Le Kappa (1/2)
— On devrait peut-être le suivre, non ? demanda Hiroshi qui fixait, les yeux plissés, la direction dans laquelle était parti Sumairu.
Yujo haussa les épaules, puis entreprit de rattacher la bride de sa sandale autour de sa cheville. Depuis qu'ils se connaissaient, il avait pris l'habitude de la mauvaise humeur de Sumairu et savait qu'il ne fallait pas s'en soucier outre mesure. Son aîné aimait que le travail soit bien fait et ne prenait que peu de temps pour se détendre. En cela, Yujo l'admirait. Il aspirait à devenir un jour ce modèle de droiture toute samouraï, qui ne pliait devant rien ni personne pour accomplir son devoir. Pour le moment, le paysan en lui n'avait pas encore tout à fait disparu. Il lui faudrait encore beaucoup de travail pour rattraper ses pairs.
Pour l'instant, l'heure était au repos. Même si son travail de sénéchal lui demandait de faire de nombreuses rondes dans les domaines paysans, il n'était pas habitué à de si longues marches. Ses déplacements les plus courants le menaient à Mizu no Aware et on avait assez de la demi-journée pour faire l'aller-retour. Rien à voir avec cette randonnée dans les reliefs escarpés des Terres Déchirées. Il tira sa gourde de sa ceinture et but une grande rasade d'eau fraîche, puis reporta son attention sur Ran, assise non loin de là. Le visage plongé vers la rivière, elle semblait en observer le fond tapissé d'un fin sable gris. Elle eut soudain un mouvement de recul.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Yujo, curieux.
— Non, rien, fit Ran en secouant la tête. J'ai cru voir quelque chose dans la vase mais je pense que ce n'est que la fatigue qui me joue des tours.
Yujo tourna à son tour le regard vers le ruisseau qui s'écoulait, tranquille, se demandant ce que Ran avait bien pu y voir. Mises à part quelques feuilles détachées des bambous, rien ne venait troubler la surface. Quoique... Yujo mit un moment avant de se rendre compte que ce n'était pas son imagination qui lui jouait des tours. Un mince filet rougeâtre serpentait au milieu des vaguelettes créées par le courant. Plus que diffus, il s'intensifiait en amont. Pas de doute, c'était du sang.
Yujo et Ran s'échangèrent un regard. Ils n'avaient pas besoin de mots pour comprendre ce que l'autre pensait. Leur devoir et leur éducation leur dictait de suivre cette piste macabre, car un blessé pouvait avoir besoin de leur secours, mais leur instinct leur hurlait de prendre leurs jambes à leur cou au plus vite. Finalement, ils écoutèrent ce dernier et partirent de concert rejoindre Hiroshi, qui s'était un peu avancé pour essayer d'apercevoir Sumairu. Ni l'un ni l'autre ne parla à l'onmyōji de ce qu'ils venaient de voir, de crainte qu'il ne décide d'investiguer, mais aussi un peu honteux de se laisser entraîner par la peur.
Alors qu'ils avançaient entre les bambous, des éclats de voix attirèrent leur attention. S'approchant à pas de loup, ils ne tardèrent pas à retrouver leur compagnon, les deux mains levés au niveau de la tête. Face à lui, une jeune femme aux allures de vagabonde le visait de son arc. La corde était tendue, elle tirerait à la moindre occasion. Pourtant, Sumairu ne semblait pas effrayé par cette menace de mort imminente. Il argumentait avec elle, d'une voix calme, sans jamais trembler ni hésiter. D'après ce que comprenait Yujo, elle le prenait pour un des rōnins qui venaient braconner sans vergogne dans la région. Les vêtements soignés et de bonne facture que portait Sumairu ne jouaient pas non plus en sa faveur.
Quand il les utilisa comme une preuve de sa bonne foi, elle lui répliqua aussi sec qu'il avait très bien pu dépouiller un samouraï de ses vêtements. Sur ce point-là, Yujo devait admettre qu'elle n'avait pas tort. Difficile de faire confiance à qui que ce soit dans ces contrées où la survie était le maître mot. Il s'approcha encore un peu, conscient que la moindre alerte pouvait pousser la jeune femme à décocher sa flèche.
