Le Poison (2/2)
— Mukaikaze, supplia-t-elle, la voix tremblante.
Surpris d'entendre ce nom, Shinto scruta le visage de la jeune fille. Propre, bien peignée et plus vieille de quelques années, il ne la reconnut pas tout de suite. Ce ne fut qu'en scrutant ses jolis yeux en amande et y retrouvant cette détermination si particulière qu'il comprit qui se tenait devant lui.
— Kazu ? Que fais-tu ici ? Où est ton frère ?
Elle ne lui répondit que par un sanglot, tentant en vain de se dégager de la prise de Shinto sur son poignet. Celui-ci ne lâcha pas. Il savait qu'il ne devait surtout pas la laisser partir, maintenant qu'elle avait tout entendu.
— C'est lui qui t'envoie ici ? Tu leur donnes des informations ?
De nouveau, Kazu tira sur sa manche pour se dégager. Elle évitait avec soin le regard inquisiteur de Shinto. De son côté, il tentait déjà de trouver une solution qui ne les mènerait pas au pire. Il était sûr et certain de ne l'avoir pas vu lors de son séjour à l'okiya. Prompt à se glisser dans sa nouvelle peau de maître espion, il avait pris soin de retenir tous les visages qu'il croisait, et il aurait sans nul doute remarqué qu'elle se trouvait là. C'était donc qu'elle n'était arrivée que depuis qu'il était logé dans le quartier des invités de la daimyō. L'attaque avait dû être planifiée de longue date par les rōnins, et ils l'auraient envoyée en premiers repérages.
— Ils... ils ont dit qu'ils nous aideraient si nous les aidions d'abord, et moi, je ne sais pas me battre alors...
Les larmes coulaient le long de ses joues et Shinto se rappela qu'elle n'était qu'une enfant. La bonne nouvelle était qu'elle ne renseignait pas les rōnins de gaieté de cœur. Il était encore possible de s'arranger avec elle, en échange d'un appui dans sa quête. Elle leur ferait un agent double idéal.
Kazu recula d'un pas, entraînant Shinto avec elle vers l'extérieur. Voyant Tatsuya s'avancer dans leur direction, Shinto tira la jeune fille vers lui. Il n'avait pas besoin qu'un de leurs otages se mêle de cette histoire.
— Je vous en prie, Mukaikaze, implora-t-elle de nouveau. Laissez-moi partir, je ne leur dirai ri...
Kazu se figea, le visage soudain aussi pâle que celui d'un cadavre, le regard fixé sur un point dans le dos de Shinto. Ce ne fut que quand une voix sévère tonna qu'il comprit ce qui l'effrayait tant.
— Tu nous épiais ? gronda Sumairu à l'adresse de la servante, qui se recroquevilla, terrifiée.
— Je ne dirai rien à personne, sanglota-t-elle, je vous le jure.
Shinto eut à peine le temps de protester que Sumairu avait déjà dégainé son sabre. Dans la confusion qui suivit, le maître espion tenta de raisonner son confrère du mieux qu'il pouvait. La petite pourrait être utile, elle pourrait apporter de mauvaises informations à leur adversaire et leur permettre de gagner l'avantage. Peine perdue. D'un geste expert, Sumairu frappa et la tête de Kazu roula sur le sol. Son corps, comme hébété de se retrouver privé de son chef, se secoua d'un spasme avant de s'effondrer.
Tatsuya se tenait là, le regard curieux, la main sur son sabre. Il était clair que si Sumairu n'avait pas dégainé le premier, il l'aurait fait.
Shinto, à qui la rage et la confusion faisaient tourner la tête, se planta devant Sumairu, se retenant de justesse de le saisir par le col.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? cracha-t-il, les dents serrées.
Sumairu lui jeta un regard noir.
— Vous savez pourquoi.
— Elle aurait pu nous être utile ! On aurait pu la renvoyer chez eux avec de fausses informations, elle aurait pu nous faire gagner du temps.
— C'était une vagabonde, quelle confiance aurions-nous pu avoir en sa parole. Tous les siens seront bientôt morts, de toute manière.
— J'aurais apprécié que vous me demandiez mon avis avant de l'exécuter froidement.
— Et moi, j'apprécierais que vous n'oubliiez pas que votre place ici est précaire.
Shinto ne trouva rien à répondre et se contenta d'affronter des yeux le bourreau des Ginkgo.
— Voulez-vous que je fasse appeler des parias pour nous en débarrasser ? demanda le Tenka, en avisant le cadavre gisant au sol.
Tous deux poursuivirent leur discussion, mais ce fut à peine si Shinto les écouta. Appuyé contre le chambranle de la porte, il ne pouvait détacher son regard de ce qui avait été Kazu quelques secondes auparavant. Cette carcasse mutilée n'avait plus rien à voir avec la gamine recroquevillée près du feu, qui reniflait pour chasser sa goutte au nez et dont les yeux s'étaient mis à briller quand Shinto lui avait donné un peu de sa portion de riz. Il savait au fond de lui que cette issue était inévitable, il l'avait su à la seconde-même où il l'avait surprise. Mais il éprouvait toujours une certaine tendresse pour cette petite et sa quête insensée. Une colère sourde naquit en lui, contre ce kaishakunin bien trop prompt à porter la main au sabre, mais elle mourut bien vite, étouffée par la raison. Sumairu avait fait le bon choix. Si Shinto n'avait pas connu Kazu, il l'aurait tuée lui aussi.
