Le Kappa (2/2)

Ils acceptèrent sans poser de questions et suivirent Kazumi, qui se dirigeait vers la falaise. Une fine bruine commençait déjà à tomber, il ne faudrait pas s'attarder dehors. Et puis, aucun d'entre eux n'avait dit son dernier mot. On les avait envoyés chercher ce maître archer et ils reviendraient avec lui, leur honneur était en jeu.

Kazumi les guida le long de la falaise. Soulevant un rideau de vigne vierge, il les invita à passer devant lui. Yujo, qui avançait en arrière du groupe, à côté de Hiroshi, fut le dernier à franchir cette porte végétale, après quoi leur hôte la referma, les dissimulant aux yeux du monde.

La demeure de Kazumi était creusée à l'intérieur-même de la roche. Yujo n'avait jamais entendu parler d'une telle construction et resta coi d'admiration tandis que des dizaines de questions assaillaient son esprit. Était-ce une cavité naturelle qu'il avait aménagée ou bien avait-elle été creusée de la main de l'homme ? N'y faisait-il pas trop froid en hiver ? N'était-ce pas un peu dangereux en cas de séisme ?

— C'est très malin, commenta Sumairu, tout aussi intéressé par ce qu'il voyait. Les pillards doivent se contenter de la cabane près du pas de tir et laisser votre maison tranquille.

— Tout juste. Ils dévalisent mon atelier, ce qui me donne quelques jours de travail supplémentaires, mais au moins, ils ne s'approchent pas de tout ce qu'il y a ici.

D'un geste de la main, Kazumi embrassa la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Un brasero en son centre laissait échapper une douce chaleur qui se diffusait partout. Fixée au murs, une série de chevilles et de crochets soutenaient des arcs plus beaux les uns que les autres. Parmi eux, un long yumi rouge attira l'attention de Yujo. Puisqu'il faudrait en apprendre les rudiments aux paysans, il s'était penché ses derniers temps sur l'art de l'archerie. Certes, il était loin d'avoir un œil d'expert mais cet objet-là, avec ses motifs dorés ciselés avec soin, il savait en reconnaître la qualité. Ce n'était pas le genre d'arme que l'on fabrique tout seul au milieu d'une forêt. Sans doute l'avait-il gardée en souvenir de son passé de samouraï.

Tandis que Kazumi, aidé de Makoto, s'affairait à leur préparer un repas, la conversation dévia vers ce pour quoi les Ginkgo étaient venus le trouver. Même s'il répétait qu'il ne voulait rien en entendre, tous parlèrent à Kazumi de la menace que faisaient peser les rōnins sur la baie de Namidawan. L'hiver s'était montré rude pour eux, ils ne pouvaient pas permettre que leurs maigres réserves se retrouvent entre les mains de ces bandits. Sumairu et Makoto se découvrirent un même dédain pour ses samouraïs sans maître qui, trop couards pour suivre leur daimyō dans la mort, finissaient par se comporter comme la lie de l'humanité. Les laissant à ces considérations toutes romantiques, Yujo préféra rejoindre Ran et Hiroshi, qui discutaient de choses et d'autres avec Kazumi. Ce dernier, agacé qu'on essaie envers et contre tout de le convaincre, s'efforçait de changer de sujet. Yujo le suivit sur cette piste, se disant qu'il l'amadouerait plus facilement en se montrant amical qu'en essayant de le persuader à tout prix.

Ils échangèrent donc longuement sur cette drôle de vie que menait l'ermite. Yujo, déformation professionnelle oblige, s'enquit de la façon dont il trouvait sa nourriture. Outre le poisson qu'il pêchait dans la rivière toute proche, expliqua Kazumi, le riz qu'il se procurait à Mizu no Aware et le fruit d'un peu de chasse, il pouvait compter sur les pousses des bambous qu'il trouvait dans la forêt et dont une bonne partie finissait en saumure, pour les longs mois d'hiver. Il montra à Yujo les deux grandes jarres où il faisait fermenter non seulement le bambou, mais aussi les racines des lotus qui envahissaient un ancien champ submergé, un peu plus au nord.

— On en revient toujours les mollets couverts de sangsues mais ça vaut le coup, dit Kazumi avec un sourire.

