Le Ruban Rouge (2/3)
Wakatoshi déglutit, puis hocha la tête pour signifier qu'il avait compris. Dix ans plus tôt, âgé d'à peine vingt ans, il avait épousé Komadori, sœur aînée de Keiko. Il s'entendait avec elle aussi bien qu'il pouvait s'entendre avec une femme. Les premiers rendez-vous d'usage dans les mariages arrangés lui avaient laissé découvrir une femme simple et douce, bien élevée. Elle lui avait même semblé plutôt jolie, tout indifférent qu'il était au charme du beau sexe. Komadori non plus ne semblait pas s'émouvoir plus que de raison de se trouver liée à lui. Après tout, il n'était pas le pire des partis. Avec la stature impressionnante et les traits harmonieux que lui avait offerts sa bonne fortune, Wakatoshi n'avait jamais manqué de prétendantes.
Après la cérémonie, ils avaient vécu ensemble pendant quatre jours jusqu'à ce qu'un beau matin, Wakatoshi se réveille seul dans sa chambre. Il n'y avait plus de trace de la jeune mariée, ni dans la maison, ni même dans le village. Un groupe de pêcheurs, peu après, avait récupéré son corps flottant dans la baie. Keiko, fou de chagrin et tenant Wakatoshi responsable de cette noyade, avait juré de se venger de son beau-frère. Toutes ces menaces n'avaient jamais connu de suite mais Wakatoshi suspectait que Keiko n'en resterait pas là.
Kashiko passa rapidement à la suite. Puisqu'elle savait les Tenka très portés sur la spiritualité, elle demanda que l'état du sanctuaire soit vérifié avant leur arrivée. Les Ginkgo, de leur côté, ne prêtaient que peu attention aux dieux qui les avaient abandonnées huit ans plus tôt. Hiroshi entretenait les lieux sacrés dans la limite de ses moyens, mais même lui ne faisait pas preuve de zèle, préférant occuper son temps libre à bien d'autres activités. On ne pourrait pas faire de miracles en une journée, mais un brin de ménage ne serait pas de trop. Wakatoshi se dévoua à cette tâche. Sumairu devait s'occuper de Makoto et Yujo avait besoin de repos, avec sa blessure. Quant au quatrième...
Tous les regards se tournèrent vers le nouvel arrivant. Jusque-là, personne n'avait vraiment prếté attention à Shinto. Il semblait même, par moments, avoir disparu de leur champ de vision, totalement invisible. Kashiko esquissa un sourire.
— Je vous présente Shinto. Il sera dès à présent notre nouvel oniwaban.
L'intéressé salua, sans ajouter un mot. Ainsi, cet étranger venait prendre la place du vieux Washijō en tant que maître espion... La nouvelle étonna Wakatoshi, pas tant pour le fait que l'on veuille trouver un successeur à l'aigle désormais aveugle, que parce que le choix s'était porté sur un homme à l'allure des plus ordinaires, qui ressemblait plus à un précepteur qu'à une éminence grise.
Yujo, Sumairu et Wakatoshi furent congédiés sans tarder et seul Shinto resta auprès de la daimyō. Wakatoshi ne traîna pas et se rendit aussitôt s'acquitter de la tâche qu'on lui avait confiée. Plus tôt il en aurait terminé, plus tôt il pourrait rentrer chez lui.
Le sanctuaire se trouvait perché en haut d'une colline. On n'y accédait par une volée de marches en pierre, à la taille inégale et qui devenaient glissantes par temps de pluie. À mesure qu'il avançait vers le sommet, Wakatoshi sentit sa détermination vaciller et une drôle d'impression lui tordre l'estomac. Voilà des années qu'il n'avait pas mis les pieds dans cet endroit.
Le temple ne payait pas de mine. Peu entretenu, il avait commencé à péricliter ; des trous étaient visibles dans la toiture et nul doute que le sol n'était pas en bien meilleur état. Un bon coup de balai n'y ferait rien. Il faudrait au minimum rafraîchir la couleur de ce bois rouge délavé.
