Le Survivant (1/2)
Les jours passèrent sans nouvelles ni du clan Sonkei, ni du clan Tenka. Le premier avait mis les voiles peu après le coup d'éclat de Kashiko et n'avait pas reparu à l'horizon. Pour le second, après avoir amené Hikari jusqu'à Namidawan, Asami Tenka avait indiqué qu'elle reviendrait bientôt chercher les deux frères restés là depuis l'incident. Cependant, ni l'un ni l'autre ne s'empressaient de partir. Tatsuya, l'aîné, passait le plus clair de son temps au pas de tir en compagnie de Makoto, où ils entraînaient tous deux les paysans. Il se révélait être un excellent professeur, bien plus patient que la jeune femme venue des Terres Déchirées. Tarō, le cadet, préférait la compagnie de Wakatoshi, dont il avait fait son partenaire de lutte attitré. Les jeunes recrues restaient souvent après leur cours du matin pour observer les affrontements de ces deux colosses et, comme leur niveau était peu ou prou équivalent, les paris allaient bon train sur qui gagnerait le combat du jour. Le vieux Tsukkon, en sa qualité d'instructeur, en profitait pour montrer à ses élèves les rudiments du corps à corps. En bref, mis à part la présence de ces nouveaux invités forcés, la vie reprenait son cours normal pour les Ginkgo. On aurait juré que rien des derniers événements ne s'était produit.
Un matin, le clan fut éveillé par les éclats de voix du maître d'armes. Sur le pas de la porte de sa maison, qui attenait au dōjō seigneurial, Tsukkon vociférait contre un intrus, qu'il tenait par l'oreille. Sumairu s'approcha le premier et Shinto suivit quelques instants plus tard.
— Que se passe-t-il ? demanda le bourreau d'une voix sévère.— J'ai pris ce petit vaurien à me voler de la nourriture !
Il secoua vigoureusement le bras du voleur, un enfant qui devait avoir onze ou douze ans. Petit et mince, on distinguait tout de même une musculature déjà bien dessinée sous ses guenilles. Ses cheveux noirs en bataille tombaient sur son visage, parsemés de brindilles et de petites feuilles. Il adressa un sourire à la fois désolé et taquin à Sumairu, signe qu'il ne comprenait pas la délicatesse de sa situation. Tsukkon se rappela à lui en le tirant une nouvelle fois par le bras.
— Je vais te couper la main, ça t'apprendra à chaparder !
L'enfant se tordit dans tous les sens pour essayer de se dégager, protestant avec force.
— Aïe ! C'est même pas vrai, j'ai rien volé ! Je viens de la part de Kazumi.
Sumairu, qui jusque-là se rangeait du côté de l'instructeur, tiqua à la mention de ce nom. Il s'avança encore un peu, jusqu'à se retrouver à leur hauteur.
— Vous le punirez plus tard, Tsukkon, écoutons plutôt ce qu'il a à nous dire.
— Parce que tu le crois ? C'est évident qu'il a inventé ce mensonge pour nous embobiner et toi, tu marches ! Laisse-moi le corriger et cesse un peu de te mêler de mes affaires.
Sumairu doutait que Tsukkon mette ces menaces à exécution. Il savait que le vieil instructeur pouvait se montrer bourru, grognon voire carrément irrascible, mais il connaissait aussi son affection pour les enfants, même quand ils se révélaient être les pires garnements. Il se souvenait encore des quatre cents coups dans lesquels il avait embarqué Wakatoshi, quand ils n'étaient tous deux encore que des marmots, et de l'indulgence de Tsukkon que les autres adultes n'avaient jamais manqué de lui faire remarquer.
Cela dit, il n'était pas non plus prêt à parier que le grand âge ne l'ait pas endurci sur ce point, et préférait que l'enfant livre ses informations avant de se vider de son sang.
— Vous aurez tout le loisir de lui trancher ce que vous voulez plus tard. Pour l'heure, je veux entendre son message.