Yujo sentit un petit pincement au cœur en repensant aux fins d'été de son enfance, et des soirées que sa mère passait à arracher ces gros vers noirs de ses jambes et de celles de ses nombreux cousins, après une longue journée de travail à la rizière. Mais au moins, il sentait leur hôte se détendre et c'était exactement ce qu'il avait voulu. Kazumi s'adoucit au fil de leur conversation, au point de sortir une bouteille de saké de sa réserve personnelle après le repas. Au dehors, la pluie battait ; elle ruisselait contre la paroi de la falaise et s'étendait en une immense flaque à l'entrée de la maison troglodyte. De temps en temps, l'un ou l'autre des Ginkgo tournait la tête vers l'extérieur, tâchant au mieux de dissimuler leur inquiétude.

— Ne vous en faites pas pour ça, les rassura Kazumi. Ce sont des choses qui arrivent en cas d'orage, mais l'eau ne monte jamais très haut.

Yujo et Sumairu lui firent confiance sur ce point et reprirent la conversation où ils l'avaient laissée, mais Ran ne parvenait pas à garder l'esprit tranquille. Elle finit par se lever et, prétextant vouloir monter la garde, se posta à l'entrée de la maison. Hiroshi ne tarda pas à la rejoindre. Sumairu les observa un moment, puis se tourna de nouveau vers Kazumi et Makoto, les yeux levés au ciel. Yujo s'abstint de tout commentaire. Il connaissait le caractère revêche de son ami, mais lui non plus ne se sentait pas tranquille. Sans qu'il puisse l'expliquer, un drôle de pressentiment faisait gonfler une boule au fond de sa gorge.

— Du peu que j'aie pu en voir, Makoto est une archère formidable, glissa Sumairu entre deux gorgées de saké. Poursuivre sa formation au sein d'un clan ne pourrait que lui être profitable.

Yujo s'étrangla dans sa coupelle face au flagrant manque de tact du kaishaku. Il le savait peu enclin à mettre des gants quand il avait quelque chose à dire, mais il s'agissait aussi de ne pas se faire jeter dehors sous un pareil déluge. Pourtant, Kazumi ne s'énerva pas, contrairement à ce que craignait Yujo. Il se renfrogna, certes, mais ne pipa mot, ce que Sumairu prit comme une invitation à continuer :

— Vous avez vous aussi été samouraï, vous savez très bien de quoi je parle, n'est-ce pas ? La qualité de vie que nous pouvons lui offrir ne souffre aucune comparaison avec la vôtre.

Makoto s'apprêtait à répliquer, sans doute agacée que l'on parle d'elle comme si elle ne se trouvait pas juste à côté, mais Kazumi l'arrêta d'un simple geste de la main. Sumairu se tourna vers la rangée de yumi accrochés au mur.

— Et puis, on ne prépare pas autant d'arcs de guerre quand on ne veut être qu'un ermite.

Encore une fois, Kazumi ne répondit pas. Les lèvres pincées, il retenait les mots sur le point de sortir de sa bouche. Sumairu le fixa du regard, lui aussi soudain muet. « Il n'y a pas meilleure arme pour faire parler quelqu'un qu'un silence bien placé », avait-il un jour enseigné à Yujo. Cherchant une échappatoire à cette situation somme toute tendue, le jeune Karo se tourna vers Hiroshi et Ran, ou du moins, vers l'endroit où ils étaient censés se trouver.

Ils n'y étaient plus.

Yujo balaya rapidement toute la maison du regard, mais ne les vit nulle part. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose : ils étaient sortis. Il s'excusa à mi-voix et se leva. Arrivé dans l'entrée, il renonça à chausser ses sandales trempées et sortit pieds nus jusqu'au rideau de vigne vierge qui camouflait l'entrée de l'habitation.

Sous cette pluie battante, difficile de distinguer quoi que ce soit à plus de quelques mètres. Pourtant, Yujo réussit à identifier, à peine deux mètres devant lui, Ran et Hiroshi, qui avançaient vers une troisième silhouette. À son tour, il fit un pas à l'extérieur, grimaçant quand les trombes d'eau glacée qui tombaient du ciel détrempèrent ses vêtements.

L'étrange visiteur se tenait immobile face à eux. Courbé comme un vieil homme qu'écrase le grand âge, il était petit et malingre, et ne portait aucun vêtement. Dans la pénombre ambiante, seulement fendue par les éclairs qui zébraient les nuages, Yujo eut du mal à discerner ses traits. Deux grands yeux globuleux, obscurcis par une frange filasse, les fixaient tour à tour et toute la peau de cette chose était teintée d'une couleur gris verdâtre. Son long nez crochu pendait au-dessus de ses lèvres, pareil à un bec. Yujo, pendant de longues secondes, refusa de croire ce qu'il voyait. Pourtant, quand avant un coup de tonnerre, toute la clairière s'illumina, il vit clairement le trou débordant d'eau au sommet du crâne de la créature.

