Le Calme avant la Tempête (1/3) ✿
Sumairu n'avait pas attendu la convocation du Seigneur Kashiko pour se rendre à la porte de sa maison. Sairento, la petite servante sourde et muette, ombre de sa maîtresse, se tenait sur le pas de la porte et le salua d'une courbette polie. Elle avait beau être incapable de parler, ses yeux en disait plus qu'un millier de mots. Sumairu savait que la faute qu'il venait de commettre lui coûterait cher. Il avait osé s'opposer à son daimyō devant la délégation Tenka, il avait remis en question son autorité. C'était d'autant plus grave qu'il était un homme alors que Kashiko était une femme, et qu'elle se devait de montrer en toute circonstances sa suprématie sur la gent masculine.
Sairento le guida dans la demeure, jusqu'à arriver aux quartiers privés de Kashiko. Voyant que son seigneur l'attendait de pied ferme, Sumairu se sentit d'autant plus penaud. Il ne pouvait s'empêcher de se flageller à l'idée qu'il venait de la décevoir, tout cela dans l'espoir idiot de limiter la casse avec les Tenka. Il la salua avec d'autant plus de déférence qu'il en montrait habituellement, comme si cela pouvait changer quoi que ce soit.
— Torse nu, Sumairu.
Il y avait dans sa voix comme sur son visage une gravité qui ne laissait la place à aucun espoir. S'il lui arrivait de s'amuser des punitions qu'elle infligeait à ses samouraïs, il n'était plus question de jouer. Elle voulait lui donner une leçon.
Il s'exécuta, sans la moindre question, mais les entrailles tordues dans l'anticipation de la suite. Pendant qu'il retirait son vêtement, Sairento s'était éclipsée et revenait désormais avec deux cordes entre les mains. Sumairu sentit le sang geler dans ses veines. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait ces liens. Mais la dernière fois, il avait pris la place du bourreau.
C'était au milieu de la nuit, un jour qui avait pourtant commencé comme tous les autres. Sairento vint le chercher comme cela pouvait parfois arriver, et lui fit comprendre comme elle le pouvait, qu'on avait besoin de lui et qu'il devait se faire discret. Rien ne préparait Sumairu à ce qu'il vit ce soir-là.
Il entra dans les quartiers de Kashiko la main sur son sabre. Être mandé ainsi, à une heure pareille, cela ne pouvait présager qu'une catastrophe. Pourtant, aucun danger ne semblait menacer son seigneur, qui l'attendait avec son habituel sourire carnassier, tranquillement agenouillée sur un coussin brodée, les mains jointes sur les genoux, une tasse de thé fumante posée sur un plateau à côté d'elle. Sumairu remarqua, à la seconde où il entrait dans la pièce, le tremblement de la main de sa daimyō, ainsi que les perles de sueur qui luisaient aux coins de ses tempes.
Le responsable n'était autre que sa victime, attachée à côté d'elle. L'homme, dont le haut du vêtement avait été relevé de façon à dissimuler son visage, se tordait dans ses cordes en gémissant. Ses jambes étaient couvertes de marques rouges, provoquées sans doute par le bambou cassé que l'on avait jeté au sol quand il n'avait plus été d'aucune utilité. Mais ce qui frappait le plus et dont Sumairu, malgré tous les égards dûs à son éducation, ne pouvait détacher le regard, était l'amas de chair violette qui pendait entre ses jambes. Son membre ne ressemblait plus guère qu'à une grosse aubergine que l'on aurait écrasée et plongée dans du sel avant de la laisser sécher au soleil.
Sumairu, qui luttait pour réprimer son dégoût, pria pour qu'il ne s'agisse que d'un voleur ou d'un quelconque intrus qu'on lui demanderait d'exécuter. Mais ses vêtements ne mentaient pas : c'était un samouraï, probablement de leur clan. Il crut un instant reconnaître Itematsu, le yojimbo de Kashiko, mais son esprit se refusa à cette conclusion. Le voir dans une telle position... Non, c'était forcément quelqu'un d'autre. Mais qui, alors ?
