta jusqu'à la dunette. Au loin, la mer d'Encre s'étendait à l'infini. C'était légèrement angoissant pour un elfe non-habitué à ce genre de locomotion. Mais nécessaire pour sauvegarder sa liberté.
— Encore en train de glander, le cul-terreux ?
Le concerné souffla d'exaspération en sentant le capitaine recommencer ses commentaires inutiles. Accoudé au gouvernail, il demeurait oisif, observant la moindre activité sur le pont. Sur son épaule, le cormoran croassait à s'en décrocher le bec.
— Votre navire est propre, rétorqua Morgal, maintenant, s'il part en miettes, c'est un menuisier qu'il faut appeler.
Nassër grimaça devant l'insolence de son mousse. Il déficela le haut de ses grègues et urina sur le pont :
— Tu peux laver maintenant, ricana-t-il.
Morgal se mordit la joue, fulminant.
— « Je vais te la faire manger, cette serpillère ! »
— Tu sais quoi, le gnome ? ajouta le lumbars, tu me fais penser à une putain que j'ai sauté dans un bordel d'Arminassë. Sauf qu'elle était plus enjouée que toi... Toi, t'as une sale tête d'aristocrate pédant. Ça me fait rire de te voir laver mon bateau.
Le prince haussa un sourcil : il avait la preuve que toutes ces créatures appartenaient à la case « races inférieures », comme le dénommait son père.
Il avait l'impression d'avoir quitté toute forme de civilisation avec cet équipage grossier et épuisant. Il préférait ne pas leur adresser la parole car en général, il ne récoltait que des insultes et des ordres déplacés.
Lui qui se dotait d'un caractère très extraverti et bavard, il se retrouvait à se museler. De toutes façons, les conversations des marins manquaient grandement de qualité. Leurs seuls sujets se limitaient à des déboires envers la justice et à leurs prouesses d'une nuit auprès d'une prostituée.
Cela lui changeait de la cour Fëalocen !
— Reste pas les bras ballants, grogna le capitaine, nettoie ça et part aider aux cuisines. T'as pas embarqué sur mon rafiot pour te toucher la nouille.
Sur ces mots d'une rare distinction, le lumbars quitta son poste pour rejoindre son second, à l'autre bout du bateau.
Morgal grinça des dents. Il aurait bien voulu jeter le capitaine par-dessus bord mais ce dernier lui mettait plus d'une tête, sans parler de la masse musculaire.
Et puis, en y réfléchissant, le prince n'avait pas la carrure ni le soutien pour mener une mutinerie, il finirait simplement au bout d'une planche avec un poids à chaque pied.
Mais il n'était pas question qu'il lave le sol après que son supérieur ait fait. Il n'était pas un gnome, non plus.
Aussi décida-t-il de regagner les cuisines pour obéir en partie aux ordres. Le cuisinier était un astre épuisant qui gesticulait en tous sens et dont la tâche ne semblait le calmer.
— Ah ! s'exclama-t-il en apercevant Morgal, tu tombes à pic ! Il faut préparer la viande avant que Nassër ne nous démolisse !
— Qu'est-ce qui t'a poussé à quitter ton pays ? demanda le prince en s'attelant à sa nouvelle tâche.
L'astre haussa les sourcils mais n'hésita pas à répondre, peu habitué à avoir de la compagnie.
— Une sale histoire ! J'ai fait fortune à Arminassë sur le commerce d'armes. Mais je me suis fait des ennemis à cause de la popularité. Ils ont trouvé un moyen de me discréditer. J'ignore comment, mais un beau matin, je me suis retrouvé dépossédé de mes biens et expulsé du pays avec un mandat de la reine en personne ! Ensuite...
Morgal leva les yeux au ciel : il avait ouvert la vanne et maintenant l'eau n'arrêterait pas de couler. Pendant plusieurs minutes interminables, son compagnon déblatéra son histoire en s'attardant sur certains détails inutiles. Enfin, il s'essouffla :
— Et toi, l'elfe ? Pourquoi es-tu parti ?