Sans réfléchir, il tourna les talons et se rua à l'intérieur de la maison. Il n'avait encore jamais fait face à une telle situation et, dans de pareils cas, il ne pouvait avoir confiance en personne plus qu'en Sumairu. Il arriva à l'intérieur, trempé et échevelé. Kazumi, Sumairu et Makoto, en train de se servir le thé, dévisagèrent Yujo comme s'il venait de lui pousser une deuxième tête.

— Dehors, près du pas de tir... articula-t-il, le souffle court. Un kappa... il y a un kappa.

L'expression de Sumairu, de la simple curiosité passa à l'exaspération. Yujo l'avait vu plusieurs fois revêtir ce visage en compagnie de Wakatoshi et, le moins qu'il pouvait dire, c'est que ce n'était pas un compliment.

— Les kappas, ça n'existe pas, Yujo, dit-il lentement, en détachant bien les syllabes comme on le ferait en s'adressant à un enfant.

Kazumi, quant à lui, se fendit d'un rire sardonique :

— Mais si, voyons, c'est mon voisin le kappa. Vous n'en avez pas par chez vous ?

Sa petite pique déclencha des ricanements de concert, mais Yujo n'en démordit pas pour autant :

— Je vous jure que j'ai vu quelque chose dehors, là, juste devant ! J'en suis certain.

— Il n'y a pas de kappa, ni aucune autre créature de ce type dans ces bois, le coupa Kazumi. Si tel était le cas, je l'aurais remarqué bien avant votre arrivée.

Alors que Yujo, à court d'arguments, tentait de trouver un moyen de les convaincre de venir vérifier ses dires, Makoto se leva. Elle se saisit de son arc et de son carquois avant de se précipiter vers l'extérieur.

— Ce sont peut-être des rōnins qui essaient de nous faire peur ! s'exclama-t-elle. Je vais aller voir.

Aussitôt, Yujo la suivit, Sumairu sur ses talons. Lorsqu'ils arrivèrent dehors, l'orage avait redoublé en intensité et ils durent protéger leurs visages pour distinguer Ran et Hiroshi non loin. Ils s'étaient tous deux inclinés devant une créature bossue qui en faisait de même. Yujo comprit tout de suite où ils voulaient en venir : selon les légendes, vider l'eau qui stagnait dans la crevasse au sommet de la tête des kappas les privait de toutes leurs forces. Comme ces monstres étaient réputés d'une grande politesse, si l'on s'inclinait devant eux, ils ne pouvaient pas résister et répondaient au salut. Seulement voilà, la pluie diluvienne remplissait la tête du kappa à mesure que son contenu s'écoulait sur le sol. Il fallait trouver un autre moyen de s'en débarrasser.

Entendant un chahut derrière lui, il se retourna et vit Sumairu, qui tenait le bras de Makoto pour l'empêcher de tirer. Ils ne s'étaient pas autant avancés que lui, préférant rester à l'abri de la grotte, là où les gouttes de pluie ne les gênaient pas autant. Yujo ne put entendre que des bribes de ce qu'ils se disaient, mais comprit que son ami interdisait à la sauvageonne d'abattre le kappa au moment où il s'inclinait. Ce serait le comble du déshonneur, en effet, de s'attaquer à une cible qui n'est pas en mesure de se défendre.

Après un bref signe de tête en direction de Sumairu, Yujo s'avança vers Ran et Hiroshi, qui semblaient à court de solutions. Le sol de la clairière s'était gorgé d'eau glacée. Il marcha tant bien que mal, déterminé à aller leur porter secours. Il était presque arrivé à leur hauteur quand, entre deux flashs de lumière, il parvint à lire quelques mots sur les lèvres de Hiroshi.

— Tue-le.

Yujo se précipita pour l'en empêcher, mais à la seconde où l'onmyōji s'inclina de nouveau, Ran se précipita sur le kappa et abattit sa lame. D'un coup propre et sans bavure, elle lui trancha la tête, qui roula sur le sol. Yujo n'avait même pas eu le temps de faire un pas. Pendant un instant, la pluie se colora de rouge et la jeune femme poussa un soupir soulagé, sans doute heureuse que cette fâcheuse histoire se termine si vite. Hiroshi et elle se tournèrent vers Yujo, prêt à rentrer se mettre au sec. Le sang sur la lame ayant déjà été nettoyé par l'averse, Ran s'apprêtait à rengainer.

Un gigantesque éclair zébra le ciel, l'illuminant tout entier. Yujo eut tout juste le temps de voir ses deux amis abattus par la foudre avant de s'effondrer à son tour.

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