La Main Tendue (1/2)
Vint le jour de l'arrivée des Sonkei. L'émissaire avait annoncé son retour, mais nul ne savait à quel moment le bateau ferait son apparition à l'horizon. Dès l'aube, les jeunes recrues furent postées sur le ponton qui servait de port à Namidawan, avec comme ordre de courir prévenir la daimyō dès qu'un navire se présenterait. On en envoya aussi patrouiller sur les routes qui entouraient la baie, au cas où leur invité se présenterait par voie de terre — même si cela semblait peu probable, vu la réputation de marins émérites dont jouissait ce clan.
Kashiko avait fait appeler ses samouraïs dès le petit matin. Sumairu arriva le premier. Sa blessure se refermait petit à petit, aidée par les pansements que Makoto y appliquait et qu'elle changeait chaque soir, mais elle restait gonflée et le frottement de son col n'arrangeait rien. Tant mieux, il avait besoin de cette douleur pour expier ses fautes. Désormais, il n'oublierait pas ce qu'il était, il le porterait dans sa chair, gravé en relief pour que toujours, il puisse s'en souvenir. Il n'était rien d'autre qu'une lame au service de son maître, rien d'autre qu'un sabre qui ne sort de son fourreau que pour s'abreuver de sang.
Les autres arrivaient au compte-gouttes. Sumairu savait qu'il ne verrait ni Oojika, père d'Ichigo, ni Yūtarō, père de Satori. Tous deux avaient quitté les terres du clan la veille au soir sur ordre de Kashiko, sans rien dire à personne. Sumairu ne le savait que parce que, de son jardin, il les avait aperçus remontant le chemin qui menait à la forêt. Beaucoup de choses changeaient dans le clan, ces derniers temps, le vieil arbre secouait de nouveau ses branches au gré du vent. Sumairu ne pouvait que s'en réjouir. Chaque jour d'immobilité avait été un jour de plus avant d'assouvir sa vengeance.
Shinto se présenta en second, le salua d'un mouvement de tête discret mais poli, puis se perdit sans un mot dans la contemplation de l'aube qui naissait à l'horizon. Sumairu connaissait bien des hommes de son espèce qui se plaisaient à installer un silence gênant dans l'espoir que, mal à l'aise, leur interlocuteur s'attache à mener une conversation dans laquelle il révèlerait sans le savoir bien des secrets. Les oniwabans faisaient partie du grand règne des serpents, tous autant qu'ils étaient et celui-ci ne faisait pas exception. S'il accordait toute confiance aux décisions de Kashiko, il ne pouvait s'empêcher de se méfier de ce nouveau venu.
Arrivèrent ensuite Yujo et Wakatoshi. Le jeune karo s'appuyait toujours sur sa canne, et s'efforçait tant bien que mal de dissimuler les marques de la douleur derrière un masque d'impassibilité. Il avait toujours été fin, un peu plus petit que la moyenne faute de manger à sa faim dans son enfance, mais à côté d'un géant tel que Wakatoshi, il semblait encore plus minuscule.
Ils eurent à peine le temps de se saluer qu'on les invita à entrer dans la demeure seigneuriale. Sumairu connaissait déjà l'endroit par cœur, il pouvait y circuler les yeux fermés. A côté de lui, Shinto scrutait à la dérobée chaque recoin qui passait devant son regard. Rien ne lui échappait, pas le moindre éclat dans le bois, pas le moindre pétale amené par le vent et coincé entre deux tatamis. L'air de rien, il emmagasinait des informations dont Sumairu ne savait ce qu'il ferait.
Escortés par la jeune Sairento, ils arrivèrent tous les quatre dans une grande pièce où, assise à une table, le Seigneur Kashiko les attendait. Face à elle, à l'autre extrémité de la table, était agenouillé un homme vêtu de blanc. Malgré sa tête baissée, Sumairu comme les autres le reconnurent immédiatement. Après être parti la queue entre les jambes quelques jours plus tôt, Hikari Tenka était de retour parmi eux. Celui qui avait insulté tout le clan en s'attendant à mourir lors de la cérémonie leur avait été renvoyé. Vu la distance à laquelle se trouvaient les terres du clan Tenka, il avait dû être jeté dehors aussitôt arrivé. Sumairu trouvait tout de même curieuse sa présence parmi eux. Son seigneur était-il à ce point faiblard qu'il ne puisse se résoudre à exécuter un de ces hommes pour une faute aussi grave ? Ou bien était-ce une preuve de cruauté de sa part, de priver celui qui voulait mourir de cette délivrance qu'il attendait tant.
Tandis qu'il s'installait, Hikari les ignora. Il ne releva pas la tête pour regarder les nouveaux arrivants, mais resta fixé sur ses genoux. Il ressemblait à un cadavre ambulant, ainsi vêtu de blanc. Il avait même croisé son kimono vers la droite, comme s'il s'était agi d'un vêtement mortuaire. Sumairu ne put s'empêcher de penser qu'il en faisait un peu trop. Qu'avait-il bien pu lui arriver pour qu'il renonce ainsi à toute dignité ?
— Bien, déclara Kashiko, faisons vite. L'émissaire Sonkei devrait être là sous peu et j'aimerais que la question soit réglée avant cela.
Hikari tiqua à la mention du clan rival du sien, mais se renferma vite dans son mutisme. Kashiko montra de la main la boîte qui trônait devant elle, ainsi que la lettre posée juste à côté.
— La daimyō du clan Tenka nous offre deux présents en réparation du tort que ses hommes nous ont causé. Voici le premier.
