Le Fugu Sushi (1/2)

Shinto, Furudanuki et Yasahiro arrivèrent à la maison de geishas peu avant que tout le monde parte se préparer pour le repas. Une fois les prières du garçon terminées, ils s'étaient hâtés de rejoindre l'okiya, pas tant pour profiter d'un verre que pour donner l'occasion à Shinto d'évaluer de nouveau leurs invités.

L'étrange tension qu'il avait cru ressentir un peu plus tôt s'était évanouie autour d'une coupelle de saké et au son de la musique des geishas. Shinto, faisant de son mieux pour ignorer le pincement des cordes des shamisens, se concentra sur les conversations. On n'y disait rien de bien important, on se contentait d'échanger des bavardages polis et autres anecdotes sans grande importance. Wakatoshi semblait avoir trouvé chaussure à son pied auprès des deux frères, Tatsuya et Tarō, tandis que les deux autres samouraïs du clan Ginkgo butinait d'une personne à l'autre, répondant à la question de l'un, riant poliment à la plaisanterie de l'autre. Cette ambiance chargée de bonne humeur n'empêchait pas une certaine méfiance. Shinto ne put que remarquer les regards en coin que lançait Hakuba, le courtisan, en direction de l'un ou l'autre de ses hôtes ou des membres de son clan. L'un d'entre eux s'arrêta sur Hikari, l'un des hommes qui l'accompagnait, et dont Shinto ne savait que peu de choses. Celui-ci, bien moins enjoué que ses comparses, laissait son regard se perdre au milieu de son saké, pensif. Discrètement, Shinto tenta de le sonder, de détecter un petit quelque chose qui lui permettrait de comprendre son état, mais finit par abandonner. Le jeu n'en valait pas la chandelle, il risquait bien plus à être surpris qu'à ignorer cet homme maussade. Après tout, peut-être n'était-ce que sa disposition naturelle.

De tous les Tenka, seule Asami, la jeune femme, manquait à l'appel, ce qui était compréhensible. Une demoiselle bien élevée, toute samouraï fut-elle, rechignait forcément à se montrer dans un tel endroit, réservé à ses homologues masculins. Sans doute l'avait-on conduite dans un endroit plus tranquille afin qu'elle puisse s'y rafraîchir et s'y changer.

Shinto eut tout juste le temps de s'installer et de tremper ses lèvres dans la coupelle qu'on lui servit à ras bord qu'il fallut lever le camp et partir se préparer. Dans tout ce tohu-bohu, le maître espion n'eut le temps que d'échanger des regards avec les autres Ginkgo. Une expression sereine de Sumairu lui fit comprendre que tout s'était bien passé, mais il savait que le kaishaku resterait sur ses gardes. Il lui répondit de la même manière, espérant que le message passerait. Asami les rejoignit sur le chemin, apprêtée avec soin mais sans coquetterie. Elle faisait à Shinto l'effet d'un garçon manqué. Sans doute s'entendrait-elle bien avec Tsukkikage Ran, dont il n'avait pour le moment qu'entendu parler — mais en quels termes !

Le Seigneur Kashiko les attendait dans sa demeure, où se déroulerait l'épreuve. Après les saluts, présentations et autres politesses d'usage, qui permirent une fois de plus à Shinto d'analyser la situation, les convives prirent place dans la grande salle où l'on avait dressé les tables. Sans qu'il sache bien pourquoi, Shinto ressentait un malaise ambiant, qui ne s'était estompé que l'espace d'un moment dans la joie de l'okiya. Cependant, et comme il n'avait aucune raison logique de croire que quoi que ce soit de fâcheux se produirait, il mit cette angoisse sur le compte d'une mauvaise nuit ou bien de l'anticipation du repas à venir, et tâcha de ne plus y penser.

Comme il était nouvellement arrivé dans le clan, Shinto se retrouva installé à une position excentrée par rapport au reste des invités. Cela se révélait autant une malédiction qu'une bénédiction. D'un côté, il se trouvait trop loin de tous pour entendre les conversations sans tendre l'oreille, mais de l'autre, il embrassait du regard chacune des personnes présentes, sans rater un seul mouvement, un seul sourire, un seul clignement d'œil.

