L'Ancien Ronin (1/2)
Shinto s'éveilla ce matin-là avec la désagréable impression d'un calme avant la tempête. Il pensait qu'une fois quittée sa vie de rōnin, il ne passerait plus son temps à regarder par-dessus son épaule, persuadé d'y trouver un assassin à la lame aussi aiguisée que son esprit meurtrier. Sans doute faudrait-il plus de trois jours pour se débarrasser de ces vieilles habitudes qui lui collaient à la peau.
Il avait quitté l'okiya la veille, après sa visite à la daimyō. Ce n'était pas une contrainte, puisque le Seigneur Kashiko avait proposé de l'y héberger jusqu'à ce qu'on lui trouve un logement décent. Shinto avait poliment décliné. L'agitation qui régnait à la maison de geishas, les va-et-vient incessants des clients et des résidentes, leur ballet rythmé par les rires et la musique, tout cela seyait mal avec sa nouvelle fonction. Il avait besoin d'un peu de calme, et d'un lieu discret où recevoir ses espions. Finalement, Kashiko s'était rangée à ses arguments et l'avait invité à loger dans le quartier des invités de sa demeure. Cette solution n'arrangeait pas non plus Shinto, qui avait l'impression qu'on le surveillait plus qu'on lui faisait une fleur. Cela dit, cela faisait des années qu'il n'avait pas connu de literie aussi confortable — ou de literie tout court, d'ailleurs.
Shinto s'était, comme à son habitude, levé en même temps que le soleil. Il s'était glissé hors de la maison de la daimyō alors que l'astre du jour dépassait à peine de l'horizon.
Non loin de la porte, un buisson de lavande renaissait doucement après le gel. Ses feuilles timides, d'un vert tendre, commençaient à poindre sur les branches. Il porterait sans doute des fleurs magnifiques, une fois l'été venu. Shinto esquissa un sourire en le voyant se débattre pour rester en vie et pousser coûte que coûte. Ils n'étaient pas si différents, tous les deux ; même les pires épreuves ne pouvaient pas venir à bout de leur volonté de perdurer. Quoique ces derniers temps, Shinto sentait qu'il n'était en vie que parce qu'on ne l'avait pas encore tué.
Il s'arrêta un instant avant de se mettre en route, ferma les yeux et profita de la lumière qui inondait son visage. Sa vie d'errance en tant que rōnin était terminée désormais et il se retrouvait de nouveau membre d'un clan. Bien sûr, il devrait d'abord faire ses preuves avant que les autres feuilles du Ginkgo le considèrent comme l'un des leurs, mais il était là. Pendant douze ans, il n'avait été chez lui nulle part, et l'idée de ce qu'il avait fait pour son ancien clan lui avait longtemps fait passer toute envie de retrouver un foyer. Désormais, il irait de l'avant.
La délégation Tenka était censée arriver tôt, afin de faire un tour des terres avant de passer l'épreuve du fugu sushi. La veille, lorsque tous les autres avaient quitté la demeure de Kashiko, cette dernière lui avait demandé d'être là pour accueillir le cortège de samouraïs. Il avait, à sa demande, déjà recueilli quelques informations à son sujet, mettant à profit son réseau de traîne-savates à l'oreille attentive. C'était fou tout ce que pouvaient entendre les petites gens, ceux à côté desquels on discute sans y penser car ils nous semblent à peine humains. Le travail de Shinto consistait à transformer leur indiscrétion en pouvoir.
Il grimpa par les chemins et arriva à l'orée de la forêt. La rumeur disait que, le printemps venu, l'une des collines qui entouraient la baie se teintait du rose tendre des fleurs de cerisier, seul arbre qui y poussait. Shinto chercha cette fameuse colline du regard, mais les bourgeons étaient encore timides à cette période de l'année, aussi ne la trouva-t-il pas. Il se promit tout de même de rôder aux alentours dans les semaines qui suivraient, pour ne surtout pas manquer le spectacle.
