Le Poison (1/2)
Sumairu ne desserra pas les dents durant tout le reste du trajet. Shinto, comprenant qu'il avait besoin d'être laissé un peu seul, ne broncha pas. Lui non plus ne ressentait pas le besoin d'entretenir la conversation. Cette situation ne lui plaisait pas. Certes, il avait prêté allégeance à Kashiko le Démon en intégrant le clan Ginkgo et il ne comptait en aucun cas trahir sa parole, ni maintenant, ni plus tard. Mais il avait connu ces rōnins qu'il s'apprêtait à combattre. Si le lot comptait ses inévitables grosses brutes, que l'errance avait réduits à l'état de barbares sans cervelle, la plupart d'entre eux ne portait qu'un crime de lâcheté. Ils avaient reçu une éducation, savaient pour la plupart lire et écrire — même si les subtilités de ces arts se perdaient vite.
Sans vouloir se l'avouer tout à fait, Shinto craignait de se retrouver contre eux sur le front. Les belliqueux et les enragés ne lui faisaient pas peur, il se réjouissait même de se débarrasser de ses énergumènes, que seul son instinct de survie avait retenu de passer au fil de la lame lorsqu'il était rōnin. Mais les autres...
Il se souvenait encore de ce garçon, à peine entré dans l'âge adulte, qui serrait contre lui sa sœur cadette. Ce soir-là, Shinto avait fait halte dans une auberge miteuse au cœur des Terres Déchirées. On y passait la nuit en échange de ce qu'on pouvait troquer ou contre un service. D'ordinaire, Shinto ne se serait pas aventuré dans ce genre de coupe-gorge, mais le froid l'avait dissuadé de s'attarder dehors. Comme il ne s'encombrait pas d'objets de valeur et que son visage était connu dans les environs, il ne risquait pas grand-chose. Il était arrivé dans le dortoir, une grande pièce aux murs pleins de trous où était alignée une dizaine de futons. Shinto avait prévu en entrant de s'installer sur le côté et d'utiliser son baluchon comme oreiller plutôt que de se risquer à toucher ces draps répugnants, quand deux silhouettes attirèrent son attention. Serrées l'une contre l'autre au centre de la pièce, elles semblaient profiter de la maigre chaleur que leur offrait le brasero aux flammes mourantes.
Il s'était approché et avait découvert un jeune homme serrant dans ses bras une fille plus jeune encore. La pauvre, mal en point, peinait à garder les yeux ouverts et grelottait malgré la couverture sur ses épaules. Au fil de la nuit, Shinto avait noué le contact, protégeant par la même occasion ses nouveaux compagnons des hommes peu recommandables qui erraient dans le coin. Seuls, ils constituaient des cibles faciles pour une crapule qui chercherait à les détrousser, voire pire ; mais si on les voyait en compagnie de Mukaikaze, tout changeait. La promesse d'une mort silencieuse et instantanée en dissuaderait plus d'un. Pourtant, cette réputation tenait davantage de la rumeur que de la vérité : Shinto avait toujours préféré régler les conflits par la parole plutôt que d'en venir aux mains. Les rares fois où il avait été contraint de sévir l'avaient affublé chez ses ennemis d'une aura de tueur discret, inévitable et qui frappe quand on s'y attend le moins. Ses amis, eux, certes moins nombreux mais bien plus précieux, riaient souvent de ces on-dits.
Au cours de cette nuit, il apprit que Seisan, l'aîné, et Kazu, la cadette, avaient quitté le domicile familial dans le but de laver le nom de leur père. Samouraï de basse extraction, désargenté, le patriarche avait été accusé à tort d'une faute qu'il n'avait pas commise et déchu de son statut. Ne supportant pas de le voir se laisser dépérir, Seisan s'était mis en tête de trouver le vrai coupable, de lui arracher des aveux et de le traîner jusqu'au gouverneur de Mizu no Aware. Kazu avait refusé de laisser son frère partir seul et l'avait suivi, malgré les tentatives de ce dernier pour l'en dissuader. Le reste de l'histoire, Shinto le connaissait par cœur : ils s'étaient heurtés à la difficulté de l'errance et leur enquête s'était retrouvée entravée par la mauvaise volonté des témoins ou par le temps qui avait effacé les mémoires. Shinto, qui ne pouvait promettre de les accompagner dans leur quête, leur avait tout de même promis de garder l'oreille ouverte et de revenir à eux s'il apprenait quoi que ce soit au sujet de leur affaire. Le temps avait passé mais cette promesse restait gravée dans sa tête.
