Le Maître Archer (1/2)
Les beaux jours revenaient, le printemps fleurissait dans les arbres et dans les champs, le ciel d'un bleu dégagé dévoilait un soleil doux qui réchauffait les âmes après un hiver trop long. C'était le temps idéal pour une petite sieste au pied d'un arbre, sur la colline aux cerisiers. Pour cette raison, Sumairu s'y dirigea sans hésitation quand le seigneur Kashiko lui demanda d'aller quérir Ran pour les rejoindre dans leur mission, Hiroshi, Yujo et lui. Sans grande surprise, il trouva sa comparse étendue entre deux grosses racines, les bras croisés derrière la tête, un sourire bienheureux au visage. Au léger voile rose qui couvrait ses joues, il ne faisait aucun doute qu'elle avait profité d'une coupelle de saké ou deux — ou trois ou quatre — avant son repos quotidien.
Sumairu laissa échapper un profond soupir. Elle avait bien changé, la gentille fille bien élevée et beaucoup trop sérieuse qu'il avait connue dans ses jeunes années. L'attaque du clan en avait changé plus d'un, autant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Sumairu, lui, portait sur son visage les séquelles de cette funeste nuit.
La cicatrice le faisait encore souvent souffrir. D'un coup de sabre, son assaillant lui avait ouvert la commissure de la lèvre jusqu'au milieu de la joue. Il n'avait pas pu voir son visage, que l'ennemi avait dissimulé, mais il se souvenait encore de tous les reliefs de la main serrée autour de la poignée de l'arme. Une main gauche. En avait résulté une balafre que beaucoup jugeaient répugnante, une béance qui ne s'était jamais refermée et qu'il s'efforçait de cacher autant que possible. Un linge noué autour du visage faisait bien l'affaire, la plupart du temps, et il tâchait de manger le plus souvent seul. Personne n'avait à subir le spectacle de la difformité qui lui avait donné son nouveau nom : de Hokori, la fierté, il était devenu Sumairu, le sourire.
Il s'éclaircit la gorge afin d'attirer l'attention de Ran, qui ne daigna que soulever une paupière indolente pour lui signifier qu'elle l'avait entendu. Elle avait bien de la chance que le Seigneur Kashiko favorise le sexe faible. Aucun autre samouraï du clan ne se permettrait un tel comportement. Ils craignaient trop pour leur vie. Ran, elle, passait son temps entre le saké et la sieste, c'était même un miracle qu'elle réussisse tout de même à suivre son entraînement quotidien. Sumairu se demandait parfois à qui d'elle ou de Wakatoshi échoirait le poste de yojimbo, quand le vieil Itematsu viendrait à se retirer. La charge de garde du corps personnel était lourde à porter, à n'en pas douter. Si cela ne tenait qu'à Sumairu, il choisirait Wakatoshi qui, certes, était loin de s'illustrer par sa brillance, mais qui était sans doute plus fiable que cette paresseuse. Et puis, il partait du principe que, dans ce sens, kayshakunin et yojimbo se ressemblaient. Le bourreau était une lame, le garde du corps, une muraille. Ni l'un ni l'autre n'avaient besoin de réfléchir.
— Nous partons pour les Terres Déchirées, déclara-t-il sans ambages, sachant qu'aucun enrobage rhétorique ne pourrait motiver la jeune femme. Allez préparer vos affaires.
Contre toute attente, Ran ne perdit pas de temps pour se lever. Elle se redressa, s'étira dans un long grognement et, une fois debout, épousseta son vêtement. Sumairu s'était préparé à devoir l'attendre encore de longues minutes, à argumenter péniblement pour la convaincre ne serait-ce que d'accepter d'entendre leur ordre de mission. Sans doute craignait-elle elle aussi les rages folles de leur daimyō. On n'énervait pas Kashiko le démon impunément.
— Je n'ai besoin de rien de plus, répondit Ran en glissant son sabre dans son obi. On ne part pas pour très longtemps, si ?
— D'après ce que nous a dit Tsukkon, l'endroit où nous allons est à environ deux jours de marche. À cheval, on y aurait sans doute été plus vite.
