Chapitre 1 : un entretien à la dérive

Sous une chaleur étouffante, malgré un ciel grisonnant, les habitants de la métropole de Stormdale se précipitent dans les ruelles en ce premier jour d'été. Entre les gratte-ciel, les hommes et les femmes trottinent, portable en main, besace sur l'épaule, se rendant à leur travail. Pendant que les plus jeunes et les familles flânent devant les vitrines des boutiques.

Tout ce mouvement incessant, semblable à un manège de fourmis, se déroule sous le regard distant d'Anna Dogger. Du haut du quarantième étage d'un building, elle observe cette scène urbaine par la grande baie vitrée, plongée dans ses pensées. Assise sur une chaise, dans une salle d'attente, elle attend patiemment que son entretien commence. Ses talons claquent légèrement sur le sol en marbre, un bruit régulier qui trahit sa nervosité.

Les fauteuils en cuir crème, la fausse plante verte dans un coin et la vue magnifique de la ville baignant la pièce d'une lumière froide, tout semble soigneusement organisé pour donner une impression de luxe et de contrôle. Un tableau domine l'un des murs blancs, son cadre noir brillant accentue les lignes d'autoroutes que la photographie capture.

Anna fixe cette image, ses yeux plissés sous l'effet d'une douleur sourde qui s'installe dans ses tempes. Un mal de tête s'immisce lentement, rendant son regard de plus en plus lourd. Elle semble attirée, presque hypnotisée, par cet enchevêtrement de routes.

— Mademoiselle Dogger ? appelle soudain une voix féminine.

Surprise, Anna se retourne et découvre la secrétaire, une femme élégamment vêtue d'un pantalon tailleur gris et perchée sur de hauts talons. Ses cheveux bruns sont tirés en un chignon impeccable, mais son visage, bien que professionnel, révèle une curieuse pâleur, accentuée par un rouge à lèvres criard. La secrétaire la fixe, un éclat de curiosité dans les yeux.

— Monsieur Owlier va vous recevoir, veuillez me suivre, indique-t-elle d'un geste poli, montrant la direction.

— Je vous remercie, répond Anna en se levant.

Elle suit la secrétaire dans un couloir impeccablement éclairé, où chaque pas résonne comme une marche vers l'inconnu. Elles s'arrêtent devant une double porte en chêne doré. La secrétaire frappe trois coups, attendant un signe.

— Entrez ! ordonne une voix masculine derrière la porte.

La secrétaire ouvre une moitié de la porte et invite Anna à entrer. Celle-ci s'avance dans un bureau impressionnant, beaucoup plus vaste que ce à quoi elle s'attendait. Un canapé d'angle anthracite occupe le côté droit, près d'une table basse en verre sur laquelle trône une composition florale en plastique. À gauche, une grande table de réunion noire est entourée de chaises assorties, avec un écran plasma en fond.

Tout au fond de la pièce, un bureau brun foncé est disposé avec une précision presque chirurgicale : les crayons parfaitement droits, les feuilles méticuleusement alignées. Il est évident qu'aucun grain de poussière ne pourrait se risquer à troubler cet ordre absolu.

Anna lève les yeux et remarque que Monsieur Owlier, le PDG, n'est pas assis derrière son bureau. Appuyé contre la rambarde du balcon qui surplombe la ville, il observe silencieusement la métropole grouillante en contrebas. De dos, il dégage une impression de puissance et de contrôle. Son costume gris pâle souligne la rigueur de son maintien, et ses poings sont fermement serrés contre la balustrade. Ses cheveux bouclés, d'un châtain tirant vers le roux, attrapent quelques reflets dans la lumière grisonnante.

Absorbée par cette image, Anna ne réalise pas que la secrétaire a déjà quitté la pièce. Elle reste figée, fascinée par cet homme qui semble ignorer sa présence pour mieux contempler Stormdale. Pendant un instant, elle se sent presque insignifiante, malgré l'effort considérable qu'elle a fourni pour se préparer à cet entretien. Ses cheveux blonds, laissés lâchés tombent en cascade sur ses épaules, et son tailleur beige, qu'elle ne porte que pour des occasions importantes, a coûté une petite fortune.

— Vous pouvez vous asseoir, mademoiselle, lance Monsieur Owlier sans se retourner.

Le ton est neutre, presque détaché. Anna s'avance vers une chaise, ses jambes légèrement tremblantes sous l'effet de l'angoisse. Lorsqu'elle voit enfin son interlocuteur de face, elle retient presque son souffle. Son visage carré est encadré par une barbe de deux jours, et ses yeux gris, durs comme du diamant, la scrutent sans émotion.

Anna s'installe sur la chaise, manquant presque de perdre l'équilibre tant elle est impressionnée par l'apparence imposante de cet homme.

