Le Survivant (2/2)
Les deux samouraïs tinrent leur conciliabule à l'écart tandis que les jeunes recrues entraient dans le dōjō pour leur leçon du matin. Shinto les observa en silence.
— De combien de combattants disposons-nous ?
— Vous êtes notre oniwaban, non ? rétorqua Sumairu, agacé d'avoir été interrompu dans sa réflexion. Vous devriez le savoir.
— Je connais nos effectifs. Ce que j'aimerais, c'est votre avis en tant que guerrier.
Sumairu prit un instant pour réfléchir. La blessure de Ran les privait d'un homme qui aurait pu se montrer valeureux sur le champ de bataille — cela lui arrivait, de temps en temps — et même si Hiroshi ne brillait pas par son habileté martiale, son absence se ressentirait aussi. Yujo se remettait doucement des affres de la foudre. Il pourrait éventuellement se tenir en arrière, en guise de soutien, ou bien au milieu des archers. Yūtarō, le père de Satori, avait tenu le poste d'onmyōji avant que Hiroshi ne vienne le remplacer. Tout comme son successeur, l'ancien prêtre exorciste tenait plus facilement tête aux fantômes qu'aux vivants, mais au moins, il savait tenir un sabre. Oojika, samouraï aux bois de cerf et père d'Ichigo, relevait de beaucoup le niveau. C'était un excellent combattant et, même s'il n'était arrivé que récemment dans le clan, Sumairu lui accordait sa confiance. Wakatoshi, avec sa taille et sa puissance, valait bien deux hommes. Si le cadet des otages Tenka acceptait de leur prêter main forte, ils pourraient envoyer ces deux colosses pour élaguer les lignes ennemies.
— De façon certaine, nous pouvons compter sur six samouraïs. Notre seigneur ne passera pas à côté d'une occasion d'en découdre. Nous pourrons aussi demander à Makoto et au Tenka de sélectionner les archers les plus doués parmi les paysans.
Sumairu grinçait de s'entendre prononcer ces phrases. Huit ans plus tôt, l'idée de venir à bout d'une trentaine de rōnins pouilleux et mal nourris n'aurait effrayé personne. Les fiers guerriers Ginkgo se seraient jetés sur leurs adversaires sans aucune hésitation et auraient fêté leur indubitable victoire auprès des plus belles geishas du pays, dans un torrent de saké. Désormais, le clan devait faire appel à ses paysans pour se protéger d'un assaut qui pourrait bien être le dernier. Heureusement que la plupart des anciens ont péri, se dit-il, amer. Ils n'auraient pas supporté de voir une telle déchéance.
— Et eux ? demanda Shinto, toujours absorbé par l'entraînement des jeunes recrues. Se battront-ils ?
Dans le dōjō, Ichigo, bokken en main, faisait face à un garçon immense, aux traits grossiers et inégaux. Comparé à ce géant disgracieux, le fils du cerf ressemblait à une délicate jeune fille. Malgré les plaies et autres contusions qui apparaissaient et disparaissaient régulièrement de son visage, Ichigo prenait soin de son apparence ; une façon de faire oublier sa modeste vie de rōnin, sans doute. Un mauvais caractère, une petite taille, un joli visage... Sumairu songea amusé que dans un clan plus porté sur la chose, le pauvre garçon n'aurait plus le temps de s'entraîner, trop occupé à repousser les avances de ces messieurs.
La différence de gabarit des deux adolescents ne laissait en rien présager de leur niveau respectif. Ichigo n'eut besoin que de quelques secondes pour mettre fin au combat, avec aussi peu de résistance que s'il s'était exercé contre un mannequin de paille. Il rejeta la tête en arrière, cachant à peine son sourire fier.
— Ichigo voudra se battre, répondit Sumairu, puis, pointant le géant : Nao aussi. Ils ont un troisième camarade, Izumu, qui a encore beaucoup de marge pour progresser mais qui pourra se rendre utile. On les envoie déjà patrouiller sur les routes qui entourent la baie, ils gagneront beaucoup à assister à une véritable bataille. Les autres recrues ne sont que des enfants.
— Il y a un quatrième adolescent, non ? Un garçon aux cheveux rouges...
— Satori ne se battra pas. Yūtarō voudra l'amener au combat, mais ce gamin n'a pas le niveau. N'envoyons pas à la mort le dernier fils du clan, pas pour une histoire aussi dérisoire.
Shinto acquiesça. Sans trop y croire, Sumairu sonda la foule d'élèves à la recherche de la chevelure écarlate mais ne la vit pas. Le contraire l'aurait étonné. Comme tous les samouraïs du clan, il espérait que Satori se réveille un jour et comprenne que sa vie dépendait de son aptitude au sabre. Il se doutait aussi que le statut de seul enfant survivant du massacre pesait sur ses frêles épaules. D'un côté, en temps que fils légitime d'un samouraï Ginkgo, on lui passait beaucoup d'écarts, on fermait souvent les yeux sur ses manquements, parce qu'on voyait en lui une étincelle d'espoir en l'avenir et d'un autre, plus d'un samouraï l'avait regardé en se disant que ce n'était pas juste que ce soit celui-ci qui ait été épargné. Sumairu le premier, même s'il en tirait plus de honte que de fierté, n'aurait pas hésité un instant à l'échanger contre sa propre sœur, qui avait péri ce soir funeste. Si la rumeur disait vrai et que Satori lisait bel et bien dans les esprits, alors il ne devait rien ignorer de cette animosité collective.
