Le Ruban Rouge (1/3)
Wakatoshi s'apprêtait à sortir pour son entraînement quotidien quand on frappa à sa porte. Ce n'étaient que trois petits coups, si discrets qu'il faillit ne pas les entendre. Sur le seuil, se tenait Satori. Malgré la fraîcheur qui régnait encore, le soleil siégeait haut dans le ciel, et ses rayons faisaient ressortir l'éclat écarlate de sa chevelure. L'adolescent adressa à son aîné une courbette polie, mais le sourire mutin qui se dessinait sur ses lèvres révélait que tout cela n'était qu'un jeu à ses yeux.
— Le Seigneur Kashiko souhaite vous voir au plus vite, Wakatoshi-sama, annonça-t-il d'un ton surjoué, appuyant exagérément sur le suffixe honorifique.
Pendant un bref instant, Wakatoshi ne comprit pas ce qui se passait. C'était si rare de voir Satori entrer par la porte de devant qu'il se demanda si une catastrophe ne venait pas de survenir. Il finit par comprendre que ce n'était rien, qu'on lui avait simplement demandé de venir le chercher sans aucune autre arrière-pensée et que le garçon avait sauté sur cette occasion de venir le réveiller en tout bien tout honneur. Lui rendant son sourire, il entra dans son jeu et le salua, tout aussi faussement obséquieux.
— Merci, jeune homme, vous êtes bien brave. Mais ne devriez-vous pas être à l'entraînement à cette heure ?
— Maître Tsukkon m'a permis d'aller vous quérir, mon bon seigneur, continua Satori sur le même ton. Il va de soi que je retournerai prestement à l'exercice une fois mon message délivré.
Leurs regards se croisèrent et ils pouffèrent tous les deux. Heureusement, la seule personne qui aurait pu les entendre était le voisin immédiat de Wakatoshi, le vieux Washijō, désormais presque aussi sourd qu'il était aveugle. Il y avait bien aussi sa nièce Mitsuha, qui aidait le vieil homme dans ses tâches quotidiennes, mais elle ne sortait guère de la maison et n'était pas du genre à épier. Wakatoshi enfila ses sandales et s'apprêtait à sortir quand Satori ajouta, à voix basse :
— Est-ce que je pourrais venir ce soir ? J'aimerais essayer un nouveau morceau.
Wakatoshi hocha la tête, même s'il ne savait pas ce que la daimyō pourrait bien demander de lui. Elle pouvait tout aussi bien le mandater pour une petite mission sans importance qui ne lui prendrait que quelques heures, comme l'envoyer à Mizu no Aware, ou même encore plus loin, à plusieurs jours de marche de Namidawan.
— Je te ferai signe dès que je rentre.
Satori laissa échapper une exclamation satisfaite avant de s'éloigner, se dirigeant à l'exact opposé du dōjō. Sans doute le trouverait-on à crapahuter dans les bois derrière les jardins ou bien caché dans un coin discret à attendre qu'on oublie son existence — ou bien encore grimperait-il au premier étage de la maison de geishas pour espionner la merveilleuse mais ô combien colérique Hasuko pendant qu'elle s'exerçait sur ses dernières partitions. Wakatoshi attendit de le voir disparaître entre deux buissons avant de se mettre en route.
D'ordinaire, les samouraïs du clan Ginkgo redoutaient le moment où la daimyō les faisait appeler. C'était rarement bon signe. Pour peu qu'on ait quelque faute à se reprocher, on n'en ressortait pas en un seul morceau. Mais n'ayant rien fait ces derniers temps qui puisse provoquer sa rage, Wakatoshi se dirigea vers la demeure de son seigneur l'esprit tranquille.
Sur le chemin, il croisa un homme qu'il n'avait encore jamais vu. Celui-ci remontait de l'okiya, où il avait sans doute passé la nuit. Pourtant, il ne ressemblait pas aux samouraïs de Mizu no Aware qui venaient chez eux s'offrir le spectacle des plus belles geishas du monde. Quelque chose en lui le distinguait de ces gens-là. Rien dans sa façon de se tenir ni de se vêtir n'indiquait qu'il essayait de mettre en avant son statut social, sa fortune ou un poste de prestige dans l'administration impériale. Pourtant, il ne faisait aucun doute à Wakatoshi qu'il s'agissait d'un samouraï. Bien que ses vêtements témoignent d'une vie difficile et sans aucun luxe, il portait deux sabres à la ceinture. Peut-être un rōnin, songea Wakatoshi, mais il serait bien fou de flâner dans les parages.
Puisqu'ils allaient dans la même direction, Wakatoshi pressa le pas pour se placer à côté de lui. Il toisait l'autre homme d'une bonne tête, ce dont il avait l'habitude. D'ailleurs, il aurait trouvé beaucoup plus curieux d'être confronté à une personne de sa taille, ce qui n'était pour ainsi dire jamais arrivé. Quand il le vit, le samouraï ne sembla pas surpris le moins du monde. Au contraire, il lui sourit et le salua.
