La Main Tendue (2/2)
Les deux samouraïs s'inclinèrent avant de quitter la pièce, tandis que Sairento guidait Hikari dans les quartiers des invités. Kashiko attendit que plus aucun bruit ne se fasse entendre que le chant des oiseaux. Elle restait immobile, l'air grave, sans prononcer un mot. Se calquant sur elle, ni Shinto ni Sumairu ne bougèrent ; il fallait que ce soit elle qui parle la première. Pas question de couper l'herbe sous le pied de leur seigneur.
— Cette situation ne me plaît pas, déclara-t-elle finalement. Je comptais profiter de cette visite des Tenka pour raviver nos relations passées.
Et récupérer les terres qu'ils se sont accaparées, ajouta Sumairu en son for intérieur. Si personne depuis le retour de leurs voisins n'avait osé mentionner ce fait, tout le monde se souvenait que, non content de ne leur apporter aucune aide, le clan Tenka avait profité de la chute des Ginkgo pour grignoter petit à petit des parcelles de leur territoire. Peut-être cela valait-il mieux que de les laisser aux mains des ronins et des bandits, comme c'était le cas des Terres Déchirées, mais il leur faudrait un jour reprendre ce qui leur revenait.
— L'entremise des Sonkei dans nos affaires est une mauvaise chose, une très mauvaise chose. Ces deux clans ne s'entendent pas et, comme par hasard, ils se rapprochent de nous en même temps. Shinto ?
— Oui, Seigneur ?
— Je veux que tu découvres la raison de leur querelle. Rapporte-moi tout ce que tu trouveras, la moindre dispute, la plus triviale des discordes, tout ce que nous pourrons exploiter. Il est hors de question que nous servions de pion dans un conflit qui n'est pas le nôtre.
Shinto s'inclina. Sumairu le regardait toujours avec méfiance mais, se tempéra-t-il, cette mission serait le bon moyen de vérifier si leur nouveau maître espion serait à la hauteur de son poste et surtout, s'il était digne de leur confiance. Kashiko se leva, et tous deux la suivirent, sans un regard l'un à l'autre.
De la demeure seigneuriale, on ne pouvait que vaguement apercevoir le port de Namidawan, qui se trouvait en contrebas, à la limite qui séparait les terres des samouraïs des domaines paysans. "Port" était d'ailleurs un bien grand mot, puisqu'il ne comportait rien de plus qu'un ponton servant avant tout aux pêcheurs de la baie. Impossible d'y amarrer un navire plus imposant qu'une barque, et encore moins un vaisseau de guerre.
Le groupe avançait lentement. Non pas qu'il fallait se calquer aux pas de Kashiko, car celle-ci avait comme à son habitude revêtu une tenue masculine, qui n'entravait en aucun cas ses mouvements comme aurait pu le faire un lourd vêtement de femme ; elle était de fait plus que capable de marcher à une allure soutenue. Mais le moindre empressement aurait donné à leurs visiteurs l'impression de dominer la partie. Il fallait leur montrer que leur petite démonstration de force n'intimidait pas les Ginkgo. Etait-ce aussi pour cela que Yujo et Wakatoshi avaient été envoyés en premier ? se demanda Sumairu. Wakatoshi, avec son impressionnante stature, avait de quoi tenir n'importe qui en respect... du moins jusqu'à ce qu'il ouvre la bouche et qu'on se rende compte que sa cervelle était vide. Quant à Yujo, c'était un bon garçon, brave et travailleur, mais face à lui non plus, il ne fallait pas longtemps pour briser l'illusion : ses origines paysannes ressortaient après à peine quelques mots. Sumairu restait perplexe face à cette stratégie. Les Sonkei risquaient de se courroucer qu'on leur envoie ces deux idiots en comité de bienvenue.
Il ne put s'empêcher de se crisper en apercevant l'imposant navire de guerre amarré dans la baie. Même s'il se trouvait relativement loin, n'ayant sans doute pas pu approcher plus, sa magnificence et sa puissance ne faisaient aucun doute. En voilà un moyen de locomotion bien excessif, qui n'avait de toute évidence que pour but de montrer à leur clan un échantillon de l'arsenal Sonkei. La barque qui se dirigeait vers la terre, avec à son bord trois hommes dont on ne distinguait pas encore le visage, ressemblait à un grain de riz en comparaison.
Kashiko, Sumairu et Shinto abordaient la dernière partie du parcours lorsque l'émissaire Sonkei débarqua. Sumairu identifia sans mal Yujo et Wakatoshi sur la rive et comprit, non sans un certain agacement, qu'aucun d'eux n'avait pris la peine de se déplacer jusqu'au navire pour accueillir leur invité. Aux rames de la barque, il reconnut, après l'avoir scruté pendant quelques instants, le vieux Kegare, doyen des paysans. Non seulement ni Yujo ni Wakatoshi n'avaient daigné se déplacer, mais en plus, ils n'avaient envoyé qu'un demi-homme à la rencontre de celui qu'ils devraient ensuite convaincre de ne pas les annihiler. Ils n'étaient pas bien susceptibles, ces Sonkei, d'ailleurs. Un clan plus à cheval sur ses principes aurait exécuté sans ménagement le paysan et pris mouche d'un tel affront. Avaient-ils à ce point besoin de leur appui ?
