Le Maître Archer (2/2)
Le silence pesa sur une bonne partie du voyage, mais Sumairu ne s'en plaignait pas. Tenir sa langue quand on n'avait rien d'intéressant à dire évitait bien des ennuis. Si un samouraï se devait parfois de briller par son éloquence, Sumairu, lui, préférait s'abstenir. Il commença tout de même à discuter de choses et d'autres avec Yujo lorsqu'ils prirent leur première pause. Ils s'étaient tous les deux liés d'amitié après que le jeune homme eut fait ses preuves durant le massacre. Lui-même fils de sénéchal, Sumairu connaissait toutes les rigueurs de cette charge. Il savait tout le mérite de Yujo de s'en acquitter aussi bien qu'il le faisait, d'autant plus qu'il avait commencé sa formation avec quinze ans de retard sur ses frères d'armes.
— Comment se portent nos rizières ? lui demanda-t-il en remplissant sa gourde de bambou dans l'eau d'un ruisseau.
— Difficile de le savoir pour le moment, mais Kegare semble optimiste. Il faudra attendre la mousson pour s'assurer que les crues seront suffisantes.
Sumairu hocha la tête au gré des explications de Yujo, qui lui détaillait la nouvelle méthode de protection contre les nuisibles qu'un de ses contacts, qui visitait souvent la Grande Île, lui avait apprise. Il ne savait pas s'il pourrait la mettre en place cette année, mais il comptait bien la tester après les prochaines récoltes. Quelques moissons plus tôt, les dégâts provoqués par les hordes de moineaux friands de riz avaient failli les conduire tout droit à la catastrophe. Hiroshi, remplissant lui aussi sa gourde ainsi que celle de Ran, l'écoutait avec tout autant d'attention.
— Les orages seront nombreux cette année, affirma-t-il avec un sourire doux. Mes prédictions me l'ont assuré.
Yujo et Sumairu lui rendirent son sourire, quoique tièdement. Ils se remirent en route, passèrent la nuit à bivouaquer près d'un sanctuaire, réduit à l'état de ruine par des années de négligence, et partirent au petit matin. Il faisait doux pour un début de printemps, mais à l'aube, un brouillard glacé pesait sur les chemins et infusait sa froideur humide dans les moindres recoins de leurs vêtements. Ran grelottait, les bras serrés contre son corps. Si les trois autres n'en faisaient pas autant, ce n'était que par désir de paraître plus résistants qu'elle.
Ils arrivèrent quelques heures plus tard à l'orée d'une forêt de bambou. De là, il ne leur restait plus qu'à sortir un peu du chemin pour parvenir jusqu'à la clairière où résidait Kazumi. Sumairu hâtait le pas. Il lui tardait de rencontrer cet homme et de découvrir pourquoi Tsukkon, le maître d'armes, le leur avait recommandé aussi chaudement. Pourtant, alors qu'il avançait, il se rendit compte que les autres ne suivaient plus. Pire encore, ils s'étaient arrêtés en bordure du sentier et observaient quelque chose au sol. Dans un profond soupir, Sumairu s'approcha d'eux, prêt à les rabrouer. Jetant un œil par-dessus l'épaule de Ran, il regarda ce qui les intéressait autant.
C'était un renard. Ou tout du moins, c'en avait été un jusqu'à ce que le piège se referme autour de sa patte. Sumairu pouvait clairement voir l'endroit où la bête piégée avait grignoté sa propre cheville dans l'espoir fou de se libérer. Il n'en restait désormais qu'une carcasse gonflée, au pelage sale de sang et dont la langue boursouflée pendait obscènement hors de la gueule. Une horde de mouches était venue pondre leurs œufs sous la peau, qui grouillait de vers avides de dévorer la chair qui les avait vus naître. Sumairu grimaça, perplexe. Pas qu'il fasse grand cas de ces animaux, mais il trouvait curieux que personne ne soit venu relever le piège. Une telle prise, cela devait se vendre cher ou, dans le cas contraire, nourrir au moins deux hommes.
