Chapitre 2 : coïncidence inconvenante

Anna sort du bâtiment, complètement paniquée. Son tailleur crème, trempé de sueur, colle à sa peau. Son cœur bat furieusement dans sa poitrine, ses tempes pulsent sous la douleur, et elle avance sans savoir où aller. Ses pas la mènent au hasard à travers la ville, désorientée, perdue.

Elle percute plusieurs personnes sur son chemin, murmure des excuses à peine audibles, les yeux fixés dans le vide. Tout se mélange dans son esprit : les bruits assourdissants de la ville, les images chaotiques de la vision qu'elle a eue pendant son entretien. La douleur dans sa tête ne faiblit pas.

Anna traverse un passage piéton, mais ne remarque pas que le bonhomme est rouge. Un klaxon retentit brutalement, la tirant de sa torpeur. Une voiture freine d'urgence et l'automobiliste hurle des insultes en s'éloignant. Tremblante, Anna grimace de dégoût et s'éloigne rapidement vers le trottoir.

Son souffle est saccadé. Elle tente de se raccrocher à la réalité, mais son esprit revient sans cesse à ces images effrayantes qu'elle a vues dans le bureau de M. Owlier. Les bâtiments inversés, la ville rouge sang. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Tout lui échappe.

Elle bifurque dans une ruelle, les effluves des restaurants flottant dans l'air la prennent à la gorge. Anna s'assoit lourdement sur le sol poussiéreux, à l'abri des regards, et s'effondre, les larmes coulant le long de ses joues. Elle cache son visage dans ses mains, envahie par la peur.

Ce n'est pas la première fois que cela lui arrive. Depuis son enfance, ces visions apparaissent sans prévenir. Une image, un son, une forme, et quelque chose en elle se déclenche. Ce n'est pas qu'un simple rêve éveillé : ces visions se glissent dans son âme, violentes, inévitables. Ses parents l'ont toujours protégée, lui interdisant d'en parler à quiconque. Elle ne comprend toujours pas pourquoi elle, une simple fille passionnée par la science et la mécanique, est condamnée à voir ces horreurs.

Son meilleur ami, Dennis Rotver, est le seul à qui elle a pu se confier. Il a été témoin d'une de ses crises, et depuis, il l'a toujours soutenue, même si ses visions lui pèsent. Ces phénomènes ont une étrange particularité : ils prédisent à la fois le passé et l'avenir. Anna passe ses jours à chercher à comprendre d'où ils viennent, ce qu'ils signifient. Mais le poids de ces révélations, surtout quand elles prédisent des catastrophes, devient parfois insupportable.

Une main se pose sur son épaule. Elle sursaute violemment pour la quatrième fois de la journée. À travers ses larmes, elle distingue une silhouette familière. C'est Dennis, son ami d'enfance. Elle pousse un hoquet et se jette dans ses bras, cherchant du réconfort.

— Ça s'est si mal passé que ça ? demande-t-il doucement, l'inquiétude teintant sa voix.

Anna ne répond pas. Épuisée par ses émotions, elle n'a qu'une envie : rentrer chez elle.

— Je t'expliquerai plus tard, murmure-t-elle dans ses bras. Rentrons.

Dennis l'aide à se relever, la soutenant par le bras. Ensemble, ils retournent sur le boulevard. Dennis lève la main pour héler un taxi. Une voiture s'arrête rapidement, et il aide Anna à monter avant de donner leur adresse au chauffeur :

— Direction 566 Pikaya Street, s'il vous plaît.

Le taxi démarre en trombe, s'engouffrant dans la circulation dense de la ville, tandis qu'Anna repose sa tête contre la vitre, essayant de chasser les images qui hantent son esprit.

* * *

À l'autre bout de la ville, M. Owlier descend de sa limousine devant un immeuble à l'angle de la 4ᵉ avenue d'Ikon Nice. Il est préoccupé, son visage fermé. Depuis la fuite précipitée d'Anna Dogger, il n'a pas réussi à se détendre. Il a envoyé son fidèle compagnon, Arcane, pour la surveiller. Quelque chose ne tourne pas rond.

Le portier lui ouvre la porte d'un geste poli, et M. Owlier entre dans le hall luxueux. De grands piliers en marbre blanc se dressent autour de canapés beiges, surplombés d'un lustre en cristal étincelant. L'endroit respire la perfection, tout est à sa place, mais M. Owlier ne prête pas attention à l'élégance du décor.

Il se dirige directement vers l'ascenseur, détachant sa cravate et déboutonnant le col de sa chemise en montant. Le « ting » annonce l'ouverture des portes au dernier étage. Alors qu'il s'apprête à sortir, son téléphone vibre dans la poche de son costume.

D'un geste agacé, il sort l'appareil et voit que l'appel provient du laboratoire du pont Est.

— Owlier, j'écoute, grogne-t-il en décrochant.

— Monsieur, vous nous avez demandé de vous prévenir dès que la substance commencerait à réagir, informe une voix hésitante de l'autre côté.