Il avait croisé Kazu, peu après. Livrée à elle-même, elle lui avait appris que son frère avait rejoint une bande de brigands, qui lui faisaient si peur qu'elle avait préféré partir et poursuivre leur objectif de son côté. Elle avait supplié Shinto de faire entendre raison à Seisan, mais jamais le garçon n'en avait démordu. Il faut bien faire confiance à quelqu'un dans ce monde et quitte à vivre au milieu des pourris, autant choisir ceux qui ne se cachent pas sous des faux semblants, lui avait-il craché. Shinto n'avait pu le contredire, lui qui avait préféré se faire rōnin plutôt que de demeurer dans le nid de vipères qui l'avait vu naître. Faute d'exaucer son souhait, il avait placé Kazu chez un de ses amis, un amateur de thé vivant au milieu de nulle part, aussi excentrique qu'inoffensif. La dernière chose qu'il voulait était de retrouver un jour cette petite entre les murs d'une maison close.
À l'approche de l'okiya, tandis que Sumairu pressait le pas devant lui, Shinto se demanda combien de garçons comme Seisan il devrait affronter durant cette bataille.
L'intérieur de la maison de geisha lui apparut tout de suite comme familier, comme s'il y avait passé plusieurs années, alors qu'il n'y avait dormi que quelques jours. Il était encore tôt, les clients n'arriveraient pas avant plusieurs heures. À l'étage, Hasuko s'entraînait au shamisen. Le pincement des cordes résonnaient dans toute la bâtisse. Sumairu ne perdit pas de temps en formalités : il se déchaussa de ses sandales et fonça vers la grande salle, où l'on servait le thé et le saké au tout-venant. Deux hommes étaient installés autour d'une table, servis par deux shikomiko qui ne devaient pas avoir plus de huit ans. Même à l'autre bout de la salle, Shinto n'eut aucun mal à reconnaître les gigantesques Tarō et Wakatoshi. Sans doute s'étaient-ils lavés dans le bain public accolé à l'okiya et avaient décidé de se poser pour boire un peu. Ou boire beaucoup, au vu de leur ostentatoire bonne humeur. Quand ils le remarquèrent, ils adressèrent de grands signes de la main à Shinto, l'invitant à les rejoindre. Sumairu, lui, était déjà en grande discussion avec Katsuyu, la tenancière des lieux, qui lui reprochait de ne plus jamais venir la voir.
Wakatoshi et Tarō ne lui laissèrent pas le temps de s'approcher du bourreau. Ils s'étaient levés comme un seul homme et avaient fondu sur lui.
— Shinto ! s'exclama Wakatoshi. Venez donc boire un peu avec nous, vous avez l'air tendu.
— Il y a d'excellentes raisons à cela.
— Est-ce que vous avez des ennuis ? demanda Tarō.
Shinto jaugea le Tenka avant de répondre. S'il avait eu l'aîné en face de lui, il aurait probablement éludé la question, le temps de décider si inclure ou non leurs otages dans cette affaire valait le coup. Mais il ne détectait dans le cadet aucune trace de malice, et ils auraient bien besoin de sa force.
— Une troupe de rōnins a prévu d'attaquer bientôt. Il faut nous tenir prêt à l'offensive.
— Les voyous qui vivent dans les collines après l'ancien domaine de Hayakumo ? demanda Wakatoshi.
Shinto haussa la tête. Ils s'étaient installés dans une bâtisse à l'abandon en attendant que passe l'hiver. Shinto n'avait jamais eu l'occasion de visiter ce lieu — ni l'envie, d'ailleurs — mais il devinait que les conditions de vie devaient y être terribles.
— Mais ils sont... poursuivit Wakatoshi, comptant sur ses doigts, se trompant, abandonnant : Enfin, ils sont beaucoup, non ? Plus que nous, en tout cas.
— On pense qu'ils sont une trentaine.
— Mais alors, dit Tarō, si vous venez ici, c'est que les geishas vont se battre aussi ?
Shinto faillit tout leur expliquer, mais se rappela in extremis que Sumairu lui avait fait jurer de ne rien dire. Il ne connaissait pas encore les détails de son plan, mais à la gravité dont avait fait preuve le kaishakunin, il se doutait que cela ne devait pas se savoir.
— Ne soyez pas ridicule. Nous venions... nous venions chercher des combattants comme vous et prévenir la tantine qu'il faudrait veiller à ce que toutes ses filles soient à l'abri.
— Dis donc, qui appelez-vous « tantine » ? vociféra Katsuyu, à portée d'oreille. Je suis une femme respectable, monsieur !
Il se tourna vers la tenancière et lui présenta ses excuses, ce qui donna le temps aux deux géants de se concerter.
— Très bien, nous vous apporterons toute notre aide, s'écrièrent-ils de concert dès que Shinto leur accorda de nouveau son attention.
— Dites-nous comment nous pouvons vous assister, continua Tarō.
Shinto réfléchit. Il ne faudrait pas les avoir dans les pattes, cela risquerait de compromettre les plans de Sumairu. Mais d'un autre côté, même ses deux idiots auraient des soupçons si l'oniwaban les éconduisait en leur disant de se mêler de leurs affaires. Il fallait les occuper, mais comment ?