Hiroshi, lui, serrait les dents de rage. Accroupi assez près du renard pour l'examiner sans toutefois le toucher, il jurait, le visage grimaçant. Même s'il ne la partageait pas, Sumairu comprenait sa colère. On ne chasse pas le renard, animal sacré, comme un vulgaire lapin. Mais bon, ils n'allaient pas non plus en faire toute une histoire... Les chasseurs pullulaient dans la région, le pauvre canidé s'était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, voilà tout.
— Ceux qui ont fait cela se sont attiré les foudres des kamis, maugréa Hiroshi, les yeux toujours fixés sur le cadavre.
— C'est fâcheux mais ce n'est pas notre problème. Allons, mettons-nous en route.
Puisque les autres ne semblaient pas décidés à bouger, Sumairu continua son chemin. Ils étaient bien assez grands pour le rattraper quand l'envie leur en prendrait. Bientôt, il entendit dans son dos les pas de Yujo, puis ceux, plus traînants, de Ran. Un regard par-dessus son épaule lui indiqua que Hiroshi avait fini par lui aussi s'arracher à sa contemplation morbide. Pourtant, le jeune homme paraissait toujours nerveux et Sumairu lui donnait raison. Si ce piège était posé dans le secteur, cela ne pouvait signifier qu'une chose : quelqu'un vivait par ici. Restait à espérer qu'il s'agisse de Kazumi, qui ne cherchait qu'à piéger des petites proies pour se nourrir. Ce n'était pas bien convenable comme façon de subvenir à ses besoins, mais Sumairu ne le jugerait pas. Même les membres du clan avaient dû s'adonner à la chasse — souvent en vain — durant le précédent hiver, afin de ne pas mourir de faim. Et puis, que pouvait-on espérer de mieux de la part d'un rōnin ?
Toute cette tension pesait sur le groupe, aussi personne ne pipa mot pendant le reste du trajet. S'enfonçant dans la forêt, là où le bambou laissait place à un panachage de chênes et de magnolias, ils devaient faire attention où ils mettaient les pieds, au risque de glisser ou de déclencher un piège. Sumairu trouva contre une souche couverte de mousse un peu de ficelle tressée qui avait dû servir à la fabrication d'un collet. Depuis quelque temps, ils ne faisaient que monter, les uns derrière les autres, au gré des couloirs zigzagants qui les coinçaient entre la végétation et la roche. Même s'il n'y était jamais allé lui-même, Tsukkon avait su leur décrire avec précision l'endroit où vivait Kazumi. S'ils poursuivaient encore dans cette direction, ils arriveraient en haut d'une colline, accolée à une falaise plus haute encore. Ils approchaient de leur but.
Pourtant, les autres traînassaient toujours. Certes, Sumairu ne faisait aucun effort pour se caler sur leur rythme, mais il estimait qu'il n'avait pas à le faire. Il n'avançait jamais trop rapidement, c'étaient eux qui étaient trop lents. Comme à son habitude, Ran papillonait et Yujo, il le savait, avait toujours manqué d'endurance. Hiroshi, quant à lui, restait en queue de peloton, s'arrêtant parfois pour jeter un coup d'œil suspicieux entre deux arbres. Sumairu ne supporta ce petit manège que jusqu'à ce que l'onmyōji disparaisse pour de bon de son champ de vision. Bousculant les deux autres, Sumairu fondit sur lui, la main sur son bokken. Il était samouraï, bon sang, pas nourrice. Peut-être qu'un coup de sabre — fut-il en bois — entre les deux oreilles remettrait les idées en place à ce gamin.
Il trouva Hiroshi à quelques pas du sentier, accroupi près d'un piège. Sans lui prêter la moindre attention, il défaisait le fil qui retenait un renard, cette fois-ci bien vivant, prisonnier. La bête, babines retroussées, crocs bien en vue, se débattait et grognait sur ces deux humains qui le regardaient de haut. Pourtant, à l'instant-même où il fut détaché et que Hiroshi lui murmura doucement : « Voilà, tu es libre », l'attitude du petit goupil changea du tout au tout. Il passa un coup de langue sur la plaie autour de sa patte et, quand Hiroshi lui gratouilla le haut de la tête, laissa échapper un glapissement satisfait. Puis, comme alerté par une présence au loin, le renard releva la tête, s'empara de la gourde que Hiroshi gardait à sa ceinture et la renversa avant de bondir sur un rocher non loin de là. Il y resta de longues secondes immobile, à fixer les deux samouraïs puis disparut au milieu des hautes herbes.
