Le Fugu Sushi (2/2)
Kashiko ne bougeait plus. La main serrée sur le manche de son arme, les lèvres pincées, elle s'efforçait de ne pas faire exploser une rage qui brillait encore de mille feux. En cet instant, Shinto comprit enfin pourquoi on la surnommait « Kashiko Le Démon ». Il ne se serait pas senti aussi intimidé, aussi écrasé s'il s'était trouvé en présence d'un véritable oni.
Hakuba coupa court à toutes ces hésitations.
— Hikari, déclara-t-il d'une voix glaçante, qui s'efforçait de ne pas trembler. Nous allons régler cela dehors. Entre Tenka.
Toute la verve et l'assurance dont avait fait preuve le takumi durant la visite et le repas s'étaient envolés, remplacés par un sérieux implacable. De là où il était assis, Shinto se rendit compte que la main du jeune homme tremblait ; il ne sut si c'était de rage ou bien de peur.
Hikari hocha la tête, sans la moindre expression au visage et entreprit de se lever. Mais avant que Hikari ait pu l'escorter en dehors du domaine du seigneur Kashiko, Furudanuki se leva à son tour.
— Permettez que je m'en charge, Hakuba.
Hakuba lui lança un regard sidéré et s'apprêtait à protester quand Furudanuki poursuivit, sans lui prêter la moindre attention :
— C'est mon devoir de yojimbo que de m'atteler à ce genre de tâches.
Il adressa un sourire malicieux, non pas au courtisan mais à Hikari lui-même. Puis, il salua Kashiko, avec tous les respects dus à son rang et clopina hors de la pièce, sur les pas de Hikari, qui n'avait pas encore prononcé le moindre mot. Shinto échangea un bref regard avec Kashiko et sortit lui aussi, sur leurs talons.
Une fois arrivé à l'extérieur, tout le poids de la tension accumulée se leva de ses épaules et Shinto se rendit compte à quel point l'atmosphère de la salle du repas l'avait étouffé. Il s'accorda quelques instants pour fermer les yeux et inspirer, puis expirer lentement.
L'aire de duel, si l'on pouvait appeler cela ainsi, ne se trouvait qu'à quelques pas du domaine de la daimyō. Face à face, debout sur la terre que la pluie du matin avait ramolli, les deux combattants se faisaient face. Peut-être des mots avaient-ils été échangés avant qu'il n'arrive, Shinto n'en savait rien. L'expression de leurs visages ne parlait de rien d'autre que de leur détermination. L'un et l'autre semblaient prêts à mourir.
Shinto considéra Furudanuki, inquiet. Il l'avait vu marcher tout au long de leur parcours vers le temple, il avait pu constater la gravité de sa blessure — à la jambe, qui plus est. De plus, sans être un vieillard, l'homme n'était déjà plus tout jeune. Se battre contre un de ses cadets en pleine forme physique relevait du suicide. Non, pas un suicide, songea Shinto en les regardant depuis l'ombre d'un arbre, un sacrifice. Shinto ne put s'empêcher de songer que tout cela n'était qu'un beau gâchis. Il en voulait à Hikari de tant souhaiter périr qu'il en était venu à mettre en doute les capacités des cuisiniers du clan Ginkgo, mais il savait aussi ce que pouvait ressentir un homme qui n'attendait plus que la douce caresse de la mort.
L'assaut ne dura qu'un instant. Hikari, que son instinct de survie poussait tout de même à répliquer aux coups de son adversaire, profita d'une ouverture évidente dans le défense de Furudanuki pour le désarmer et lui asséner un coup de sabre qui lui déchira le torse de l'épaule jusqu'à la hanche. Il regarda son aîné tomber à ses pieds, le souffle court et un air stupéfait peint sur le visage, comme s'il n'était pas celui qui venait d'abattre sa lame. Cela aussi, Shinto l'avait déjà ressenti. Tout résigné que l'on est à mourir, quand un autre samouraï tire son katana devant vous, c'est le corps qui répond avant la raison.
Hikari nettoya sa lame et rengaina, tandis que les autres Tenka sortaient de la demeure de la daimyō, la tête basse. Shinto avança d'un pas mais ne put se résoudre à se rendre jusqu'au corps, qui remuait avec le désespoir des derniers instants. Le sang de Furudanuki s'étendait en une large flaque autour de lui, interdisant aux autres d'approcher plus près, au risque de se souiller. Bientôt, le vieil homme cessa de respirer. Une poignée d'eta, seule caste à ramper si bas sur le sol qu'elle pouvait se permettre de toucher la mort, s'affairèrent autour du cadavre et le transportèrent loin de la vue des samouraïs. Seule restait, là où Furudanuki était tombé, la marque écarlate de sa défaite.