Il songeait à les envoyer faire le tour des domaines paysans quand un cri strident retentit. Tous les samouraïs de la pièce se tournèrent, main sur leur sabre. Une flèche venait de traverser la pièce, et s'était fichée dans un pilier, effleurant la joue d'une des shikomiko. La pauvre enfant tremblait de tout son corps, les larmes aux yeux, incapable de produire le moindre son. C'était sa consoeur qui avait crié, et qui continuait à s'égosiller. Shinto se chargea de la calmer, tandis que Tarō et Wakatoshi se ruaient à l'extérieur, en quête du tireur. Ils ne tardèrent pas à comprendre ce qui venait de se passer : un paysan, qui s'entrainait au pas de tir non loin, avait par erreur envoyé sa flèche en direction de l'okiya. Entre les branchages du bosquet qui les séparait, Shinto vit Makoto fondre sur son élève, rapidement rejointe par Tarō et Wakatoshi. Ce paysan allait sans doute reçevoir la correction de sa vie.
— Tout va bien, ce n'était qu'un accident, dit Shinto en tapotant affectueusement la tête de la fillette. Prends donc ton amie avec toi et allez nettoyer ces grosses larmes.
De concert, elles hochèrent la tête et dans un hoquet, disparurent dans les couloirs de la maison. En se relevant, Shinto aperçut du coin de l'œil une jeune servante, qu'il n'avait pas vue durant son séjour, mais dont le visage lui semblait étrangement familier. Elle se cacha en le voyant, mais il n'eut pas le temps de s'y intéresser davantage. Sumairu perdait patience.
— Bien, dit-il dans un claquement de langue, ne perdons pas plus de temps.
Katsuyu les guida jusqu'aux cuisines, et demanda d'une voix forte aux commis présents de décamper. Le cuisinier principal n'était toujours pas revenu du marché du matin et les deux gamins obéirent sans demander leur reste.
— Combien t'en faut-il ? demanda Katsuyu à Sumairu.
— Tout. Tout ce que tu pourras rassembler.
Les yeux de Katsuyu s'agrandirent sous le choc.
— Que vas-tu faire de cela, Sumairu ?
— Je vais protéger cette baie. C'est bien comme cela qu'on s'y prend, non, pour se débarrasser de la vermine ?
Katsuyu, l'air grave, acquiesça. Avec mille précautions, elle souleva une petite jarre, d'à peine quatre go de contenance.
— C'est tout ce que j'ai sous la main pour le moment. Mais je pourrais demander à Takumitate de faire venir tout ce qui reste au port.
Shinto, en retrait, commençait à comprendre où Sumairu voulait en venir. Il avait commencé à s'en douter lorsqu'il l'avait amené dans cet endroit, mais désormais qu'il avait entendu mentionner le nom de Takumitate, le maître-sushi du clan, il se confortait dans son hypothèse. Pas étonnant que Sumairu montre tant de réticence à opter pour cette solution...
Autre chose tourmentait Shinto, pourtant. Depuis qu'ils étaient entrés dans cette cuisine, il sentait dans son dos un regard insistant. Il n'excluait toujours pas la possibilité que, dans un éclair de brillance, leur adversaire ait envoyé un espion en reconnaissance. Cette petite servante ne lui disait rien qui vaille. Au moment où il allait partir à sa recherche, Sumairu ouvrit la jarre et une odeur pestilentielle se répandit dans la pièce. Shinto eut tout juste le temps d'apercevoir ce qui se trouvait à l'intérieur que Sumairu reboucha le contenant.
Il ne s'était pas trompé : des viscères de fugu. Malgré la maigre quantité dont ils disposaient, il y en avait assez pour tuer une centaine d'hommes, au bas mot.
— Les entrailles ont fermenté, grimaça Sumairu. Espérons que cela n'ait pas compromis leur efficacité.
Bonne question, songea Shinto. Un poison gâté devient-il plus ou moins efficace ?
— Nous aurons besoin de fil également, continua le kaishakunin d'une voix plus basse, un fil tranchant, capable d'entailler la peau. Nous l'enduirons de poison et le tendrons dans le bois pour les pièger.
Il parlait la gorge nouée, visiblement nerveux. Cela n'étonnait guère Shinto. Ce qu'ils s'apprêtaient à faire n'avait rien d'anodin. Les Ginkgo avaient construit leur réputation et leur fierté avec les écailles des fugus, mais ils représentaient aussi une grande menace. Les autres clans les savaient en possession d'un poison mortel et leur accordait leur confiance tant qu'ils ne s'en servaient pas. Si jamais le plan de Sumairu s'ébruitait, cette confiance serait ébranlée et le clan courrait à la catastrophe.
De nouveau, un bruit attira l'attention de Shinto. Cette fois, il en était certain : on les observait. Pour ne pas laisser à l'espion le temps de fuir, il se retourna et fondit sur lui sans prendre le temps de prévenir Sumairu. Il se jeta derrière le panneau de bois qui séparait les cuisines de l'extérieur de l'okiya, et attrapa l'indiscret par le poignet — ou plutôt l'indiscrète. Il ne s'y était pas trompé, la petite servante les espionnait.
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