— Cet homme vous a-t-il fait du tort, Seigneur ? demanda-t-il, la gorge sèche, l'estomac serré.
Il régnait dans la pièce une épaisse angoisse, qui s'intensifiait à chaque seconde que Kashiko passait sans répondre. Tranquille, elle but une gorgée de saké, avant de plonger son regard dans celui de Sumairu. Sa main tremblait toujours, même si elle semblait faire un effort pour contenir ses soubresauts. Quelques gouttes d'alcool clair étaient tombées sur ses genoux.
— Non, il ne m'a rien fait.
— En ce cas, demanda Sumairu, que se passe-t-il ici et que puis-je faire pour vous satisfaire ? Dois-je le tuer ?
Ces jours-ci, quand il repensait à ce fameux soir, il se prenait parfois à réécrire l'histoire et s'imaginait en train de tuer cet homme dont il ne savait toujours rien. Comme il aurait préféré qu'elle le lui demande...
— Le samouraï que tu vois là m'a avoué m'aimer ce matin. Il m'a demandé si c'était également le cas pour moi. Je lui ai répondu que j'aimais tous mes guerriers comme une louve aime ses petits. Il ne semblait pas satisfait de ma réponse alors je l'ai convié dans mes quartiers afin de lui montrer toute cette affection que j'avais pour lui. Il n'a pas dû réfléchir au fait que les louves dévorent leurs petits trop faibles afin qu'ils ne prennent pas de lait aux plus forts.
Sumairu ne put réprimer le tic qui lui agita la paupière. Aimer était une chose, mais il fallait être bien stupide pour se confesser quand on savait pertinemment qu'on courait à sa propre perte.
— Je vois que vous l'avez bien corrigé, affirma-t-il, sachant déjà qu'elle n'en resterait pas là. Voilà une leçon d'amour maternel qu'il n'oubliera pas.
— C'est vrai, cet enseignement sera déjà un précieux cadeau pour lui. J'avais toutefois dans l'idée de lui offrir davantage. Cet homme avait dans l'idée de s'unir à moi et il m'a accordé tellement de faveurs par le passé que je ne saurai lui refuser. Cela dit, je ne compte pas me laisser prendre par un individu plus faible que moi, indigne de mon rang qui plus est.
Sumairu n'avait pas encore compris où elle voulait en venir, à ce moment-là. Il se demandait parfois comment il avait pu être aussi sot.
— Que comptez-vous faire ?
— Il serait convenable que je le prenne pour le remercier mais je ne possède pas les attributs nécessaires pour cela. Mais heureusement, tu es ma lame, Sumairu, et de ce fait, j'entends à ce que tu comportes comme tel ce soir.
Sumairu reçut l'information comme un coup de poignard. Il ne pouvait pas faire cela, ce n'était pas ce qu'elle était en train de lui demander, c'était impossible. Certes, dans l'esprit de bien des femmes, il n'existait aucun samouraï qui n'ait soulagé ses bas instincts en compagnie d'un disciple peu farouche, que ce soit par goût ou pour éviter une grossesse bien inconvenante, mais Sumairu n'était pas de ces gens-là.
— Qu'y a-t-il, Sumairu ? demanda Kashiko, qui commençait de toute évidence à perdre patience.
— C'est que... je n'ai jamais ressenti la moindre attirance pour les hommes.
Cette remarque arracha un rire sardonique à la daimyō.
— Ce n'est rien, ça. Tu n'auras qu'à penser aux geishas chez qui tu passes le plus clair de ton temps libre.
Il savait qu'il ne pourrait y échapper. Pourtant, tandis qu'il regardait l'homme attaché face à lui, qui n'osait bouger de peur de faire glisser le linge qui le dissimulait et ainsi exposer son visage, Sumairu était convaincu qu'il ne pourrait jamais commettre un tel acte.
— Seigneur, je m'en excuse mais j'en suis incapable, déclara-t-il, tête basse. Je vous en conjure. Ne m'obligez pas, c'est au-dessus de mes forces.