Le simple bruissement de sa semelle contre le feuillage qui recouvrait le sol fit pivoter l'archère sur ses appuis. La flèche partit. Yujo ne dut de rester en vie qu'au réflexe de Ran, qui, rapide quand elle le voulait, le poussa hors de la ligne de tir. À peine remis de leurs émotions, les trois samouraïs s'avancèrent bien en vue de leur assaillante, eux aussi mains levées pour montrer qu'ils n'étaient pas hostiles.
— Ça va pas, non ?! s'exclama Sumairu, aussi surpris que ses compagnons. Vous auriez pu tuer quelqu'un !
— Quand on tire une flèche, c'est généralement le but, répliqua l'archère sans se démonter.
— Ce sont mes compagnons de voyage, ils sont eux aussi samouraïs du clan Ginkgo.
La jeune femme les détailla tous des pieds à la tête tandis que Sumairu les présentait. Il ne lésinait pas sur les détails, pas tant pour en informer leur étrange interlocutrice que pour lui montrer qu'il ne pouvait inventer autant de choses sur le moment. Pinçant les lèvres, elle soupira, puis sauta de son perchoir, son arme toujours en main. Comme un seul homme, les quatre samouraïs portèrent la main à leur sabre, prêt à dégainer au moindre geste suspect.
— Mouais, vous êtes trop propres pour des rōnins. Moi, je m'appelle Makoto. Vous êtes là pour quoi ? Vous aviez envie de vous faire un peu peur ?
Elle ponctua sa phrase d'un ricanement sardonique que Yujo et Ran s'efforcèrent d'ignorer — avec tout de même un claquement de langue agacé de la part de Ran. Hiroshi, lui, serra les dents et Yujo vit passer au fond de ses yeux cette lueur de fureur qu'il y détectait parfois sans jamais savoir qu'en penser. Il savait que le jeune homme convoitait le rôle de kaishaku et qu'il n'avait été formé en tant qu'onmyōji que par dépit, mais de là à penser qu'il nourrissait de la jalousie envers leur bourreau...
— Nous cherchons un homme du nom de Kazumi, dit Sumairu.
— Qu'est-ce que vous lui voulez ?
Sumairu s'apprêtait à poursuivre mais Yujo fut plus rapide que lui :
— Nous souhaitons lui offrir un poste de maître archer au sein du clan, expliqua-t-il. Un de nos hommes le connaît bien, il nous a longuement parlé de son talent.
De nouveau, Makoto se fendit d'un rire, mais n'ajouta rien de plus. Elle tourna les talons et partit vers le haut de la colline, que cachait l'épaisse végétation. Devant l'absence de réaction des quatre samouraïs, elle leur lança un regard impatient par-dessus son épaule.
— Venez, je vais vous mener jusqu'à lui.
Ils la suivirent, Sumairu et Yujo en tête de file. Le sénéchal se méfiait encore un peu d'elle mais son ami, lui, semblait hypnotisé par la jeune femme. Allons bon... Yujo savait depuis longtemps — depuis toujours, même — que la grande faiblesse de Sumairu était son admiration sans bornes pour la gent féminine. L'okiya de Namidawan était réputé pour abriter les geishas les plus belles de tout le pays, et ce n'était pas lui qui prétendrait le contraire. Pourtant, Yujo n'arrivait pas à comprendre ce qu'il trouvait à cette fille-là. Vu sa basse extraction, il n'était pas du genre à juger les heimins, eta et autres nécessiteux, qui ne faisaient souvent que leur possible pour survivre dans un monde qui ne leur facilitait pas la tâche. En cela, les samouraïs se fourvoyaient souvent sur ceux qui évoluaient à leurs pieds. Yujo s'efforçait, chaque fois qu'il était nécessaire, de leur rappeler qu'il n'était pas toujours bon de réduire un homme à la couche qui l'avait vu naître.
Cependant, il avait lui aussi ses limites. Cette Makoto était la personne la moins bien élevée qui lui ait été donnée de rencontrer. Elle répondait à Sumairu d'une voix forte, sans la moindre trace de délicatesse, employant des tournures toutes plus grossières les unes que les autres. Même Nozomu, l'amie d'enfance de Yujo, qui passait dans leurs jeunes années pour le garçon manqué de service, faisait figure de dame de cour à côté d'elle.