Il ne poursuivit pas. Ran gardait l'air digne d'une samouraï mais il savait que sa pique l'avait atteinte et il en tirait une certaine satisfaction. Tout le monde savait, au fond d'eux, que l'idée de la jeune femme avait sans nul doute permis de sauver les samouraïs du clan, surtout les plus âgés et les plus fragiles d'entre eux, d'une terrible mort d'inanition. Cela ne les empêchait pas de lui en vouloir de les avoir privés de leurs quelques montures, maintenant le printemps revenu. Ran, elle, avait persisté à soutenir le bien fondé de sa proposition puis, à mesure que les railleries se poursuivaient, avait fini par ne plus y répondre du tout.
Ils se dirigèrent tous les deux au bas de la colline, là où se regroupaient les quelques maisons des trop rares survivants. Du haut du chemin, qu'avaient creusé des années de passages incessants, on embrassait du regard toute la baie. La neige et le givre qui l'avaient recouverte pendant de longs mois avaient enfin disparu, laissant place à des étendues verdoyantes puis, plus bas, à la mer. Si l'on étendait un peu le cou, on pouvait apercevoir les rizières un peu plus loin et, juste à côté, le village où résidaient leurs paysans. Sumairu et Ran, de concert, s'arrêtèrent sur leur lancée pour admirer le paysage qui s'offrait à leurs yeux. Malgré la catastrophe, malgré la réduction drastique de leurs possessions, la terre qui les avait vu naître éveillait toujours en eux le même pincement au cœur. Il n'existait pas d'endroit au monde plus beau que la Baie des Larmes.
Ils reprirent leur chemin sans un mot. Il était encore tôt et, même s'il valait mieux qu'ils ne perdent pas de temps, rien ne les pressait. Sur la route, ils croisèrent un autre samouraï du clan, qui se dirigeait d'un pas décidé dans la direction opposée. C'était Yūtarō, l'un des « anciens » du clan — quoiqu'il n'avait pas encore cinquante ans. Ils le saluèrent, il leur répondit à peine. Une fois qu'il fut assez loin, Ran et Sumairu s'échangèrent un regard. Ils savaient tous deux parfaitement ce que Yūtarō partait chercher dans les collines.
— On dirait que le petit yokai a encore manqué l'entraînement, commenta Ran, amusée, en regardant par-dessus son épaule.
Yūtarō était effectivement assez loin, car Ran avait parlé fort et, s'il avait été à portée d'oreille, il n'aurait pas hésité un seul instant à dégainer son sabre pour la provoquer en duel. L'homme avait une sainte horreur du surnom que certains membres du clan s'étaient amusés à donner à son fils. Sumairu, lui, ne répondit pas, ne sachant pas vraiment ce qu'il devait en penser. Il était partagé entre l'envie de blâmer le gamin pour ce manque de sérieux qui finirait par lui coûter cher et celle de le prendre en pitié d'avoir été poussé dans le monde des adultes alors qu'il n'était pas encore prêt. Enfin, Tsukkon, qui lui avait fait passer son gempukku, avait estimé que Satori était à même de devenir un samouraï et Sumairu ne voulait pas remettre son jugement en doute. Il devait savoir ce qu'il faisait.
Yujo et Hiroshi les attendaient déjà quand ils arrivèrent. Comme Ran, ils n'avaient préparé que le strict minimum, sachant qu'ils devraient tout transporter eux-mêmes, faute de monture. Sumairu avisa sa drôle de compagnie. Il comprenait encore qu'on l'affuble de Ran, qui savait autant se battre qu'encaisser les coups. Ils auraient bien besoin d'un protecteur pour ramener celui qu'ils allaient chercher. Certes, du peu qu'ils savaient de lui, Kazumi était tout à fait à même de se défendre tout seul, mais trop de précautions valaient tout de même mieux que pas assez. Les Terres Déchirées grouillaient de rōnins, bandits et autres vermines peu fréquentables. Un sabre de plus n'était jamais de trop. Ran avait ses travers mais c'était une bonne combattante, il ne pouvait le nier.