En guise de réponse, Kashiko se leva d'un bond et fondit sur lui. Sumairu crut qu'il sentirait bientôt sa tête se décoller de son cou, mais il n'en fut rien. Cela aurait été une issue bien trop digne. D'un geste souple, la daimyō se plaça derrière lui et baissa violemment le bas de son vêtement, exposant sa lame au grand jour. Elle le somma de finir de le retirer, puis adressa un signe discret à sa servante. Sumairu s'exécuta, prêt à reçevoir le même châtiment que le pauvre hère ligoté devant lui. Encore une fois, il se trompait, et son dernier espoir de s'en sortir s'envolait. Sur ordre de sa maîtresse, Sairento s'approcha de lui avec, entre les mains, un flacon qui contenait ce que Sumairu identifierait plus tard comme de l'huile de lotus. Même des années plus tard, l'odeur l'indisposait profondément et son simple souvenir suffisait à lui donner envie de vomir. La petite eta versa un peu du liquide gras sur ses mains et commença à frictionner son sexe sans qu'il puisse s'y opposer. Malgré tous les efforts de Sumairu pour leur résister, ces petites mains, si innocentes et maladroites fussent-elles, parvinrent à le mettre en état de servir son maître.
— Voilà, tu peux te mettre au travail, déclara Kashiko en retournant s'asseoir. Et tâche de t'appliquer, sinon je te ferai recommencer encore et encore, jusqu'à ce que je sois satisfaite, comme ton sensei au dōjō.
Comprenant que, cette fois, il ne pouvait absolument plus reculer, Sumairu s'avança contre l'homme et pressa sa verge contre lui. Il le sentait trembler ; probablement n'avait-il encore jamais été pénétré. Même s'il était loin d'être un expert dans ces choses-là, Sumairu savait qu'il pourrait le préparer un peu pour éviter la douleur. Le cœur battant jusque dans la gorge, Sumairu essaya d'écarter son orifice avec deux doigts, mais Kashiko l'arrêta d'un coup de bambou, qui fendit l'air en sifflant.
— Son amour est passionné et sans égards, alors tu dois l'être toi aussi.
Résigné, plein d'amertume, Sumairu le saisit par la taille, raffermissant sa prise quand sa victime tentait de lui échapper. Malgré toutes les précautions que prenait Sumairu pour ne pas le faire souffrir davantage, l'homme se tordait et grognait. Il tentait de se défaire de ses liens, s'écorchant les poignets jusqu'au sang, toujours en vain. Sumairu savait que son seigneur se préparait chaque jour au moment où elle mettrait la main sur celui qui avait tué son époux. Si elle avait décidé de retenir son prisonnier, jamais il ne parviendrait à se défaire de ses cordes.
Sans y prendre aucun plaisir, Sumairu poursuivait ses assauts. Il essayait de maintenir une façade digne, sans rien montrer de la répugnance qu'il ressentait, enserré comme un serpent dans sa mue. Quand une goutte de sang coula le long de la jambe de l'homme, Sumairu comprit que tant qu'il n'aurait pas joui, la torture se poursuivrait, toute la nuit s'il le fallait. Il serra les dents et accéléra la cadence. Les cris de l'homme redoublèrent jusqu'à devenir des hurlements à peine étouffés par le bâillon, tandis que le sang s'étendait en une petite flaque sous ses talons. Le spectacle était si peu soutenable que la jeune Eta, les yeux bouffis par les larmes, détourna le regard de cette atrocité, rare privilège de sa classe. Sumairu finit par vomir son poison au cœur des entrailles de sa victime, sous le regard attentif de Kashiko.
— Il suffit, bourreau.
Soulagé, il se retira aussitôt, le sexe couvert de sang et d'immondices. Dans la douleur, l'homme s'était oublié et seule leur étreinte avait empêché le contenu de ses intestins de finir sur le sol de la chambre. Le mélange de fluides, de sang et de merde se déversa sur le sol alors que le pauvre malheureux s'effondrait en larme. Sairento tendit un linge humide à Sumairu, afin qu'il s'essuie. Il se rendit vite compte que cela ne suffirait pas, mais ne le fit pas remarquer, car il ne voulait pas l'accabler davantage. Ce serait sans doute à elle de nettoyer toute cette pagaille et de panser l'homme qui se tordait de douleur au sol.