Wakatoshi tendit l'oreille mais n'entendit rien de plus que le gargouillis de l'eau qui courait dans le ruisseau tout proche et le chant des oiseaux qui célébraient le retour des beaux jours. Profitant de cette solitude, il monta les quelques marches et s'agenouilla sur le parvis. La pierre sous ses doigts était froide, humide.
C'était là, à cet endroit précis, qu'un moine l'avait trouvé trente ans plus tôt. Il n'était alors qu'un nouveau-né, à peine sorti du ventre de sa mère. Quelqu'un, personne n'avait jamais su qui, l'avait déposé là, au fond d'un panier de bambou tressé, emmailloté dans un linge blanc. Suzume, l'épouse d'un samouraï du clan, venait tout juste de perdre son troisième enfant. Le corps frêle de la jeune femme ne pouvait supporter l'épreuve de la grossesse et sa progéniture expirait avant même de pousser son premier cri. Voyant cet enfant comme un signe de la providence, le samouraï s'était empressé de l'adopter pour consoler la pauvre Suzume. La consomption l'avait emportée quatre ans plus tard, sans autre héritier que ce drôle de gamin à la stature gigantesque mais à la nature indolente, qui paraissait ne jamais comprendre ce qu'on lui demandait.
Après cela, son père adoptif s'était détourné de lui, ne lui accordant rarement plus qu'un regard. Il avait confié le jeune Wakatoshi aux soins de sa grand-mère, qui se plaisait à dire que le petit était né des rochers qui bordaient le sanctuaire. Wakatoshi n'avait jamais su s'il s'agissait d'un compliment ou d'une moquerie. Car les pierres avaient beau ne trembler devant aucune force, puissances immuables et éternelles, impassibles face au passage du temps, elles n'en étaient pas moins vides de toute forme de raison. Grand-Mère Meichi avait toujours reproché à Wakatoshi ces grands yeux dans lesquels on ne voyait jamais que son propre reflet. Tous les anciens du village le regardaient avec ce mélange de pitié et d'agacement attendri, comme on en aurait pour un chiot malhabile.
Puis, ç'avait été au tour de ses frères d'armes de laisser se peindre sur leur visage un mépris à peine dissimulé. Parce qu'il errait dans des terres lointaines le jour du massacre, certains le tenaient en partie pour responsable de ce qui s'était passé, Yūtarō le premier. « Tu aurais dû nous défendre », crachaient leurs yeux. « Tu ne vaux pas mieux que les déserteurs ». « Je ne sais pas comment tu fais pour supporter ça », lui disait souvent Satori. « Moi, j'y arrive pas ». À chaque fois, Wakatoshi se contentait de hausser les épaules. Ils étaient très différents, tous les deux ; lui ne lisait pas la haine et la douleur dans l'esprit de tous ceux qu'il croisait.
— Je peux vous aider ?
Wakatoshi leva la tête et ses yeux rencontrèrent deux pieds surmontés d'un habit sombre. Au-dessus de ce kimono se trouvait la tête d'un homme un peu plus vieux que lui, au crâne chauve et à la mine sympathique. Wakatoshi ignorait qu'un moine s'occupait du sanctuaire et ne l'avait jamais vu, ni dans les domaines samouraïs, ni même aux abords du marché.
— Vous devez être le bonze...
— Je suis un komusō, répliqua l'homme, mais ne nous perdons pas en détails inutiles. Je me nomme Kamereon, je m'occupe de ce sanctuaire. Et vous êtes... ?
Wakatoshi mit un petit moment avant de se présenter à son tour. Il avait vu un bon nombre de ces moines mendiants durant ses voyages et ils portaient tous sur la tête ce drôle de panier percé de trous pour dégager le champ de vision. Enfin... Peut-être celui-ci avait-il simplement décidé de prendre un peu l'air. Il n'y connaissait pas grand-chose en coutumes de religieux et en partageait bien peu — à l'exception sans doute de leurs amours.
Il expliqua tant bien que mal les doléances du Seigneur Kashiko à Kamereon. Celui-ci se gratta la tête, un regard dépité tourné vers le temple.