Hikari, lui, restait là, toujours sans bouger. Il s'apprêtait enfin à suivre le cortège funéraire quand son regard croisa celui de Shinto. Il l'affronta un instant, lui renvoyant toute sa colère et ses reproches, puis rejoignit le groupe que les siens formaient un peu plus loin. Shinto aurait voulu s'approcher de leur conciliabule, savoir ce qui s'y disait, mais il savait que son oreille indiscrète aurait tôt fait d'être remarquée. Personne ne lui adressa le moindre mot. Quelques têtes s'inclinèrent en le voyant, dont celle du jeune Yasahiro, dont les yeux ne se décrochaient pas de la flaque de sang.
Shinto, amer, resta lui aussi longtemps à la contempler, ne pouvant s'ôter de la tête qu'il venait d'assister à une spectaculaire erreur de la part des Tenka. Ils semblaient penser de même, la mine basse tandis qu'ils se mettaient sur le départ, laissant derrière eux les deux frères, Tatsuya et Tarō, en guise d'otages. Si l'aîné semblait bien contrarié de la situation, de la même façon qu'on est importuné par un moustique qui nous bourdonne à l'oreille, le chagrin se peignait sur les traits du cadet. En d'autres circonstances, Shinto aurait trouvé amusant cet air de chiot triste sur le visage d'un tel colosse mais à ce moment, il n'avait aucun cœur à rire. Il avait beau n'avoir connu Furudanuki que quelques heures auparavant, il avait vu en lui tout ce qui fait un bon samouraï et le regrettait déjà.
Les autres Ginkgo finirent eux aussi par faire leur apparition, sortant les uns à la suite des autres. Sumairu, Yujo et Wakatoshi s'arrêtèrent à côté de Shinto, eux aussi les yeux rivés sur la flaque de sang qu'on n'avait pas encore fait disparaître. Aucun d'entre eux ne prononça le moindre mot. Shinto non plus ne savait que dire. Il avait débuté cette journée sans se douter qu'elle prendrait un tour si funeste et surtout, sans qu'il ait rien pu faire pour l'empêcher.
Chacun s'apprêtait à retourner vaquer ses occupations, quand une servante de la maison de Kashiko trottina vers eux. Shinto n'aurait su dire si elle faisait partie du personnel depuis longtemps mais il émanait d'elle une étrange impression de pièce rapportée, comme si elle n'était pas tout à fait à sa place. Shinto, tout de même conscient que la situation lui avait échauffé l'esprit, s'appliqua à mémoriser chaque trait de son visage et se promit de se renseigner sur son compte plus tard.
— Seigneurs samouraïs, salua-t-elle avec une obséquiosité qui semblait étrange, même de la part d'une subalterne, un homme a demandé à rencontrer des représentants du clan Ginkgo. Il se trouve en ce moment à l'okiya.
Les regards glissèrent de l'un à l'autre, dans l'attente d'une réaction. Quiconque parlerait le premier se ferait la voix de la daimyō. Habituellement, le sénéchal remplissait ce rôle mais Yujo semblait si perplexe face à tout ce qui venait de se passer qu'il demeura muet.
— S'il souhaite s'entretenir avec le représentant du clan, tonna Sumairu, il n'a qu'à demander audience au Seigneur Kashiko.
La servante se tortilla, mal à l'aise. Elle n'avait de toute évidence pas envisagé cette réponse.
— C'est que... ce monsieur m'a confié ne pas vouloir déranger Dame Kashiko pour rien...
— Bon, allons-y, soupira Shinto, las de toutes ces palabres. Nous verrons bien ce qu'il veut.
Tous semblèrent d'accord avec ce plan. Sans doute ce mystérieux invité craignait de perdre sa tête s'il venait directement s'adresser à la maîtresse des lieux. Ce qui, Shinto devait l'admettre, n'était pas infondé. Lui-même, lors de sa première entrevue avec le Démon, s'était demandé s'il repartirait en un seul morceau.
Sur le chemin, ils passèrent devant l'entrée de la baie et Shinto vit au loin les Tenka qui partaient aussi vite qu'ils étaient venus. Haruna la jument, avait été détachée et portait Hakuba sur le chemin du retour, mais le duo avait perdu toute sa majesté. Les autres se massaient autour de lui, ils semblaient minuscules. Shinto se demanda quand ils auraient de leurs nouvelles, car il savait que ce n'était une question de temps avant d'entendre parler de nouveau du clan Tenka.