Tsukkon portait déjà la main à son sabre court, qu'il portait à la ceinture. Sumairu, seulement armé de son bokken, fit de même. Dans d'autres clans, peu nombreux auraient été ceux à confronter une arme en bois à une véritable lame de métal, mais le clan Ginkgo était passé maître dans l'art du bokken. L'issue d'un affrontement, s'il devait avoir lieu, était loin d'être décidée. Cependant, avant même que les deux samouraïs aient eu le temps de tirer leur sabre, Shinto s'avança à son tour.
— Je suis également d'avis d'entendre ce que cet enfant veut nous dire, énonça-t-il d'une voix calme, après une brève courbette.
— Ah ! Mukai ! Tu me sauves ! s'écria le garçon, avant d'être interrompu par une violente tape derrière la tête.
— Qui t'a donné l'autorisation de parler, rōnin ? répliqua Tsukkon. C'est une affaire entre Ginkgo.
Voilà qui était bien dit. Certes, Shinto faisait maintenant partie des leurs, sur le principe, du moins. Cela n'empêchait pas Sumairu, qui au demeurant respectait les décisions de sa daimyo, de se méfier de cet indésirable. Au fil des ans, il avait combattu plus d'un ronin qui, faute de gagner sa vie en honnête homme, se rabattait sur le crime et les pillages. Que celui-ci ait été récemment inclus dans le clan ne changeait rien au fait que quelques jours auparavant, il pataugeait lui aussi dans cette fange propre à son espèce. Si Shinto voulait gagner le respect de Sumairu, il faudrait qu'il le lui arrache de force. Il éprouvait encore moins de respect à l'encontre de son engeance qu'envers les parias qui vivaient à l'orée de la forêt et s'aquittaient des tâches les plus ingrates. Eux n'avaient comme crime que leur naissance, crime qui, aux yeux de Sumairu était moins grave que celui d'abandonner son maître.
Shinto n'eut pas la jugeotte de se taire pour autant. Il poursuivit, du même ton placide et pourtant implacable :
— Je vous trouve bien prompt à mutiler un enfant, vous qui avez perdu tous les vôtres...
Sumairu se figea. Ses oreilles l'avaient sûrement trahi... Comment aurait-il pu entendre une telle insulte, sinon ? Sans hésiter, il tira son bokken et délaissa l'instructeur et le gamin pour se tourner vers Shinto.
— Dégainez.
Shinto recula d'un pas, sans doute prêt à se défiler mais, après un instant de réflexion, tira son bokken. Sumairu salua cet élan de courage. Beaucoup se seraient aplatis au sol et confondus en excuses, si cela pouvait leur éviter une correction. Il doutait toujours autant que ce Shinto ait une place parmi eux, mais au moins, ce n'était pas un couard. Restait à savoir si le reste serait aussi à la hauteur.
Emporté par la fureur, Sumairu ne lui laissa pas la moindre chance de l'emporter, ni même de se défendre. Il fit pleuvoir sur son adversaire une grêle de coups aussi précis que dévastateurs. Sa lame de bois s'abattait, encore et encore, moins dans l'intention de tuer que de le faire souffrir. Il ne fallait pas supprimer la nouvelle pièce rapportée du seigneur, au risque de la courroucer, mais elle n'aurait pas non plus voulu qu'il laisse passer un tel affront. Sumairu frappa, visant l'épaule. Shinto, d'un coup de bokken, dévia le coup. Il ne répliqua pas. L'ancien ronin semblait bien décidé à ne pas rendre les coups, seulement à éviter les plus douloureux. Dans ses parades, Sumairu décelait un manque certain de force physique. Le bokken de Shinto ployait sous la puissance de l'attaque, mais jamais au point où il se laissait atteindre. La colère de Sumairu ne fit que décupler. C'était bien la preuve de son statut, de son ancienne vie pas si ancienne que cela. Malgré le manque de nourriture dans ses moments d'errance, il avait dû apprendre à esquiver et à fuir comme un couard dans le but de préserver sa vie.