Kashiko, comme à son habitude, avait revêtu une tenue masculine. La rumeur disait qu'on ne l'avait jamais vue habillée en femme depuis le jour du massacre, et les Tenka se gardèrent bien de le faire remarquer. Au moins, ils sont assez malins pour avoir un esprit de conservation, songea Shinto, tandis que sa daimyō prenait la parole :

— Je suis ravie de vous voir tous en ce jour, déclara-t-elle d'une voix claire, qui ne voulait laisser aucun doute quant à sa force. Je suis certaine que vous savez tous ce que vous vous apprêtez à déguster, mais laissez-moi vous en parler plus en détail. Il est important que vous gardiez certaines choses à l'esprit durant ce repas.

Ses lèvres s'étirèrent, presque imperceptiblement, mais pas assez pour échapper à la vigilance de Shinto. De toute évidence, le Seigneur Kashiko se délectait de la frayeur qu'elle provoquerait à ses invités.

— Nous, le clan Ginkgo, nous illustrons dans la préparation du fugu depuis le temps de nos aïeux et des aïeux de nos aïeux. Comme nos geishas sont réputées pour être les plus belles du monde, nos cuisiniers sont aussi les plus habiles. D'un simple coup de couteau, ils retirent la glande empoisonnée des entrailles des poissons. Et il le faut car s'ils se montraient négligents ou bien maladroits, la mort serait déjà à votre porte. Il faut du courage, pour prendre ce risque.

Shinto suivit moins le discours que les réactions des auditeurs. D'un côté, les Ginkgo écoutaient poliment, le regard neutre, l'expression d'un calme sans bornes. Ils mangeaient du fugu depuis leur plus tendre enfance, à chaque occasion spéciale, chaque fête, chaque célébration ou simplement quand ils en avaient envie. Il ne s'agissait que d'un repas comme un autre pour eux. De l'autre côté, les Tenka faisaient de leur mieux pour afficher le même flegme, avec plus ou moins de succès. Certains, comme Tarō, semblaient impressionnés et plutôt curieux, d'autres pâlissaient à mesure que Kashiko expliquait les tourments d'une mort provoquée par le poison du poisson-globe. Une nouvelle fois, le seul à demeurer impassible fut Hikari. Il porta la même attention, polie et tranquille, aux mots de Kashiko que les membres du clan Ginkgo. N'avait-il aucune peur de la mort ou faisait-il simplement bien semblant ?

Shinto profita d'un moment de flottement tandis que leurs plats leur étaient servis pour l'observer plus en détail. Quelque part, il avait l'impression de se retrouver face à une personne qui lui ressemblait bien trop pour qu'il se sente à l'aise. L'homme en face de lui semblait ordinaire, trop ordinaire. Shinto n'aurait même pas su lui donner un âge précis. Hikari semblait s'effacer autant qu'il le pouvait, pour échapper aux regards, mais contrairement à Shinto, qui s'efforçait de paraître aussi banal que possible pour passer inaperçu en tant qu'espion, cela ne lui paraissait pas calculé. Il avait l'impression que Hikari s'effaçait doucement, qu'il avait décidé de se retirer du monde sans pour autant le quitter physiquement.

Le repas arracha Shinto à ce minutieux examen. Puisque tout le monde se saisissait de sa pièce de sushi, il en fit de même. Pour une denrée si dangereuse, cela ne payait pas de mine. Une simple tranche de poisson blanc sur du riz de la même couleur. Blanc comme la mort, songea Shinto en glissant le sushi dans sa bouche. Comme c'était la première fois qu'il en mangeait, il s'attarda à en décortiquer le coup mais comprit vite qu'il n'en tirerait pas grand-chose. Certes, c'était bon et, s'il prenait en compte la pitance au mieux insipide, au pire infâme dont il avait pris l'habitude en tant que rōnin, c'était même délicieux. Il sentait le savoir-faire du poissonnier dans la coupe et le riz était cuit à la perfection. Cela dit, il ne s'agissait ni plus ni moins que d'un sushi. À part la perspective d'une mort atroce en cas de malchance, il n'avait rien de bien exceptionnel.