L'homme les attendait dans une chambre au premier étage de la maison de geisha. Il portait sur le visage un air sévère, qui avait marqué ses traits au coin des yeux et de la bouche. Quand il vit entrer les quatre samouraïs, il les salua d'un geste de la tête et posa devant lui sa tasse de thé. Il ne semblait pas étonné de voir tant de monde au rendez-vous et esquissa même un sourire tandis qu'ils s'installaient face à lui. Imitant Wakatoshi qui se plaçait un peu en retrait, Shinto tâcha de se faire passer pour le yojimbo d'un des deux autres — même s'il devait avoir l'air ridiculement frêle à côté du géant.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous à notre clan ? demanda Sumairu.
— Je vois qu'on ne se perd pas en politesses chez vous, répondit l'homme dont la voix se révéla aussi grave que son expression, voilà qui me plaît. Qui je suis n'a aucune importance, je ne suis qu'un pion.
Une jeune meiko arriva pour leur servir le thé. Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de dix ans et chancelait toujours un peu sur ses petites jambes serrées dans son kimono, balançant de droite à gauche avant de reprendre l'équilibre comme une poupée daruma. Shinto dut lutter contre l'envie de l'aider ; à la place, il s'efforça de scruter le visage de leur invité, qui ne prononça pas un mot tant que la fillette se trouvait là. Il ne se souvenait pas l'avoir croisé dans un couloir, durant son séjour à l'okiya, mais il savait que la chambre était restée occupée pendant ces trois derniers jours.
— Je viens de la part du clan Sonkei, poursuivit l'homme une fois la meiko partie. Comme vous le savez sans doute, notre daimyō, Kyubuki IV, vient tout récemment d'accéder au pouvoir. En souvenir des bons rapports que son père entretenait avec votre... seigneur...
Personne ne put manquer la grimace qui déforma ses traits. Les Sonkei, bien qu'anciens alliés et bons amis des Ginkgo, étaient aussi de notoires misogynes, qui n'auraient toléré la moindre femme à la tête d'une famille et encore moins d'un clan. La rumeur donnait le règne de Kashiko pour responsable de leur long silence. Sans doute s'étaient-ils attendus à une rébellion des samouraïs du clan, qui auraient fini par installer un homme à leur tête, comme il se doit. C'était sans compter sur la détermination de Kashiko le Démon, ni sur la dévotion de ses ouailles.
— Nous souhaiterions vous proposer une alliance. Nous estimons que vous aurez tout à y gagner, notamment maintenant que la vermine vient s'immiscer dans vos affaires. Quoi que vous décidiez en ce qui nous concerne, je vous recommande chaudement de vous méfier des Tenka. Ils se glissent jusqu'à vous comme des serpents et une fois que vous vous en rendez compte, il est déjà trop tard.
— Ils ne venaient que pour réparer l'honneur de l'un des leurs, répliqua Yujo, courroucé.
— En êtes-vous bien sûr, mon garçon ?
Yujo pinça les lèvres pour s'empêcher de répondre. Shinto ne put s'empêcher de s'en agacer. Chacune de leurs réactions donnerait du grain à moudre aux Sonkei. S'ils commençaient à penser que les Ginkgo entretenaient des relations cordiales avec les Tenka, nul doute que cela jouerait en leur défaveur lors de négociations. Et ils auraient besoin de négocier.
Lors de ses errances, Shinto était plusieurs fois entré en contact avec des Sonkei. En dehors du fait qu'il ne s'agissait que d'une bande de brutes qui laissaient volontiers leur sabre parler à la place de leur bouche, l'ancien rōnin n'en avait jamais pensé grand-chose ; du moins, jusqu'à l'accession au pouvoir de Kyubuki IV. Alors que son prédécesseur appréciait avant tout le combat en tant qu'art et multipliait les tournois où se mesuraient les plus grands sabreurs de l'archipel, le frère cadet, lui, comptait bien mettre ce talent martial au service de la conquête. Il se chuchotait qu'il ne s'arrêterait pas tant que toutes les îles du sud ne lui appartiendraient pas.
— Quoi qu'il en soit, déclara Sumairu devant le silence de Yujo, nous ne pouvons convenir tout de suite d'une alliance.
— Nous ne vous en demandons pas tant. Dans trois jours, je reviendrai avec quelques-uns de mes frères d'armes, sur des navires. Libre à vous de nous accueillir, ou non.
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