Le Calme avant la Tempête (2/3)

Malgré sa blessure, Yujo tenait à effectuer sa ronde comme chaque jour. Quand il partit de chez lui, la brûlure de la foudre lancinait à chacun de ses pas. Il serra les dents, s'appuyant sur la canne qu'il s'était taillée à la hâte avant de quitter la demeure de Kazumi. Elle ne payait pas de mine, mais tant pis. De toute manière, il n'avait aucune intention de s'en servir bien longtemps.

La fonction de karo demandait de longues heures passées à remplir son office enfermé dans une pièce, à compter minutieusement tout ce qui entrait et sortait, chaque marchandise, chaque koku de riz, chaque shaku de tissu utilisé pour confectionner les vêtements des samouraïs et de leurs serviteurs. Il devait tout consigner, ne jamais rien laisser au hasard. Dans un clan plus grand, il aurait eu des assistants — enfin, il aurait été l'assistant, vu son jeune âge. Celui qui aurait dû devenir le prochain sénéchal, Yosa, n'avait été autre que le frère de Sumairu. Yujo l'avait vu parfois lorsqu'il était encore paysan ; il se plaisait à les toiser du haut de la colline, immobile et droit comme une statue. Yujo ne se souvenait pas lui avoir jamais adressé la parole.

Pour sa part, il aimait se mêler aux heimins. et ne négligeait jamais ses rondes, quitte à délaisser d'autres tâches. Les samouraïs du clan l'avaient souvent mis en garde : il n'était pas bon de garder une si grande porosité entre les castes. Ce n'était pas parce qu'il était né parmi eux qu'il devait oublier ce qu'il était désormais, lui disait-on. Yujo se souciait peu de ces avis-là. Il menait sa vie comme il l'entendait.

Il s'arrêta en chemin, autant pour souffler que pour se demander quel prétexte il pourrait bien trouver à sa visite. Ce jour-là, il n'avait pas grand-chose à vérifier dans les domaines paysans. On ne repiquerait pas le riz avant plusieurs mois, de même pour la levée des impôts. Si jamais Kegare, leur doyen, avait quelque message à lui transmettre, il lui aurait envoyé l'un ou l'autre de ses jeunes gens qui se serait trouvé oisif ; mais personne ne s'était présenté à sa porte. En somme, Yujo avait toutes les raisons du monde de rester chez lui à prendre du repos. Pourtant, il n'avait pu s'y résoudre. Rester enfermé entre quatre murs lui paraissait une punition bien trop sévère pour une faute qu'il n'avait pas commise. Il finit par songer qu'il improviserait bien sur le moment et que, dans le cas contraire, il n'aurait qu'à évoquer la force de l'habitude.

Dans le petit hameau qui jouxtait les rizières, les petites maisons s'empilaient dans un ordre qui défiait toute logique. On avait construit au fur et à mesure des années, ajoutant demeure après demeure, masure après masure au gré des arrivées, jusqu'à créer un mic mac d'habitations qui, s'il avait été plus grand, aurait eu de quoi en perdre plus d'un. Pour l'instant, les paysans de Namidawan, terrassés par la maladie et la famine de l'hiver passé, étaient bien peu nombreux.

L'un d'entre eux, Natsuo, lui adressa une courbette polie lorsque Yujo passa devant lui. Assis sur le porche de sa maison, le jeune heimin berçait un nourrisson en se balançant d'avant en arrière. D'ordinaire, la tâche de s'occuper des enfants revenait aux femmes, mais puisque la condition de Natsuo ne lui permettait plus de travailler aux champs, il avait dû prendre sur lui de veiller sur son fils. Les regards, gênés dans les premiers temps, s'étaient peu à peu détournés. Il fallait bien qu'on lui trouve une utilité.

— Seigneur Yujo, salua-t-il à mi-voix, pour ne pas réveiller son bébé.

Il releva son regard vide en direction du samouraï, qui lui rendit un salut poli. Natsuo venait des terres déchirées ; il était arrivé avec sa famille quelques années plus tôt, après qu'une bande de pillards avait saccagé leur village et massacré la plupart des habitants. Aussi, Yujo ne l'avait que peu connu, que ce soit avant l'accident malheureux qui lui avait coûté la vue ou bien après, tant et si bien que leurs conversations se trouvaient toujours embarrassées par leur différence de statut social. Jamais Natsuo ne parviendrait à le voir autrement que comme un samouraï qui avait droit de vie ou de mort sur lui. Avec le temps, Yujo avait tout de même réussi à instaurer une relation de confiance avec le jeune homme, et ils réussissaient à s'adresser la parole sans que ne plane au-dessus d'eux la crainte de commettre un faux pas potentiellement fatal. Aux nouvelles des paysans que lui apporta Natsuo, Yujo répondit par quelques anecdotes sans grande importance sur ce qui se passait chez les samouraïs. Natsuo appréciait ces petites histoires sans importance et, depuis que Yujo s'en était rendu compte, il avait à cœur de lui en raconter quelques-unes lorsqu'ils prenaient le temps de bavarder. Le jeune heimin semblait particulièrement réactif lorsque l'on évoquait Wakatoshi, et Yujo s'était figuré qu'il admirait sa force et sa haute stature, peut-être l'enviait-il même un peu.

Après ces quelques mots polis, Yujo poursuivit son chemin jusqu'à la demeure de Kegare. Il n'était pas parti bien longtemps, mais en quelques jours, il pouvait se passer mille choses. Ils trouveraient forcément un sujet sur lequel discuter — et tant mieux, car la jambe de Yujo commençait à le faire souffrir au-delà du raisonnable, il lui tardait de s'asseoir et de se reposer un peu.