— Bon, allons plutôt voir les greniers à riz, déclara Sumairu, chassant ces pensées douloureuses. Puisque ce sont leurs cibles, ce seront aussi nos champs de bataille.
Leur première destination était le plus grand des greniers. Il en existait quelques autres, plus en avant dans les domaines paysans, mais ils revêtiraient sans doute moins d'importance pour une bande de pillards. Cela gênait tout de même Sumairu, de tout parier sur cette hypothèse. Il détestait devoir compter sur la chance.
— Nous ferons transporter le contenu des autres greniers dans celui-ci. Il faudra que les paysans déplacent toutes les réserves rapidement, et qu'ils ne se soucient pas d'être remarqués, nous n'avons pas le temps de nous montrer discrets.
— Je dirais même qu'il serait bon que cette petite manœuvre soit vue par les éclaireurs ennemis. Ils dirigeront toute la troupe vers ce lieu et ce sera plus simple de défendre un seul bâtiment plutôt que de s'éparpiller.
Sumairu hocha la tête. Finalement, ce n'était peut-être pas si mal de compter un ancien rōnin dans leurs rangs, du moins, pour planifier cette bataille. Shinto connaissait mieux que personne leur façon de penser.
Sumairu fit lentement le tour du grenier, notant tout ce qui pourrait leur servir. Poster des archers sur le toit leur conférerait une vue dégagée, mais les rendraient aussi visibles par l'ennemi, leur faisant perdre l'avantage de la surprise. Les bois alentour seraient de bien meilleures cachettes. Ainsi, ils pourraient les arroser de flèches avant même que l'assaut ne soit lancé. Il faudrait bien cela pour en éliminer quelques uns et se donner une chance de l'emporter.
Shinto, de son côté, restait planté non loin, le regard fixé dans le bosquet qui bordait le grenier. De part et d'autre de ce minuscule bras de forêt, deux chemins sortaient de la baie, ce qui n'arrangeait pas leurs plans. Ils devraient diviser leurs effectifs afin de cueillir leurs adversaires avant qu'ils n'atteignent le grenier. L'autre solution consistait à les attendre dans la clairière qui séparait le bosquet de la réserve, mais c'était leur donner une longueur d'avance, une opportunité supplémentaire de se préparer. Sumairu détestait ces deux idées autant l'une que l'autre.
Shinto demeurait toujours silencieux et immobile. L'espace d'un instant, Sumairu crut voir sur son visage l'éclat mat des statues de pierre frappées par le soleil. Quelque chose chez ce nouveau venu le mettait mal à l'aise, sans qu'il arrive à déterminer la source de cette intuition. Une bourrasque souleva les cheveux de l'ancien rōnin et froissa ses vêtements, mais il n'en sembla nullement affecté. Lentement, il pointa le doigt vers le bosquet.
— Il faut les forcer à passer par ici.
Sumairu ne répondit pas, troublé. L'idée n'était pas mauvaise, les guerriers Ginkgo auraient l'avantage de connaître le terrain et ils pourraient en profiter pour surprendre leurs adversaires de façon plus efficace que sur un champ découvert. Mais ce n'était pas cela qui le tourmentait autant ; lorsque Shinto avait proposé cette solution, une autre était venue à l'esprit de Sumairu et il s'efforçait de la chasser avant qu'elle ne prenne racine.
Il ne l'accepterait pas, ne s'y résoudrait pas. Il n'y avait aucun déshonneur pour un samouraï à élaborer des stratégies, à mener des plans, bref, à utiliser la vigueur de son esprit plutôt que celle de son corps pour s'assurer la victoire. L'intelligence pouvait se montrer tout aussi utile que la force brute, sinon plus. Sumairu lisait avec attention les traités d'art militaire qu'il s'était procuré au fil des ans. Certaines des méthodes exposées dans ces ouvrages confinaient parfois à la ruse, voire à la fourberie. Elles n'avaient toutefois rien de pareil à ce qui lui venait en tête à ce moment.
Pourraient-ils encore se considérer comme des guerriers honorables s'ils commettaient une pareille horreur ? Les entrailles de Sumairu se tordaient rien qu'en imaginant la fureur de Kashiko s'il osait ne serait-ce que le lui proposer.
Shinto lui lança un regard curieux. Ce devait être sa façon de lui demander ce qui le tourmentait.
— Je sais comment obtenir un avantage indéniable, énonça-t-il lentement, car il sentait qu'en parler constituait une faute en soi. Nous pourrions l'emporter, mais nous ruinerions nos âmes et notre honneur, si cela venait à se savoir...
Shinto le fixa un long moment, sans rien dire.
— Dans ce cas, il suffira que personne ne le sache.
Sumairu soupira. Voilà ce qu'on gagnait à parler stratégie avec un oniwaban... Cependant, il était forcé d'admettre qu'ils ne pouvaient se passer de cette arme. Si jamais ils se laissaient submerger par cette troupe de rōnins, c'en serait fini du clan, et personne ne pourraient plus mener à bien leur vengeance. Sumairu songea à sa petite sœur, dont l'âme ne connaîtrait alors jamais le repos. Elle valait bien qu'il se souille.
— Bien. Suivez-moi, nous allons à l'okiya.
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