— Oui, et alors ? coupe M. Owlier, son ton tranchant.

Un silence s'installe avant que l'homme au bout du fil n'ose répondre, la peur dans sa voix.

— La substance s'est solidifiée à seize heures, monsieur. Elle est passée à l'état cristallisé.

M. Owlier pousse un long soupir de soulagement.

— Vous me dérangez pour ça ? gronde-t-il, irrité.

— C'est que...

— Surveillez-la cette nuit et envoyez-moi un rapport détaillé demain. Je ne veux plus d'appels inutiles, rétorque Owlier avant de raccrocher sans attendre.

Il jette son téléphone sur le canapé anthracite et se dirige vers sa cave à vin. Il en sort une bouteille de grand cru et se sert un verre, les pensées embrouillées. En rejoignant son bureau, il pose la pile de dossiers qu'il a ramenée avec lui. Celui d'Anna glisse du haut de la pile et tombe au sol.

Agacé, il se penche pour ramasser la pochette bleue. Un détail le frappe soudain quand il regarde la feuille dépassant de celle-ci. L'heure de l'entretien d'Anna correspond exactement à l'heure de la solidification de la substance. Un lien... coïncidence ? Ou est-elle plus impliquée qu'il ne le pensait ?

M. Owlier s'installe dans son fauteuil, son regard tourné vers la baie vitrée où un orage commence à se former. Il allume sa lampe de bureau et commence à lire les recherches d'Anna. À mesure qu'il parcourt ses travaux, il découvre des formules qu'elle n'a pas mentionnées pendant l'entretien. Des théories cachées, des équations complexes... et des liens plus qu'évidents avec les événements récents.

Il doit impérativement retrouver cette femme.

* * *

Le taxi se gare devant le 566 Pikaya Street. Dennis descend le premier et aide Anna à sortir. Le quartier est loin de l'agitation des gratte-ciel du centre-ville. Les habitations sont simples, construites en blocs de plastique recyclé, vestiges de la reconstruction après la grande catastrophe de 2055. Les tempêtes, les inondations, et les explosions volcaniques ont transformé la planète en une immense étendue d'eau. Aujourd'hui, seules quelques îles survivent, et Stormdale, autrefois Manhattan, est l'une d'elles.

Anna et Dennis s'approchent de la maison d'Anna, une modeste construction faite de matériaux de récupération, comme toutes les autres. Les vitres en plexiglas et la porte en PVC sont un rappel des temps difficiles. Toute matière comme le verre est réservée aux laboratoires de recherche.

Ils franchissent le seuil, et la mère d'Anna, Joe, surgit de la cuisine, le visage marqué par l'inquiétude.

— Bonté divine, Anna, dans quel état es-tu ? demande-t-elle en voyant sa fille, son tailleur couvert de boue et de saleté.

Anna baisse la tête, honteuse, les larmes menaçant de revenir. Dennis intervient pour expliquer la situation :

— Elle a eu... tu sais quoi, juste après son entretien.

Joe soupire et se rapproche de sa fille.

— Oh, ma chérie...

Joe n'est pas très démonstrative, mais elle aime profondément sa fille. Elle a été élevée dans une famille rude, où les émotions étaient un signe de faiblesse. Mais depuis sa rencontre avec Stéphan, le père d'Anna, elle a réussi à s'adoucir, même si elle garde un caractère bien trempé.

— Ne t'inquiète pas, maman, souffle Anna, je vais prendre une douche, ça ira mieux après.

Sa mère lui tend deux cachets et un verre d'eau avant qu'elle ne monte à l'étage.

— Papa est encore en service ?

— Oui, il est sur le pont pour la nuit, répond Joe en retournant à ses fourneaux.

Arrivée au milieu haut des escaliers, Anna s'arrête un instant et regarde Dennis, toujours là, grignotant une pomme déshydratée.

— Tu restes dîner ? propose-t-elle.

— Non, ça ira, ma mère a besoin de moi, répond-il en souriant.

Joe lui tend une tarte qu'elle a préparée.

— Emporte ça pour ta famille, ça leur fera plaisir.

Dennis la remercie et s'éloigne vers la sortie. Anna se dirige vers la fenêtre sur le palier, observant son ami dans la rue, elle est reconnaissante de l'avoir à ses côtés. Malgré tout, elle sent que leur amitié change, que les responsabilités l'éloignent peu à peu. Dennis est devenu le chef de famille après que son père se s'est retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. Il a reçu des balles perdues quand une manifestation a dégénéré dans les rues il y a quelques mois. Les autorités se sont bien lavé les mains pour rejeter la faute sur de la légitime défense.

— Le repas sera prêt d'ici à trente minutes, hurle Joe de la cuisine.

Anna soupire et se dirige vers la salle d'eau. L'eau chaude coule sur sa peau alors qu'elle tente de se détendre. Elle ignore qu'à l'extérieur, perché sur un lampadaire, Arcane, le hibou de M. Owlier, l'observe, ses yeux perçants fixés sur la fenêtre embuée. 

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