Elle ouvrit la boîte et la tourna afin que ses samouraïs puissent voir ce qu'elle contenait. Sur un lit de tissu sombre reposait une main tranchée, dont la peau pâle contrastait avec la couleur de son écrin. Un frisson de perplexité traversa la pièce et Sumairu se surprit à échanger un regard avec Yujo, assis juste en face de lui. Leur donnant le temps d'observer à leur guise, la daimyō avait déplié la lettre et la parcourait, un discret sourire aux lèvres.
— Le Seigneur Tenma a jugé que, puisque la main du courtisan n'avait pas su retenir celle du duelliste, elle ne lui servait à rien. Il nous offre donc deux mains aujourd'hui. Celle de Hakuba, ci-présente.
Elle s'interrompit et leva les yeux vers leur invité.
— Mais aussi la sienne. Enfin, pour être plus précise, il nous donne le choix : soit nous l'exécutons, soit nous l'offrons en épouse à une de nos femmes.
Sumairu demeurait dubitatif. Pourquoi laisser la vie sauve à cet homme, pour ensuite l'envoyer se faire tuer dans le clan voisin ? Le clan Tenka, d'une grande discrétion, aimait cultiver le secret. Tout cela ne lui disait rien qui vaille.
— Il me serait bien trop pénible de porter seule le poids de cette responsabilité. C'est donc pourquoi je me repose aujourd'hui sur vos précieux conseils.
Un homme n'ayant jamais entendu parler de Kashiko le Démon serait sans doute tombé dans le piège, mais son sourire carnassier ne trompait aucun des samouraïs présents dans la salle. Elle avait décidé du sort de leur otage avant qu'ils rentrent dans la pièce ; désormais, elle cherchait à les tester. En premier, sans doute parce qu'elle le pensait le plus influençable, elle se tourna vers Yujo :
— Je pense, dit-il après un instant de réflexion, qu'il ne servirait à rien de l'exécuter. Trop de sang a déjà coulé par sa faute, n'en rajoutons pas. S'il épouse une femme de notre clan, alors il aura l'occasion de racheter son erreur.
Tu es trop doux, songea Sumairu. Pourtant, contre toute attente, Kashiko ne fit aucune remarque à ce sujet. Elle se contenta de hocher et la tête et passa à Wakatoshi, qui était d'un avis tout à fait différent :
— S'il avait été un Ginkgo, nous l'aurions tué, alors je suis d'avis qu'il soit exécuté. Avec ce qui s'est passé, son clan l'a sans doute renié, alors cela n'aurait pas de sens de marier l'une des nôtres à un homme qui n'est rien du tout, qui ne voudra pas d'elle et dont elle ne voudra pas. Il y a de bien meilleurs partis.
« Intéressant », fut le seul mot qui franchit les lèvres de Kashiko. Sumairu, pour sa part, trouva cette réponse étrange, car il y sentait une grande sincérité. Wakatoshi n'avait jamais été bien doué pour dissimuler ses pensées ou ses émotions. De ce qu'en voyait Sumairu, son ami semblait farouchement opposé à l'idée de marier une femme du clan à ce Tenka. Cela faisait bientôt un an que Kiyomi, sa deuxième épouse, avait été emportée par une longue maladie. Peut-être songeait-il à se remettre en ménage. Les seules femmes célibataires de leur caste étaient pour l'instant Ran et Mitsuha. Cette dernière, qui sortait rarement, restant chez elle pour s'occuper de son grand-oncle Washijō, vivait dans la maison voisine de celle de Wakatoshi. Il la courtise et a peur qu'elle lui passe sous le nez, conclut Sumairu en son for intérieur. Il connaissait assez Wakatoshi pour que cette hypothèse lui paraisse la plus probable.
Le Seigneur Kashiko se tourna ensuite vers Shinto. Voyant qu'il passerait en dernier, Sumairu se tendit. Peu importe l'option que choisirait l'oniwaban, ce serait à Sumairu de faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Pas question d'arriver à une égalité, qui ne manquerait pas de courroucer le Démon, car ce serait à ses yeux une preuve que ses hommes n'avait aucun esprit de corps. Sumairu comprit qu'il n'aurait d'autre choix que de se ranger à l'avis de Shinto et espéra qu'il corresponde au sien.
— Je suis aussi de l'avis de le garder en vie, dit Shinto sans un instant d'hésitation. Je suis certain que les Tenka sauront nous être reconnaissants d'avoir épargné un des leurs.
Un bref sourire fit trembler le coin de la lèvre de Kashiko. La manière de penser de Shinto lui plaisait, c'était évident. Sumairu s'en méfia d'autant plus.
— Et toi, chère lame ? Quel est ton avis ?
— Je me range à la majorité. Cet homme souhaite mourir. Il ne mérite pas qu'on lui fasse ce cadeau.
Sumairu s'efforça de ne pas trop montrer sa frustration. Il aurait préféré l'exécuter sans plus de manières, et s'assurer ainsi qu'il ne causerait aucun problème dans le futur. Car voilà ce qu'il était : un problème. Rien d'autre.
— Bien, annonça Kashiko, dans ce cas, la question est réglée. Hikari Tenka restera et épousera une des nôtres. En attendant le retour de Ran, il restera ici, sous la surveillance de Shinto.
Elle allait poursuivre quand deux petits coups frappés à la porte attirèrent leur attention. Sairento entra, s'agenouilla poliment puis adressa une série de signes à sa maîtresse, dans ce langage qu'elles étaient les seules à comprendre.
— L'émissaire des Sonkei est arrivé. Yujo, Wakatoshi, allez donc l'accueillir, je vous suivrai.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top