— Vous avez la flèche facile, commenta-t-il dès qu'il arriva à s'immiscer dans la conversation. Ces bois sont-ils si mal fréquentés ?
— Mal fréquentés, c'est le cas de le dire ! répliqua Makoto. La forêt grouille de rōnins. Ces sales rats envahissent tout, ils profitent du dégel pour descendre de je-ne-sais quel trou où ils s'étaient planqués et posent des pièges absolument partout. Ça fait des jours que j'essaie de les débusquer.
Elle souffla du nez, puis ajouta :
— Je vous ai pris pour eux. Désolée.
Tout à leur discussion, ils ne tardèrent pas à arriver au sommet de la colline. Makoto évoluait à quelques pas devant eux, ouvrant la marche, avec une telle aisance qu'on devinait qu'elle connaissait l'endroit comme sa poche.
Yujo leva les yeux. Enfin les feuillages ne couvraient plus tout son champ de vision et il put se rendre compte que de gros nuages noirs obscurcissaient le ciel. Les orages n'étaient pas rares en ce début de printemps mais, quand ils étaient partis, rien n'annonçait le mauvais temps. En tant que karo, mais aussi avant de devenir samouraï, il avait appris à reconnaître les signes avant-coureurs du vent, de la pluie et de la neige. Un simple caprice de la météo pouvait gâcher la récolte de riz de toute une année et menacer la survie du clan entier. Il était donc vital de pouvoir se préparer aux intempéries. Ces nuages-là arrivaient de nulle part, comme s'ils étaient nés à l'instant, spontanément.
Cette idée tordit l'estomac de Yujo. Il repensa alors à l'étrange vision de Ran, dont elle n'avait pas voulu lui parler, ainsi que du filet de sang qu'ils avaient tous deux aperçu un peu plus tôt. Tout cela ne lui disait rien qui vaille. Habituellement peu superstitieux, il se trouva soulagé de savoir Hiroshi à leurs côtés. Pas qu'il pensait que des démons, ne demandant qu'un bon exorcisme, erraient dans ces terres désolées où ne régnaient que chaos et anarchie. Pas du tout. Mais au cas où, ils avaient au moins un spécialiste de la chose à portée de main.
Makoto alla tout de suite à la rencontre de l'homme assis près d'un pas de tir sommaire, qu'il avait de toute évidence monté lui-même. C'était un homme d'un certain âge, au visage marqué par des années de conditions de vie difficiles. Yujo ne parvint pas à déterminer s'il était plus jeune ou plus âgé que Tsukkon ; sans doute étaient-ils de la même génération. Le gris gagnait doucement ses tempes, sa barbe et les sourcils broussailleux qui surplombaient un regard sévère. Makoto échangea quelques mots avec lui, puis l'homme avança jusqu'à eux et les salua.
— Je suis Kazumi. Mon élève Makoto m'a dit que vous me cherchiez.
Il ne laissa l'occasion à aucun des Ginkgo de se présenter, et poursuivit :
— Avant toute chose, sachez que votre proposition ne m'intéresse pas. Si je vis reculé dans un tel endroit, c'est bien par choix et non par nécessité. De plus, j'ai déjà une élève, à qui je transmettrai tout mon savoir. Je n'ai besoin de rien que vous puissiez m'offrir.
Les quatre samouraï restèrent interdits, non pas à cause de ce refus catégorique, mais parce que l'homme qui leur faisait face s'exprimait avec une aisance que ne laissait pas deviner son aspect bourru. Tsukkon leur avait expliqué que Kazumi, désormais ermite, avait été élevé en tant que samouraï dans un autre des clans de l'île, le clan Byakko. Ils n'avaient pas de raison de remettre en doute sa parole, mais c'était tout autre chose d'en avoir la preuve devant les yeux.
— Ne traînons pas ici, continua Kazumi. Un orage ne va pas tarder à éclater. Puisque vous vous êtes donné le mal de venir jusqu'à moi, laissez-moi vous offrir l'hospitalité pour cette nuit.
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