Le doyen des heimins était absent lorsque Yujo arriva. Seule Nozomu, sa fille, se trouvait assise devant la maison, affairée à repriser la manche d'un vêtement. En s'approchant d'elle, Yujo se surprit à trouver l'étoffe grossière, désagréable à la vue. Bien vite, il chassa cette pensée. Peu s'en était fallu que lui aussi porte de telles nippes toute sa vie durant ; et puis, les Ginkgo n'étaient pas non plus réputés pour être de grands coquets. Sans doute des samouraïs plus raffinés auraient trouvé leurs plus belles parures aussi hideuses que des haillons de mendiant.

Yujo salua Nozomu d'un sourire quand elle leva ses grands yeux vers lui. Entre eux, encore plus qu'avec les autres paysans, le protocole n'était pas de mise. Ils avaient tous les deux le même âge, avaient grandi côte à côte, appris côte à côte, travaillé dans les champs côte à côte. Parfois, Yujo ne pouvait s'empêcher de se dire que, s'il était resté un heimin, leurs parents auraient fini par les marier l'un à l'autre. L'idée lui paraissait saugrenue, car il considérait la jeune femme bien plus comme sa sœur que comme une épouse potentielle et était certain qu'elle en pensait de même. Finalement, le destin les avaient séparés et Nozomu était désormais promise à un charmant jeune homme du nom de Daiki que Yujo estimait beaucoup. De son côté, il n'abandonnait pas l'espoir d'un jour partager la vie d'Asami, du clan Tenka.

Nozomu posa son ouvrage sur ses genoux et, tandis que Yujo s'asseyait lui aussi, joua distraitement avec l'épaisse natte qu'elle avait ramenée sur son épaule. Le soleil encore timide avait laissé sur sa peau fine un voile rose, qui lui conférait un air timide aux antipodes de son caractère bien trempé.

— Comment vas-tu ? demanda-t-elle. J'ai appris que tu avais été blessé...

Les nouvelles vont vite, songea Yujo. Par réflexe, il porta la main à sa jambe douloureuse et l'espace d'un instant, ses pensées se tournèrent vers Ran et Hiroshi. Kazumi leur avait assuré que les deux samouraïs s'en sortiraient et qu'ils avaient simplement besoin de repos, mais leur état n'en restait pas moins préoccupant. Il lui tardait de les voir revenir, sains et saufs.

— Ce n'est rien, une petite escarmouche qui a dégénéré...

Il rassura Nozomu d'un nouveau sourire, qu'elle lui rendit avant de baisser la tête. Le silence s'installa entre eux, mais il n'avait rien de gênant, tant ils étaient à l'aise l'un avec l'autre. Yujo ferma les yeux et savoura la quiétude qui l'entourait. Un vent doux soufflait sur la baie, amenant avec lui une fraîcheur agréable. Dans les arbres, les oiseaux chantaient à la recherche de l'âme sœur. Un éclat de voix retentit quelques maisons plus loin, mais il n'avait rien d'alarmant — un homme en appelait un autre. Yujo poussa un long soupir. Il avait beau ne plus y vivre depuis près de dix ans, il se sentait à sa place en ses lieux.

Nozomu reprit sa couture et, une fois qu'elle eut terminé, plia le vêtement et se leva :

— Je vais aller nous préparer un peu de thé.

— Prends aussi un petit bol d'eau, s'il te plaît.

Elle le dévisagea un instant, avant de comprendre où il voulait en venir et d'acquiescer. Yujo poursuivit sa méditation tout le temps où elle fut partie. Le lendemain, les Sonkei reviendraient chez eux pour leur proposer une alliance, et cela ne présageait rien de bon. Ces gens-là jouissaient d'une réputation de brutes épaisses, avec un sens de l'honneur qui leur était propre — et gare à celui qui le comprendrait trop tard. Le futur s'annonçait bien compliqué, alors tant qu'il pouvait encore jouir d'une certaine tranquillité, il ne s'en priverait pas.

Il fut sorti de sa transe par le retour de Nozomu, qui posa devant un plateau contenant deux tasses de thé fumantes et un petit bol en terre cuite contenant de l'eau. L'odeur du thé, qui rappelait celle de la noisette, arracha un sourire à Yujo. Il était de coutume dans les classes plus pauvres d'ajouter un peu de riz grillé, pour diminuer la part de thé dans le mélange et ainsi réduire son prix. Il aurait été bien mal vu pour un samouraï d'en boire, mais il lui trouvait un goût d'enfance et puis, ici, personne ne le voyait.

Entre deux gorgées, Yujo tira de sa manche un pinceau qu'il avait emmené avec lui et le tendit à son amie. Depuis peu, il s'était mis en tête de lui apprendre à lire et à écrire. Bien sûr, après plus de vingt ans d'illettrisme, il n'espérait pas en faire une femme de lettres, mais Nozomu se débrouillait bien. Elle mémorisait les caractères syllabiques en un rien de temps et avait même appris quelques kanjis parmi les moins difficiles. Elle savait même tracer son nom, qui signifiait « espérer » ainsi que celui de Yujo, qui voulait dire « amitié ».

Nozomu se saisit de la tablette de bois et du bol d'eau d'un air décidé, attendant les instructions de son précepteur.

— Que veux-tu que j'écrive ?

— Ce que tu veux.

Elle porta le bout du pinceau contre son menton, plongée dans une intense réflexion. Puis, tournée de façon à ce que Yujo voie chacun de ses mouvements, écrivit :

Rétablis-toi vite, cher ami.

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