Sumairu parvint enfin à le toucher à la jambe. Shinto ploya et le bourreau en profita pour asséner un nouveau coup, qui ne fut pas bloqué, cette fois. Il enchaîna avec un autre. Et encore un autre. Du coin de l'œil, il aperçut la silhouette de Kashiko qui se tenait sur la coursive de la demeure seigneuriale et les observait. Sans doute tout ce vacarme l'avait-elle réveillée. Toujours était-il que désormais, il ne pourrait plus faire preuve de la moindre clémence, même s'il l'avait voulu. Elle le regardait, elle attendait de lui qu'il soit son bras, son sabre, qu'il punisse tous ceux qui osaient porter atteinte à son clan bien-aimé. Profitant que Shinto titubait, secoué par le dernier assaut, Sumairu s'apprêta. Cette fois-ci, il viserait la tête. Pas pour le tuer, non ; mais un bokken pouvait aisément laisser de disgracieuses balafres.
— Ca suffit !
Sumairu s'arrêta dans son élan in extremis. En un éclair, Makoto s'était glissée entre Shinto et lui, faisant barrage de son corps. Le bout du bokken était si proche d'elle qu'il caressait les mèches folles qui pendaient de chaque côté du visage de la jeune femme. Elle ne bougea pas tant que Sumairu n'avait pas rengainé. Sumairu tourna la tête, scrutant les abords de la maison du daimyo. Kashiko ne s'y trouvait plus, si bien que le bourreau se demanda s'il n'avait pas rêvé sa présence dans l'emportement du combat.
Une fois que le bourreau eut remis son bokken sous sa ceinture, Makoto adressa un bref regard à Shinto pour s'assurer qu'il allait bien, et reporta tout de suite son attention sur l'enfant, qui avait réussi à se dégager de l'emprise de Tsukkon.
— Jin ! s'exclama-t-elle. Qu'est-ce que tu fais là ? C'est Kazumi qui t'envoie ?
Le dénommé Jin épousseta sa tunique et hocha la tête avant de répondre :
— Oui, il m'a dit de vous dire plusieurs choses. Mais la faim me fait un peu tourner la tête, j'ai du mal à me souvenir...
— Tu iras prendre un repas à la maison de geisha une fois que tu nous auras dit ce que tu sais, rétorqua Sumairu, agacé. Tu en profiteras aussi pour prendre un bain, tu empestes.
Jin se redressa, tout de suite plus fringuant, et lui adressa un grand sourire. Sumairu se demanda, avec une pointe de pitié, depuis combien de temps ce petit n'avait pas connu le confort d'une véritable maison — s'il l'avait connu un jour.
— Les deux samouraïs sont hors de danger, énonça Jin sur un ton qui laissait deviner qu'il avait appris son texte par cœur. Ils ont encore besoin de repos alors Kazumi viendra avec eux quand ils seront capables de se déplacer.
— Quoi d'autre ?
— Il y a une bande de ronins qui compte descendre sur Namidawan très prochainement. Ils sont une bonne trentaine et ils prévoient une attaque surprise pour piller les greniers à riz, et tout le reste aussi.
Sumairu grimaça. Il pensait que ces bandits ne reviendraient pas, ou du moins, pas si vite. Contrairement aux quelques ronins qui erraient dans les rues de Mizu no Aware, la ville voisine, et tentaient au moins de sauver l'honneur en louant leurs services comme gardes du corps aux nobles des environs, ceux qui vivaient près des terres du clan s'étaient dévolu à une vie de crime, abandonnant toute humanité. Il était cependant rare qu'ils coordonnent une telle opération. D'ordinaire, les samouraïs Ginkgo surprenaient l'un d'entre eux au milieu d'un larcin quelconque et l'exécutaient sur le champ. Sumairu aurait pourtant parié que le dernier en date, dont la tête était restée plantée tout l'hiver au bout d'une pique à l'entrée de la baie, aurait servi d'avertissement. Il finit par se dire, à la réflexion, que cela avait sans doute eu l'effet inverse. Las de gorger de sang les lames affamées, ils avaient dû décider de multiplier leurs chances de victoire en attaquant tous ensemble. Après tout, depuis le temps qu'ils erraient près de Namidawan, ils devaient connaître les lieux et se savaient en supériorité numérique.
— Quand vont-ils attaquer ?
Jin réfléchit un instant et se mit à compter sur ses doigts. Il dût s'y reprendre à plusieurs fois avant de trouver sa réponse.
— Vu le temps que j'ai mis pour arriver ici, alors que j'étais tout seul et que je suis bien plus rapide que ces gros lourdaux, je dirais... demain ou après-demain.