Le corps fut confié aux bons soins de Tatsuya, qui rallia une poignée d'eta, chargés de l'ignoble besogne. Le Tenka avait eu le bon sens de ne pas poser trop de questions, ce qui rassurait un peu Shinto. Il se promit tout de même de le garder à l'œil : si le cadet n'était qu'un brave benêt, l'aîné semblait bien plus malin. Il ne faudrait pas que sa présence devienne une menace.
Shinto et Sumairu, de leur côté, repartirent vers le grenier afin de repérer le terrain. Il faudrait tendre le piège au dernier moment, juste avant l'arrivée de l'ennemi, afin qu'aucun allié ne s'y retrouve pris par accident. Alors qu'ils quittaient les domaines samouraïs, les deux hommes virent un moine dévaler la butte qui menait au sanctuaire. Débraillé et paniqué, le bonze se jeta aux pieds de Shinto.
— Messire, je vous en prie, relevez-moi de mes fonctions et laissez-moi partir ! s'écria-t-il d'une traite, sans même prendre le temps de respirer.
Sumairu lança un regard perplexe à Shinto qui, encore ébranlé par ce qui venait de se passer, fixa le moine, abasourdi. Qu'avait-il bien pu se passer de si catastrophique pour que Kamereon, qui avait fait de nombreuses fois montre de ses talents, se précipite vers lui, en plein jour et à découvert ?
— Que se passe-t-il ? articula tant bien que mal Shinto.
— Les lumières du sanctuaire, elles se sont toutes allumées d'un coup !
— Quand ?
— Là, il y a quelques minutes seulement ! Cet endroit est maudit, il est hanté ! Ne me forcez pas à y retourner, je vous en supplie !
Dans un soupir, Shinto se pinça l'arête du nez. De toute manière, maintenant qu'il s'était révélé devant Sumairu, ainsi qu'aux yeux des quelques passants qui les regardaient de loin, Shinto n'avait plus aucun usage pour son espion. Il faudrait lui trouver une autre occupation.
— Nous verrons cela plus tard, je n'ai pas de temps à t'accorder pour le moment. En attendant, retourne à ta cabane.
Kamereon s'apprêtait à protester mais s'il voulut dire quelque chose, les mots moururent avant de franchir ses lèvres. Il se releva, épousseta son vêtement et les salua, avant de retourner à son office.
— Un moine qui a peur des fantômes, voilà qui est original, commenta Sumairu.
Shinto ne releva pas la remarque et continua son chemin.
L'après-midi était déjà bien avancée lorsqu'ils entamèrent leur inspection des bois qui environnaient le grenier. Dans un silence quasi absolu, ils laissèrent des marques sur les troncs autour desquels ils noueraient les fils meurtriers. Ils n'avaient besoin de rien d'autre que des hochements de tête pour communiquer. Pourtant, Shinto sentait souvent sur lui le regard insistant du kaishakunin, qui ne se décida à ouvrir la bouche qu'une fois leur tâche accomplie.
— Vous connaissiez cette petite, dit-il sur un ton qui ne laissait pas deviner à Shinto s'il s'agissait d'une affirmation ou d'une question.
Shinto répondit d'un hochement de tête.
— Mukaikaze l'a rencontrée, il y a longtemps. C'était une autre vie.
— S'il avait existé une autre solution, je ne l'aurais pas tuée, soyez-en assuré. Certains de mes confrères finissent par se complaire dans le sang, et se plaisent à donner la mort, mais je ne fais pas partie de ceux-là.
Shinto balaya ces excuses d'une fade politesse, qui mit fin à leur conversation. Il avait beau comprendre les raisons qui avaient poussé le bourreau à agir comme il l'avait fait, il n'avait aucune envie d'en parler.
Une fois revenus dans les domaines samouraïs, Sumairu et Shinto se séparèrent. Le premier se dirigea vers le pas de tir pour estimer la force et le nombre de leurs archers.Quant à Shinto, il se mit en tête de retrouver Tarō et Wakatoshi, afin d'apprendre ce qu'ils avaient pu faire de leur côté. Ne les trouvant pas au dōjō, il se dirigea vers l'okiya. Ils ne s'y trouvaient pas non plus, mais, assis seul au milieu du salon de thé, Jin était affairé à engloutir un bol de riz.
— Tu es déjà de retour, toi ? demanda-t-il en s'approchant.
Le gamin leva la tête, quelques grains de riz collés à ses joues tombèrent sur ses genoux.
— Oh, Mukchai ! Oui, j'chuis pas allé loin...
— Vide ta bouche avant de t'adresser à moi.
Jin déglutit.
— Toutes mes excuses, seigneur samouraï. Cet humble garçon disait donc à votre personne qu'il n'a point eu besoin de parcourir mille lieues avant de revenir en vos terres, puisque les vils gredins qui prévissent d'attaquer se trouvent déjà à vos portes.
Shinto était sur le point de sermonner le garçon au sujet de son impertinence quand il comprit ce qu'il venait de lui dire.
— A nos portes, dis-tu ?
— Oui, j'ai pu m'approcher tout près d'eux, et ils ont dit qu'ils attaqueront ce soir.
Sur cette révélation, Jin lui tendit son bol désormais vide.
— Je peux en avoir un autre ?
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