— Je ne vous ai jamais vu par ici, dit Wakatoshi. Vous venez d'arriver ?
— Oui, je ne suis là que depuis hier soir, répondit l'autre homme. Je me nomme Shinto.
Wakatoshi hocha la tête et se présenta à son tour.
— Wakatoshi ? En voilà un nom bien trouvé.
Wakatoshi accueillit sa remarque avec un rire un peu jaune. S'il portait ce nom, qui s'écrivait avec les caractères qui signifiaient « fils » et « puissant », ce n'était pas de son propre chef, puisque ses parents l'avaient choisi pour lui. Contrairement à la plupart des samouraïs, il n'avait pas changé de nom après son gempukku. On lui avait pourtant dit et répété qu'une telle transformation était nécessaire pour laisser derrière lui l'enfant et entrer dans le monde des adultes ; mais il estimait que ses raisons de garder son nom surpassait cela.
Wakatoshi s'apprêtait à répondre quand il vit non loin Sumairu et Yujo, qui marchaient eux aussi vers la maison de la daimyō. Une jeune femme se tenait à leurs côtés, vêtue comme une souillon, mais il n'y avait nulle part trace ni de Ran, ni de Hiroshi. Wakatoshi avait vaguement entendu parler de leur mission et savait que le seigneur Kashiko les avait envoyés tous les quatre chercher un maître d'armes dans les Terres Déchirées. Il s'attendait plus à un homme d'un certain âge qu'à cette sauvageonne qui semblait tout juste sortie de l'adolescence. Ce qui l'inquiétait beaucoup plus, c'était de ne pas voir les deux autres. Wakatoshi sentit son estomac se tordre. S'il leur était arrivé malheur...
Les deux samouraïs saluèrent Wakatoshi quand il les aborda mais gardèrent un air maussade. Quand Wakatoshi essaya de les faire parler, ils évoquèrent à demi-mots une attaque de rōnins sur le chemin, mais ne semblaient pas prêts à en dire plus. Ils passèrent le reste du trajet dans le plus grand des silences. Comme Yujo, blessé, boitait, il fallut ralentir un peu le pas pour lui permettre de suivre. Chaque tentative de conversation se soldait par un regard noir de la part de Sumairu, qui avait sa tête des mauvais jours. Shinto, à leurs côtés, se faisait tout petit. Il s'attira les coups d'œil curieux des deux arrivants, mais personne ne fit le moindre commentaire.
La maison de la daimyō se situait au centre de toutes les autres. On ne pouvait pas à proprement parler de village et encore moins de ville, pour cet amas de bicoques dans lesquelles les samouraïs du clan Ginkgo s'étaient rassemblés après le massacre. Leurs terres n'avaient plus la beauté d'antan.
Hissée sur deux étages, la demeure seigneuriale surplombait toutes les autres. Elle se nichait au creux d'un écrin de cryptomerias, de buissons de houx, d'ifs et de pins noirs. Les prunus du jardin d'été se paraient, en ce début de printemps, de fleurs blanches et rose pâle. En tombant de leur branche, les pétales couvraient le bois sombre de la coursive, évoquant le plumage d'un étourneau. Toute la partie est du bâtiment avait été détruite durant l'attaque, rongée par les flammes qui étaient arrivées jusque-là ; il n'y paraissait plus désormais. Le bâtiment remis à neuf, seules les chairs et les mémoires portaient encore la trace de ce jour funeste.
Sairento, la jeune servante sourde et muette, ombre de Kashiko, les attendait à la porte de la maison. Elle salua les samouraïs et, sans le moindre bruit, se tourna et les guida à l'intérieur.
Le Seigneur Kashiko les attendait. À bientôt cinquante ans, elle était toujours belle femme, mais gare à celui qui serait tenté de l'appeler « Dame ». La position qu'elle occupait à la tête du clan ne lui donnait aucun droit à l'erreur et elle s'efforçait autant dans ses tenues d'homme que dans son caractère impitoyable d'effacer les traces de son appartenance au sexe faible. Derrière elle, son fidèle Itematsu, qui la servait en tant que garde du corps, veillait, impassible.
Les quatre samouraïs, après un salut formel, se placèrent de part et d'autre de la pièce, à genoux sur de fins coussins au tissu aussi sombre que leurs mines. Sumairu s'assit, comme à son habitude, à la gauche de son seigneur, afin de ne pas l'incommoder par la vue de sa disgracieuse balafre. Il fit signe à Makoto de s'installer à côté de lui, elle s'agenouilla à même le tatami. Shinto, lui, s'était placé à la droite de la daimyō.
— Bien, déclara Kashiko sans plus de cérémonie. Nous avons bien des choses à voir aujourd'hui, ne traînons pas.
Wakatoshi remarqua, non sans un certain soulagement, que sa daimyō semblait de bonne humeur aujourd'hui. S'il n'espérait pas de chaleureux sourires, il avait au moins la quasi-certitude de ressortir en un seul morceau. Kashiko se tourna vers Sumairu, jetant du même coup un regard en direction de Makoto.