— Avez-vous encore besoin de mes services, Seigneur ? demanda-t-il, amer, pendant qu'il se rhabillait.
— Non, ce sera tout pour ce soir, tu peux disposer.
Il ne rentra pas chez lui, ce soir-là. À la place, il se plongea dans l'océan, dans l'espoir que l'immensité le lave de l'horreur qui grouillait sous sa peau. Puis, il se rendit auprès de sa sœur, il s'allongea sur l'édifice de petites pierres qu'il avait construit de ses mains et pleura. Il pleura, et pleura encore, suppliant les dieux de le foudroyer sur place pour effacer sa honte. Aucun ne répondit à ses prières et il resta toute la nuit durant face à l'affreuse vérité : il venait de devenir un monstre.
Alors, quand il vit Sairento avec ces cordes, il savait parfaitement ce qui l'attendait. Du moins, il le croyait. Tandis que Kashiko liait son poignet à une poutre en hauteur, il se demanda qui serait le généreux serviteur qui ferait office de lame aujourd'hui. On lui attacha le deuxième poignet, il se laissa faire. Il avait bien mérité sa punition.
— Tu m'as fait paraître faible aujourd'hui.
— Ce n'était pas mon intention, Seigneur. Je voulais simplement que nous nous concentrions sur notre vengeance. Je pensais que c'était ce que vous attendiez de moi, en tant que bourreau.
— Tu n'as pas d'opinions à émettre, ni de choix à faire.
Elle se saisit d'un bokken et l'abattit plusieurs fois sur le dos de Sumairu. Elle n'avait pas autant de force que certains samouraïs avec qui Sumairu s'entraînait régulièrement, mais la puissance de sa rage faisait redoubler l'ardeur de ses coups. Il encaissa chacun d'entre eux, résistant du mieux qu'il put, mais finit par s'écrouler. Ses jambes ne tenaient plus sous la douleur atroce qui lui secouait le corps. Sur la pointe des pieds, elle s'approcha de son oreille et lui susurra.
— Tu n'es là que pour traîner ton visage répugnant là où je te le demande et faire ce que je t'ordonne. Tu n'es qu'une lame, Sumairu, et je vais faire en sorte que tu ne l'oublies jamais.
Kashiko se saisit d'un tanto, dont la lame brilla à la lumière de la lampe à huile. Elle en appuya le bout contre le haut du dos de Sumairu, le plantant dans sa chair avec aisance. Sumairu serra les dents ; il ne devait pas laisser tomber le masque, jamais. D'une lenteur appliquée, en trois incisions, Kashiko traça dans la peau de son fidèle serviteur le kanji 刀, symbolisant le katana. Une fois cela fait, elle vint placer sa lame à l'intérieur de la cicatrice de la joue de Sumairu et l'essuya afin de faire tomber le sang au fond de sa gorge.
— Tu es un pion important pour moi, mais tu n'es tout de même qu'un pion. Et un pion, ça se sacrifie. Cela non plus, ne l'oublie pas.
— Je ne l'oublierai pas, Seigneur.
Le saisissant par le chignon, elle contempla un instant son œuvre avant de l'abandonner aux soins de sa troisième main. Sairento, docile, le détacha et pansa sa plaie. Comme elle semblait s'inquiéter, Sumairu lui adressa un sourire désolé. Il savait qu'en vérité, elle était la plus à plaindre d'eux deux. Elle seule savait vraiment quelles ténèbres habitaient la daimyō des Ginkgo.
Transi de douleur, Sumairu traîna sa carcasse jusqu'à sa demeure. Quand il entra, Makoto était déjà endormie, couchée en chien de fusil sur son futon. Elle grogna en l'entendant arriver et Sumairu le vit porter la main sous son oreiller. Il s'accroupit à côté d'elle et posa sa main sur son épaule.
— Ce n'est que moi. Je rentre tard, pardon.
Quelques secondes de flottement passèrent, avant que Makoto ne se couche de nouveau. Sumairu attendit que sa respiration ralentisse de nouveau et partit se coucher à son tour.
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