Le regard de Shinto accrocha celui de Kashiko pendant une fraction de seconde. Elle venait de le voir manger et, s'il en croyait son sourire, était heureuse de voir que sa nouvelle recrue ne s'était pas défilée. Suivant l'exemple de sa daimyō, Shinto s'amusa à observer les réactions des invités. La plupart affichait un calme rassuré, soulagés d'être encore en vie. Le poison du fugu mettait entre quelques minutes et plusieurs heures avant d'agir, donc si l'un des morceaux étaient empoisonné, il faudrait encore du temps avant que la mort ne vienne. Seule une dose de poison concentrée, enduite sur une lame, pouvait tuer en quelques instants. Mais la question n'était pas là. Tous savaient au fond d'eux-mêmes qu'ils ne courraient aucun risque. Les cuisiniers du clan savaient ce qu'ils faisaient, après tout. Il ne s'agissait que de tester sa bravoure, d'affronter la mort en face d'une manière plus originale qu'en duel d'honneur. On en ressortait gonflé de fierté sans avoir risqué grand-chose, au final. Et celui des Tenka qui était tombé en disgrâce pourrait revenir chez lui la tête haute.

Shinto ne tarda pas à guetter la réaction de Hikari. Il doutait qu'il aurait, comme les autres, la réaction attendue après cette épreuve. Au lieu de se laisser aller à un soulagement de circonstance ou bien à une expression de sa fierté d'avoir relevé le défi, il baissa les yeux, déçu. Distraitement, il observa ses mains, la mine lasse et l'air de se demander pourquoi il respirait encore. Cela n'échappa ni à Hakuba, ni à Kashiko.

Un silence de mort tomba sur la salle. Les regards voyageaient de Hikari à Hakuba, de Hakuba à Kashiko. Personne n'osait faire le premier geste, souffler le premier mot, baisser le premier regard. Une rage folle brûlait dans les yeux de la daimyō qui, insultée, avait déjà abaissé la main vers son sabre. Un simple invité osait mettre en doute les capacités de leur cuisinier, en plus d'avoir l'audace de souhaiter les entacher de sa mort, voilà qu'elle ne pouvait laisser passer. Wakatoshi, qui se tenait à côté d'elle, suivit son seigneur et s'apprêtait à empoigner son arme. Shinto vit la scène se dérouler au ralenti, conscient de chaque mouvement mais incapable d'y réagir à temps. Il n'avait jamais été un combattant émérite, ni très fort, ni particulièrement rapide ; il estimait plus volontiers que, s'il tirait son sabre, c'était qu'il s'avouait vaincu. Il regarda Kashiko se lever et se demanda s'il valait mieux lever la voix ou bien rester silencieux. Même Wakatoshi, qui semblait si déterminé une seconde plus tôt, laissait transparaître dans ses yeux une confusion des plus totales. Toutes les possibilités d'action défilaient dans l'esprit de Shinto, mais aucune ne lui semblait satisfaisante. Quelle que soit la solution sur laquelle il s'arrêtait, elle causerait des dégâts irréparables. Il n'avait pas assez de données. Pas assez de temps.

Avant même qu'il songe à bouger, Sumairu se dressa sur ses jambes à son tour. Il se plaça entre Kashiko et sa future victime, présentant devant lui le sabre du clan. Cette arme n'était pas un katana ordinaire. Aux couleurs blanc et or, les couleurs du clan, il était porté par celui que le daimyō choisissait pour accomplir sa vengeance. Sumairu en était chargé depuis cette fameuse nuit, qui avait vu périr Reisei, feu l'époux de Kashiko, ainsi que les femmes, les enfants et nombre de samouraï du clan.

Sumairu mit le genou à terre, inclina la tête respectueusement. Il n'en restait pas moins un barrage à la colère de son seigneur. Kashiko baissa son propre sabre, circonspecte.

— Ôte-toi de mon chemin, Sumairu.

— Seigneur, si vous tuez cet homme aujourd'hui, laissez-moi vous remettre ce katana. Car alors, il sera clair que notre vengeance n'est pas votre priorité.

Un instant, Shinto crut que la tête du kaishaku serait la première à rouler sur le sol. Cependant, il devait avouer que Sumairu n'avait pas tort. Tuer Hikari sur le champ restaurerait leur honneur bafoué, certes, mais cela sonnerait aussi la fin de leur entente cordiale avec le clan Tenka et leur offrirait un casus belli sur un plateau d'argent. S'ils étaient venus chercher chez leurs voisins une cause de discorde, leurs invités auraient réussi leur coup. Dans le cas contraire, même s'il ne s'agissait que d'une visite de courtoisie, cette bavure ne pourrait que mal rejaillir sur leurs relations. Puisque Tenma, le daimyō du clan Tenka, n'avait pas profité de ces huit années de faiblesse pour réduire en cendre ce qui restait de l'arbre immortel, Shinto penchait plutôt pour la deuxième solution.

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