— Tu penses pouvoir repartir en éclaireur et nous informer de leur position ? demanda une voix dans son dos.
Sumairu tourna la tête. Il était si concentré sur les ronins qu'il avait complètement occulté la présence de Shinto, qui venait de se relever et reprenait doucement ses esprits. Mais avant que Jin ait eu le temps de répondre, la foule de curieux s'écarta, laissant apparaître le seigneur Kashiko, vêtue comme à son habitude à la mode masculine, dans une tenue sombre que recouvrait un haori aux couleurs du clan, blanc et or.
— Que se passe-t-il ici ? demanda-t-elle, sévère.
Après les salutations d'usage, Sumairu, toujours genou à terre afin de ne pas se tenir plus haut que sa maîtresse, fit le récit des événements, de l'arrivée fracassante de Jin au combat qu'il avait engagé contre Shinto. Kashiko l'écouta sans un mot puis, une fois que Sumairu eut terminé, se dirigea avec une angoissante lenteur vers l'oniwaban.
— Relève-toi, Shinto, ordonna-t-elle.
Il s'exécuta sans une seconde d'hésitation et essuya une claque qui lui fit détourner le visage.
— Tu nous as insulté une fois. Il n'y aura pas de deuxième. Est-ce clair ?
— Limpide, Seigneur.
La daimyo se tourna ensuite vers Makoto, qui se tenait toujours aux côtés de Jin.
— Quant à toi, Sumairu, veille à ce que ton chien sache où est sa place.
Sumairu acquiesça. La fureur se lisait sur les traits de Makoto mais il parvint, d'un regard entendu, à lui faire comprendre qu'elle avait tout à perdre à laisser exploser sa colère. D'autant plus que Kashiko avait raison : jamais quelqu'un du statut de Makoto n'aurait dû s'interposer dans un combat entre samouraïs. Kashiko poussa un soupir et tourna les talons. Avant de partir, elle s'adressa une dernière fois à Sumairu et Shinto :
— Plutôt que de vous chamaillez, occupez-vous de trouver une solution pour retenir ces rats. Nous allons devoir faire front devant un ennemi plus nombreux que nous.
Sumairu baissa la tête en signe d'approbation. Peu à peu, le groupe épars qui s'était formé autour du combat se dispersa. Tsukkon retourna à l'intérieur du dojo en gromelant dans sa barbe. Makoto partit elle aussi, d'un pas vif, les poings serrés et le visage fermé. Ne resta que Jin, qui se mit en route dès que Shinto lui promit qu'il pourrait passer une nuit dans un lit confortable s'il leur rapportait vite la position des ronins. Enfin, seuls les deux samouraïs se tenaient sur la place. Ils s'observèrent longuement, sans un mot.
— Ce petit vous a appelé Mukai, tout à l'heure...
— C'était le nom que je m'étais donné durant ma vie de ronin. Mukaikaze, le vent contraire.
— Donc, vous connaissez Jin ?
— Je crois qu'il me connaît plus que je ne le connais. Mais oui, il nous est arrivé de nous croiser.
Sumairu se renfrogna. Ce n'était pas certes une information de première importance, mais cela n'empêchait qu'il la lui avait dissimulée. Le lui aurait-il dit de lui-même si Sumairu ne lui avait pas demandé ? Il avait une sainte horreur des cachotiers.
— Vous semblez méfiant.
— Vous me donnez des raisons de l'être.
Loin de prendre ombrage de la réponse de Sumairu, Shinto lui renvoya un sourire affable.
— C'est vrai que je ne suis qu'un étranger pour vous. J'espère que vous saurez un jour m'accorder votre confiance. Si cela peut vous être du moindre réconfort, je m'estime dévoué corps et âme à notre clan et à notre seigneur, qui a su m'accorder ma chance.
Le fourbe, utiliser leur daimyo pour contrer tout reproche à son encontre... Sumairu s'apprêtait à le gratifier d'une réplique cinglante, qui lui montrerait tout le bien qu'il pensait de tels stratagèmes, mais se retint au dernier moment. Kashiko avait raison, l'heure n'était pas aux disputes.
— Bref, n'en parlons plus et occupons-nous de ces rōnins.
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