— C'est bon, tu as terminé ? souffla Sumairu. Ou bien tu vas sauver tous les animaux de cette forêt ?
Hiroshi se tourna vers lui et, l'espace d'une seconde, il sembla à Sumairu que dansait dans ses yeux la flamme d'une colère noire comme rarement il en avait vue. Elle disparut un instant plus tard et il finit par se dire que l'onmyōji s'était sans doute vexé de cette soudaine familiarité. Sumairu avait bien du mal à le considérer comme un adulte. Il avait gardé de lui l'image de ce garçon fluet, encore en manches flottantes, que l'on envoyait en formation au loin, juste après l'attaque.
— Cette créature a été mise sur notre chemin pour nous venir en aide, répliqua Hiroshi, j'en suis persuadé.
Sumairu préféra ne rien dire, se retint de lever les yeux au ciel et repartit en direction de la falaise. À cet endroit, la voie avait été pavée de pierres plates et noires. Sumairu remarqua vite qu'elles étaient propres, dépourvues de mousses et autres traces d'abandon. On passait souvent par là. Il ne savait pas si c'était une bonne ou une mauvaise nouvelle.
À force de marcher, la forêt de feuillus s'effaça de nouveau au profit des bambous. Sumairu ignorait combien de temps s'était écoulé depuis qu'ils avaient levé le camp. Il était difficile d'évaluer la course du soleil dans ce ciel blanc de début de printemps, encore plus quand la canopée obstruait la vue. Les tiges de bambou, grosses comme le bras d'un homme, s'élevaient si haut qu'on n'en voyait pas la cime. Sumairu avait le vertige rien qu'à lever la tête.
Passant le long d'un ruisseau, Hiroshi s'arrêta de nouveau pour remplir sa gourde, vidée par le renard. Les autres sautèrent sur l'occasion pour déclarer une petite pause improvisée, après de longues heures de route. Ran s'assit sur un rocher au bord de l'eau, tandis que Yujo dénouait une de ses sandales pour en retirer une brindille qui le gênait depuis un moment. Excédé, Sumairu ne fit même pas semblant de les attendre et partit en avant, lançant à la cantonade qu'ils n'auraient qu'à suivre le cours du ruisseau dès qu'ils seraient prêts à le rejoindre.
D'ordinaire, Sumairu préférait s'accoler le pire des incapables plutôt que faire cavalier seul mais trois pour le prix d'un, c'était trop ! Il se retrouva rapidement seul, entouré par tous les bruits de la forêt. Un vent frais soufflait ce jour-là et faisait chanter le bambou dans les cimes. Les oiseaux, trop heureux du retour des beaux jours, pépiaient tout autour de lui, invisibles.
Sumairu posa la main sur son sabre. La désagréable impression d'être suivi lui tordait les entrailles. Pourtant, où qu'il regarde, il ne voyait âme qui vive.
Un sifflement l'alerta, mais trop tard. La flèche vint se planter dans le bambou derrière lui, pile entre ses deux jambes. Le message était on ne peut plus clair. Sumairu leva la tête, prêt à abattre son assaillant à la moindre occasion.
Juchée sur un rocher, l'arc encore bandé, une jeune femme le tenait en joue. Ce n'était pas la première fois que Sumairu faisait face à la mort, mais jamais elle ne risquait de venir d'une main aussi charmante. L'archère l'observait de ses grands yeux noirs, le front parsemé de mèches folles qui s'étaient échappés de sa queue de cheval. Elle portait d'immondes frusques, d'un tissu grossier et maintes fois raccommodées. Elle était mille fois plus belle que n'importe quelle princesse impériale.
— La prochaine, ce sera entre les yeux, rōnin !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top