L'homme qui venait de débarquer n'était pas celui qu'ils avaient rencontré trois jours plus tôt. Sumairu aurait reconnu sans mal son air sévère et ses manières calculées. Celui qui avait été envoyé semblait dessiné sur le même modèle, austère et brusque. Avec politesse mais sans fioritures, il saluait Yujo et Wakatoshi. Sumairu connaissait la réputation des Sonkei : certains les dépeignaient comme des rustres tout juste bons à trancher des têtes mais de son côté, le Ginkgo ne pouvait qu'appécier leur sens de la droiture.
Kegare se hissa lui aussi sur la berge, accompagné d'un serviteur portant avec lui une bannière aux couleurs des Sonkei : sur fond blanc, une pieuvre bleu marine étendait ses tentacules menaçants. Sumairu l'observa, curieux. Il croyait pourtant se rappeler l'emblème de ce clan comme un chrysanthème sombre.
Ils arrivèrent enfin à sa hauteur. L'homme, plus petit que dans ses souvenirs, salua tour à tour Sumairu et Shinto, puis adressa un signe de tête perplexe en direction de Kashiko.
— J'aurais souhaité rencontrer votre Seigneur, déclara-t-il d'un ton lourd de sous-entendus.
— Vous l'avez devant vous.
Un silence tendu s'installa. Sumairu se retint de justesse de porter la main à son sabre. Il ne fallait pas paraître trop agressif, pour ce qui n'était censé être que des pourparlers. Si le Sonkei les sentait hostiles, les négociations ne pourraient que difficilement tourner en leur faveur. Kashiko fixait leur invité, la mâchoire crispée.
— Je suis bien certain que vous faites une épouse tout à fait convenable pour l'homme qui dirige ce clan, Madame, dit finalement le Sonkei. Cependant, veuillez excuser mon empressement, mais je souhaiterais m'entretenir au plus vite avec le véritable seigneur des lieux.
Sumairu eut à peine le temps de réagir que Kashiko se tourna vers lui, s'empara du bokken qu'il portait à la ceinture et l'abattit sur l'émissaire Sonkei. Ce dernier n'était de toute évidence pas un combattant et ne put qu'encaisser le coup, puis le suivant, puis le suivant. Après le troisième coup, tentant de reculer, il trébucha et tomba à terre. Kashiko fondit sur lui et, dans un long hurlement, continua de frapper jusqu'à ce que le malheureux ne bouge plus du tout.
Haletante, elle jeta le bokken souillé de sang en direction de son propriétaire et se dirigea vers le serviteur qui, dissimulé derrière sa bannière, tremblait de tout son corps. Il laissa échapper un cri terrifié quand Kashiko s'empara de la hampe qu'il serrait de toutes ses forces. Il bredouilla quelques pitoyables appels à la pitié, les larmes aux yeux, mais déjà la daimyō ne lui prêtait plus aucune attention. Elle se pencha au-dessus du corps de l'émissaire et trempa la main dans le sang qui s'écoulait du crâne fracassé. Elle appuya ensuite la paume en dessous du blason Sonkei et leva bien haut la bannière en direction du navire.
Aucun des samouraïs présents n'avait bougé le moindre muscle. Tous avaient entendu parler de cette rumeur, qui remontait à une grande bataille, bien des années auparavant. Personne n'en connaissait la teneur exacte, l'on savait simplement que cette main sanglante avait tissé un lien entre Kashiko le Démon et le clan Sonkei. La daimyō prenait un pari. Si les bonnes personnes se trouvaient à bord de ce navire, alors son message passerait. Sinon, ils mourraient tous.
Un long silence écrasait la baie, brisé par le ressac qui s'écrasait contre le ponton. Kashiko finit par lâcher la bannière et tourna les talons.
— Je vais aller me purifier, déclara-t-elle, avisant ses paumes souillées.
— Que fait-on de lui ? demanda Sumairu, avec un regard au serviteur que le Sonkei avait amené avec lui.
— Crois-tu que j'en aie quelque chose à faire, Sumairu ? Renvoie-le ou tue-le, ce qui t'arrangera le plus...
Sumairu regarda son Seigneur s'éloigner, Wakatoshi et Shinto sur ses talons. Seul Yujo resta sur la rive, discutant avec Kegare du trajet de retour pour le serviteur. Non loin, le serviteur tremblant observait du coin de l'œil le cadavre de son maître. Sumairu resta un instant hésitant. Le doyen des paysans n'avait-il pas mieux à faire que de jouer les transporteurs pour la valetaille du clan voisin ?
Il dégaina son sabre.
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