La présence de Yujo aussi, il pouvait la comprendre. En tant que karo, il avait tout intérêt à les accompagner pour jauger celui qui viendrait former les paysans à l'arc. D'abord car c'était le rôle du sénéchal de s'occuper de tout ce qui avait trait aux heimins, mais aussi parce qu'ayant été l'un des leurs, Yujo aurait sur cet homme un regard bien plus éclairé que n'importe quel samouraï. Il ne s'était pas vexé quand Sumairu avait souligné ce fait, lors de la réunion qui les avait décidés à partir en quête de ce maître. Ses origines sociales n'étaient pas une source de honte pour Yujo ou, si c'était le cas, il le cachait à la perfection. Ce jour funeste, huit ans plus tôt, il avait ramassé l'arme d'un samouraï tombé devant lui. Sans doute, en tant que sous-homme, n'aurait-il pas dû s'emparer ainsi d'un katana à la poignée couverte du sang de son porteur. Mais, sur le moment, il n'avait pas réfléchi à tout cela. Tout ce qu'il avait voulu, c'était protéger les siens, ce qu'il avait fait avec un talent et une détermination que même lui ne soupçonnait pas, bien plus habitué à manier la faux que le sabre. Quelques voix s'étaient élevées quand le seigneur Kashiko avait décidé de faire du garçon un samouraï, et elles s'élevaient toujours. Yujo n'en avait cure. Au fil de ces huit années, il s'était échiné à prouver qu'il valait tout autant que ceux qui étaient nés dans cette caste. En dehors de quelques indécrottables réticents, tous avaient fini par l'accepter.
Le seul qui semblait vraiment ne pas avoir sa place parmi eux était Hiroshi. Le jeune onmyōji était revenu de sa formation quelques années auparavant et, depuis, passaient ses journées à s'occuper du sanctuaire, à conseiller la daimyō sur les questions de spiritualité — desquelles elle faisait d'ailleurs peu de cas — et à s'occuper de choses et d'autres telles que le calendrier des jours fastes et néfastes, la divination et tout un tas d'activités diverses auxquelles Sumairu peinait à trouver un intérêt. Hiroshi était un jeune homme discret, qui se mêlait assez peu aux autres samouraïs. Il fallait dire que piété et Ginkgo ne faisaient pas bon ménage, encore plus depuis l'attaque. Si personne ne le méprisait ouvertement, peu étaient ceux qui accordaient à ses paroles le crédit qui leur était dû, leur préférant le réconfort du concret et du matériel. Ce qui aurait pu les faire passer pour des rustres aux yeux d'autres clans plus à cheval sur la religion passait chez eux pour un simple sens pratique. Toujours était-il que Hiroshi était loin d'être un bretteur d'exception et, à moins de tomber sur un esprit vengeur sur le chemin, ses talents d'exorciste ne lui serviraient pas à grand-chose. Sumairu soupçonnait qu'il n'était présent parmi eux que pour le tester — ou bien parce que Kashiko en avait assez de devoir faire semblant de s'intéresser à ses discours.
Ils se mirent en route sans plus de discussion. Ce n'était qu'une mission de routine : ils traverseraient les Terres Déchirées jusqu'à la demeure de ce Kazumi, lui promettraient une maison et une coquette paie pour ses services et, une fois qu'il aurait accepté, feraient le chemin inverse pour revenir à Namidawan. En somme, rien de bien sorcier. Peut-être auraient-ils la malchance de tomber dans une embuscade. Sumairu ne s'en inquiétait pas ; ils étaient largement à même de tenir tête à des rōnins. Et puis, ce serait une parfaite occasion de faire un peu de ménage. Il n'existait pas à ses yeux meilleur rōnin qu'un rōnin mort.
Le relief escarpé des Terres Déchirées rendait parfois difficile la progression, surtout quand on s'éloignait des chemins les plus empruntés. À la chute du clan, huit ans plus tôt, les clans environnants et l'empire n'avaient pas traîné pour s'accaparer les lieux et les morceler en autant de lopins de terre que possible. C'était sans compter sur la quasi-impossibilité de gérer ces landes, que les Ginkgo n'exploitaient déjà que peu quand elles leur appartenaient. Sans possibilité d'y cultiver quoi que ce soit ni même d'y faire régner un semblant de paix, ceux qui avaient hérité de ce cadeau empoisonné s'en étaient vite détournés et étaient retournés vivre au sein de leur propre clan ou bien dans la ville impériale de Mizu no Aware, un port situé à quelques heures à pied. Les plus acharnés avaient fait construire un temple ou une poignée de maisons que se partageaient jalousement les heimins assez fous pour vivre là à l'année. Kazumi s'était établi dans un de ces endroits reculés, volontairement ermite. Sa demeure n'était pas tant éloignée que difficile d'accès.
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