— Vous postulez pour un stage dans nos laboratoires de chimie, c'est bien cela ? demande-t-il en attrapant le dossier en haut de sa pile.

Anna acquiesce nerveusement. Monsieur Owlier ne semble pas vraiment la regarder, absorbé par la lecture de ses documents.

— Comment pensez-vous que notre entreprise pourrait vous apporter plus que n'importe quelle autre ? enchaîne-t-il sans lever les yeux.

Anna se trémousse sur sa chaise, mal à l'aise. Elle a toujours appris à regarder son interlocuteur droit dans les yeux, mais Monsieur Owlier ne lui laisse aucune chance. Elle sent son angoisse grandir.

— Eh bien... dans votre entreprise, vous disposez des matériaux les plus avancés et des chercheurs les plus compétents de l'île. Aujourd'hui, la connaissance se fait rare, les gens ne cherchent plus à comprendre le pourquoi des choses... notamment en ce qui concerne les ponts de cette ville, certains d'entre eux restent inaccessibles, et...

Ses mots se perdent, et elle est prise au dépourvu en voyant que cette mention attire enfin l'attention de Monsieur Owlier. Il la regarde désormais avec une certaine curiosité, mais reste méfiant.

— Nous n'avons plus de place dans nos laboratoires, mademoiselle Dogger. Je suis navré, annonce-t-il sèchement.

— Mais je ne vous ai même pas encore présenté mes théories...

— Vous pouvez disposer, coupe-t-il sans appel.

Abasourdie, Anna peine à croire ce qu'elle entend. Tout ce travail préparatoire, ce dossier qu'elle a longuement construit, tout semble se réduire en miettes sous l'indifférence glaciale de cet homme. Elle attrape nerveusement son sac et tente un dernier geste désespéré.

— Si jamais vous changiez d'avis, voici une copie d'une partie de mes recherches, propose-t-elle, en déposant son dossier sur le rebord du bureau.

Elle se lève, fait un signe de tête rapide, puis se retourne vers la sortie. Mais avant de pouvoir quitter la pièce, quelque chose attire soudain son regard. Un mur, qu'elle n'avait pas remarqué en entrant, abrite un hibou majestueux, perché sur un support en bois de chêne. Ses plumes brunes et rousses le rendent presque surréaliste dans cet environnement clinique et glacé.

— C'est mon vieil ami, Arcane, commente Monsieur Owlier en apparaissant à ses côtés, la faisant sursauter.

Le cœur battant, Anna se sent de plus en plus mal à l'aise. Cet animal semble incongru dans un lieu pareil, et la présence de Monsieur Owlier si proche d'elle ne fait qu'aggraver son malaise.

— Il est magnifique, murmure-t-elle en serrant la lanière de son sac contre sa poitrine.

Anna se détourne, mais son regard est à nouveau attiré par les tableaux accrochés aux murs. Le même motif des autoroutes en spirale, les phares des voitures ressortant en jaune et rouge. Cette répétition l'intrigue, la trouble même.

— J'ai un autre rendez-vous. Veuillez quitter les lieux, annonce calmement Monsieur Owlier, bien que son ton soit désormais plus tranchant.

Mais Anna ne l'écoute plus. Elle avance vers le tableau, comme attirée par une force invisible. Sa tête recommence à lui faire mal. Une pression monte à ses tempes, se propageant dans ses nerfs jusqu'à ses yeux.

— Mademoiselle Dogger, ça va ? demande le PDG avec une pointe d'inquiétude.

Anna porte une main à sa tempe. Ses yeux se ferment sous l'effet de la douleur. Quand elle les ouvre enfin, ce qu'elle voit va la hanter pour longtemps. Les autoroutes et les voitures, dans le tableau, sont à l'envers. Le monde semble se renverser sous un ciel rouge sang. Les ponts se déforment et s'effondrent, des cris résonnent dans l'air, et la ville de Stormdale est en proie à la destruction.

— Mademoiselle Dogger ! hurle Monsieur Owlier, totalement paniqué.

Anna revient brusquement à la réalité, essoufflée et en sueur. Elle ne comprend pas ce qu'elle vient de voir. Elle croit devenir folle. Monsieur Owlier est à ses côtés, la tenant par les épaules.

— Excusez-moi... J'ai eu un étourdissement, balbutie-t-elle, encore sous le choc.

Elle s'éloigne brusquement, attrape son sac tombé sur le sol et quitte précipitamment le bureau. Derrière elle, Monsieur Owlier, encore sous le coup de l'émotion, se tourne vers son hibou.

— Arcane, surveille-moi cette fille ! ordonne-t-il d'une voix dure.

Le hibou, réveillé en sursaut, pousse un cri mécontent avant de déployer ses ailes et de s'envoler par la baie vitrée ouverte, disparaissant dans le ciel lourd de Stormdale, sous le regard inquiet du PDG. 

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