— Je vais voir ce que je peux faire, seigneur samouraï, mais à moins d'une intervention divine, ce ne sera pas remis à neuf d'ici demain.
— Ce n'est pas ce que nous vous demandons, le rassura Wakatoshi. Assurez-vous simplement que le sanctuaire ait l'air présentable.
Ils discutèrent un moment des détails pratiques et Kamereon demanda s'il était possible qu'on lui envoie quelques heimins pour l'assister dans une réfection sommaire des lieux. Wakatsohi n'y vit aucun problème et lui promit qu'il s'arrangerait avec le sénéchal pour lui procurer un peu de main d'œuvre. Alors que Wakatoshi s'apprêtait à redescendre vers les domaines samouraïs, Kamereon l'interpella.
— Dites, votre visage m'est familier. On ne se serait pas croisé quelque part, il y a longtemps ?
— Peut-être jouiez-vous de la flûte à Ryū no Taki, il y a de cela une dizaine d'années ? Je me souviens que l'endroit grouillait de mendiants dans votre genre.
— Ça doit être quelque chose comme ça, oui.
Wakatoshi se hâta de régler ce souci, pressé de rentrer chez lui au plus vite. Yujo, à qui on avait imposé le repos après sa blessure, l'envoya se renseigner à ce sujet auprès de Kegare, le doyen des paysans. Le vieil heimin libéra deux de ses hommes, des bougres à l'air mal dégrossi mais qui suffiraient bien à la tâche qu'on leur confiait.
À peine rentré chez lui, Wakatoshi s'empara du ruban rouge qui reposait plié sur un coin de la table et traversa le jardin. Tout au fond, se trouvait un cerisier aux branches épaisses, déjà lourd de fleurs. Wakatoshi se hissa sur la pointe des pieds. De là, il pouvait sans mal apercevoir la maison de Yūtarō et Satori. Seul le jardin de Washijō les séparait. Avec un sourire, il noua le ruban à une haute branche. « Viens me voir », disait-il. Il retourna ensuite à l'intérieur de la maison et sortit du placard son vieux shamisen.
Il lui avait été offert quelques dix ans plus tôt. Après la mort de Komadori, Wakatoshi était parti en musha shugyō à travers l'archipel, à la recherche de ses origines. Durant ce voyage initiatique, au gré de ses errances, il avait rencontré un ancien samouraï du nom de Yamashita, qui consacrait ses vieux jours à hanter les maisons de plaisir. Après avoir fait de Wakatoshi son garde du corps, il l'avait invité à boire et se détendre en compagnie de l'oiran la plus prisée du moment. Mais alors que la soirée se déroulait pour le mieux, un homme ivre mort avait fait interruption dans le salon où s'amusaient les samouraïs de la suite de Yamashita. Il marmonnait, incohérent, sous-entendant que la courtisane s'était moquée de lui et réclamait sa vengeance, agitant autour de lui un poignard à la lame scintillante. Sans réfléchir une seule seconde, Wakatoshi, qui avait laissé ses armes à l'entrée, s'était emparé du shamisen d'une des musiciennes et s'en était servi pour assommer l'importun. L'oiran avait trouvé l'affaire si hilarante, qu'après avoir fait sommairement réparer l'instrument, elle lui en avait fait cadeau.
Wakatoshi déposa le shamisen sur la table et attisa le brasero. La veille, la servante avait récupéré à sa demande deux bouteilles de saké à l'okiya. Il le ferait chauffer au milieu des cendres. Une fois tout ceci mis en place, il se glissa dans la salle d'eau pour quelques ablutions. Il n'aurait pas le temps de se rendre aux bains, mais cela suffirait pour cette fois. Il passa sa main sur ses joues, qui étaient devenues râpeuses à force de les négliger.
Alors qu'il faisait courir la lame aiguisée le long de sa peau, son oreille capta une série de petits pas sur les tatamis de la pièce voisine. Il délaissa sa toilette un instant pour profiter de cette douce musique, les plus belles percussions qu'il connaissait. Quelques secondes plus tard, les cordes du shamisen se mirent à chanter.
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