— Heu... Je voulais changer d'air.
— Je comprends que tu ailles en Fanyarë. Les femmes là-bas t'ouvriront les bras pour quelques piécettes trébuchantes. Et avec ta belle petite gueule, elles le feront peut-être gratuitement. Quoique... J'oubliais que tu étais un elfe. Qu'importe, la nouveauté a du bon. Mais ta race ne s'intéresse pas aux autres, je me trompe ?
— Non.
— Vous êtes si étroits d'esprit, vous autres les elfes ! C'est affligeant et irritant. Avec votre racisme, personne ne vous aime.
— Cela ne nous dérange pas.
— Et votre morale étriquée a de quoi rendre fou ! Mais franchement, tu oublierais vite tes habitudes vertueuses en découvrant les délices d'Arminassë.
— Non, merci.
Morgal commençait à s'impatienter : les astres se sentaient toujours obligés de justifier leur mode de vie douteux. Oscillant sans cesse entre libertinages et complots, il n'était pas étonnant qu'ils récoltent les critiques des autres peuples. Mais d'un certain côté, ils en tiraient leur fierté.
Ils étaient d'ailleurs les seuls à connaitre une conception différente des autres races car ils étaient par nature stériles. Cela rendait donc ces magiciens légèrement originaux dans leur manière de percevoir le monde.
Morgal secoua la tête et se reconcentra sur le morceau de viande à dessaler. Ce contact avec la chair rougi lui fit tourner de l'œil. Ça le dégoutait sincèrement. Il n'était pas habitué à se salir les mains et depuis son embarquement, il découvrait toutes les facettes d'une vie à la rude. Et toucher des aliments gluants ne l'aidaient pas à garder les repas précédents dans son ventre. Déjà que la houle s'y mettait...
Lorsqu'il s'attaqua aux boudins, il blanchit avec la sérieuse envie de vomir. Des flashs de la mort de Malgal l'assaillirent, obstruant tout raisonnement. Instinctivement, il porta la main à sa poche pour en sortir la gourde de sang.
Mais comme il le craignait, elle se trouvait vide : il allait devoir taper dans ses réserves pour ne pas perdre le contrôle. En espérant qu'il lui en reste. Sinon, il serait forcé d'égorger un membre de l'équipage, et à ce moment-là, son espérance de vie diminuerait drastiquement.
— Dis-donc, l'elfe, je savais que les tiens étaient des fragiles, mais de là à ne pas supporter couper trois morceaux de viandes...
— Excusez-moi...
Morgal se retira pour courir au gaillard d'avant et vomir par-dessus bord. Un goût écœurant imprégnait ses papilles ainsi qu'une odeur peu avenante. Il décida de regagner les cabines où il avait installé ses maigres bagages. La nuit n'étant pas encore tombé, il avait quelques heures devant lui avant que les matelots ne le rejoignent.
Il fouilla donc dans les poches extérieures de son sac pour en sortir une gourde. Il grimaça en sentant le poids dangereusement léger du récipient. C'était la dernière qu'il lui restait et le navire n'atteindrait pas les côtes de Fanyarë avant une semaine.
Le prince se pinça la bouche en coin, comme si ça pouvait l'aider à élucider son problème : il pouvait toujours saigner le cheval en attendant mais la pauvre bête avait déjà payé le prix fort. Quant au reste de l'équipage, il doutait fortement qu'un des membres acceptent de se laisser ouvrir le bras pour ses besoins. Il ne ferait que créer une panique chez la plupart de ces marins superstitieux.
Morgal jura intérieurement en contemplant sa misérable existence. Comment avait-il pu tomber aussi bas ? Il se le demandait. Surtout qu'un besoin de violence pulsait dans ses veines ; il se réfrénait mais si l'équipage continuait de le harceler, il finirait par craquer.
Lasse de tant d'ennuis, il monta dans son hamac pour oublier sa soif.
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