— Qui est cette petite sauvage si mal fagotée ? Il me semblait vous avoir envoyé chercher un maître archer...
— Je vous présente Makoto, mon Seigneur. Elle est l'élève de Kazumi. Il lui a demandé de venir avec nous pour commencer à entraîner les paysans, le temps que Ran et Hiroshi reprennent assez de forces pour être transportés.
Le seigneur Kashiko haussa un sourcil.
— Que leur est-il arrivé, à ces deux-là ?
Sumairu et Yujo s'échangèrent un regard que Wakatoshi ne sut comment interpréter.
— Nous avons essuyé une attaque de rōnins dans les Terres Déchirées. Ils étaient nombreux et, si nous avons pu nous en défaire, ça n'a pas été sans dommages. Les jours de Ran et Hiroshi ne sont plus en danger mais leurs blessures sont tout de même trop importantes pour qu'ils reviennent tout de suite. Kazumi s'occupe de leur prodiguer des soins.
Wakatoshi tenta tant bien que mal de cacher son trouble en apprenant la nouvelle, mais ne put s'empêcher de tiquer. Il n'avait jamais été des plus doués pour se parer du masque de l'impassibilité cher à tout samouraï qui se respecte. Il sentit la grimace déformer ses traits. Personne ne prêta attention à lui.
— Il a donc envoyé cette jeune fille à sa place ?
La daimyō avait posé cette question avec plus de curiosité que d'animosité, ce qui n'étonna pas Wakatoshi. Il était de notoriété publique que Kashiko aimait à prouver que les femmes pouvaient être aussi compétentes, sinon plus que leurs compères. Même si cette nouvelle arrivante ne payait pas de mine, il ne doutait pas du fait que Kashiko plaçait déjà ses espoirs en elle.
— Makoto est une excellente archère, répondit Sumairu. Cependant...
D'intriguée, l'expression de la daimyō se fit sévère.
— Cependant ?
— Eh bien, disons qu'elle n'a pas reçu la meilleure des éducations. Kazumi voudrait qu'on lui garantisse que sa... brusquerie ne lui cause pas de problèmes.
Makoto se renfrogna, sans doute vexée par les propos de Sumairu. Kashiko, elle, l'observa de nouveau de haut en bas, l'air songeuse.
— Fort bien. Elle n'aura qu'à aller vivre chez toi, tu garderas un œil sur elle et tu en profiteras pour lui apprendre les bases de la bienséance.
Sumairu baissa respectueusement la tête, tout de suite imité par Makoto, qui gardait les mains sur ses genoux. De toute évidence, elle n'en menait pas large.
— Bien, je ne vous ai pas fait venir uniquement pour cela.
Un long silence s'ensuivit tandis qu'un serviteur entrait pour servir le thé. Les regards se croisèrent, mal à l'aise, chacun tentant de déterminer dans les yeux de l'autre ce qu'on avait bien pu faire pour se retrouver convoqué séance tenante. Wakatoshi s'efforça de ne pas penser à Satori. Il n'avait aucune raison de croire qu'ils avaient été découverts. La musique qui s'élevait si souvent des murs de sa maison pouvait très bien être jouée par quelqu'un d'autre.
— Une délégation du clan Tenka arrive demain matin. Du peu que j'en sais, l'un de ses samouraï est tombé en disgrâce, il souhaiterait passer l'épreuve du fugu sushi.
Wakatoshi échangea un regard interloqué avec les autres samouraïs présents. Le clan Tenka, qui leur était frontalier, n'était pas entré en contact avec eux depuis de nombreuses années. Les voir ressurgir ainsi, sans crier gare, n'augurait rien de bon.
— Wakatoshi.
Le Seigneur Kashiko avait prononcé son nom comme elle le faisait toujours, avec cet air de reproche voilé qu'il détestait tant. Satori lui avait expliqué un jour qu'elle le faisait dans le but de jauger sa réaction et, à la tête qu'il faisait, deviner si elle devait lui faire des remontrances. Wakatoshi n'y croyait qu'à moitié. C'était simplement la façon dont tout le monde s'adressait à lui.
— Je comptais sur Ran, mais puisqu'elle n'est pas là, c'est toi qui me servira de yojimbo demain. Itematsu est trop vieux, je ne tiens pas à me montrer en sa compagnie.
Derrière elle, le garde du corps baissa la tête, sans doute pour qu'on ne voie pas l'ombre passer dans ses yeux. Wakatoshi, lui, s'inclina aussi bas qu'il le put.
— J'en serais très honoré, Seigneur.
Bien sûr, il aurait préféré gagner ce poste au mérite et non par dépit, mais il tenait là l'occasion rêvée de prouver qu'il n'était pas qu'un colosse sans cervelle. Quand il se redressa, le regard scrutateur de Kashiko était posé sur lui, empli de gravité.
— Il faut que tu saches autre chose : Keiko fera partie de la délégation.
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