Il arrêta au bord de la route, là où s'étendait une statuette Jizō recouverte de mousse. Il n'avait pas choisi cet endroit par hasard pour recevoir ses messages. Les voyageurs et les marchands passaient plus volontiers par un autre chemin, bien mieux entretenu et qui reliait Namidawan à Mizu no Aware. Cet endroit-là était un vestige des anciennes terres du clan, avant que le massacre dont ils avaient été victimes ne les ronge, aussi bien dans leurs âmes que dans leurs possessions. Et puis, la mousse qui s'était développée sur le dos du bonze de pierre lui indiquait que personne ne l'avait dérangé depuis bien longtemps. C'était logique, quand il y pensait. Ces statuettes étaient censées protéger les enfants et, de toute évidence, celui-ci n'avait pas bien fait son travail. Pas étonnant qu'on l'ait laissé face contre terre.
Shinto agrippa le dessous de la statue et la souleva légèrement. Il n'avait jamais été un modèle de puissance, mais cela suffirait à récupérer la missive que son espion y avait cachée.
— Faut pas les relever, ça porte malheur.
Shinto faillit lâcher son fardeau d'un seul coup, mais parvint à se maîtriser et se contenta de lever la tête vers l'origine de la voix. Assis à califourchon sur la branche basse d'un érable, un adolescent le regardait. Shinto l'avait déjà vu, la veille. Il discutait avec Katsuyu, la tenancière de l'okiya, qui ne semblait pas ravie de le voir là. À la lumière de l'aube, ses cheveux s'illuminaient de reflets écarlates. Face au silence de Shinto, le gamin plissa les yeux et le scruta, comme s'il essayait de déchiffrer tous les secrets de son âme.
« Il y a là-bas, paraît-il », lui avait-on dit quand il se renseignait sur le clan Ginkgo, « un enfant qui peut lire dans les pensées ». Shinto croyait peu à ce genre de superstitions mais il avait tout de même creusé un peu le sujet. Il n'avait pas tiré grand-chose des rumeurs, autre qu'un surnom : Satori. Selon toute vraisemblance, on le lui aurait donné en référence au monstre qui erre dans les montagnes et effraie les voyageurs égarés avec sa capacité à deviner tout ce qui leur passait par la tête. D'autres prétendaient que, loin de n'être qu'un simple sobriquet, ce nom reflétait la véritable nature du garçon. Shinto avait balayé toutes ces fantaisies sans même y accorder la moindre attention mais désormais, alors qu'il se trouvait face à celui qui était sans nulle doute ce Satori, il sentit le malaise tordre ses entrailles. Son esprit rationnel avait beau le rassurer, les yeux perçants du garçon le déstabilisaient plus qu'il ne voulait l'admettre. Ce regard voyait quelque chose, quelque chose que Shinto ne comprenait pas, et qui le faisait se sentir nu comme au premier jour. Il n'irait sans doute pas jusqu'à parler de pouvoir surnaturel, mais il comprenait que d'autres aient eu cette impression.
Ils s'affrontèrent pendant un moment, sans un mot. Satori ne semblait pas hostile, mais pas prêt non plus à laisser partir Shinto avant qu'il ait satisfait sa curiosité. De l'autre côté, Shinto voulait savoir à qui — ou à quoi — il avait affaire. Il en avait rencontrés d'autres, comme lui, des amuseurs et des charlatans qui usaient de leurs impressionnantes facultés de déduction pour impressionner les plus crédules et leur soutirer le plus d'argent possible. Shinto, même s'il les enviait toujours autant, ne se laissait plus avoir. Cela ne l'empêchait pas de tressaillir devant ces yeux qui semblaient ne manquer aucun de ses secrets les plus enfouis.
Soudain, le garçon releva la tête et son regard se perdit au loin, en direction des habitations. Il semblait percevoir quelque chose qui échappait à Shinto. En un battement de cil, Satori avait disparu entre les branches.
Shinto redescendit la colline pour atteindre l'entrée de la baie et s'arrêta devant le pas de tir. Les paysans y étaient rassemblés autour de Makoto, qui devait leur apprendre à se défendre, le temps qu'arrive le maître Kazumi. Les jeunes recrues samouraï, constitués uniquement de fils de rōnin qui avaient été intégrés au clan, se tenaient en retrait. Shinto s'appuya contre le tronc d'un arbre et observa la scène depuis ce qu'il estimait être une distance de sécurité raisonnable. Ainsi, il pouvait observer à sa guise et capter des bribes de conversation sans trop attirer l'attention sur lui.
Il n'eut aucun mal à repérer, au milieu des jeunes hommes, le chef de la bande. D'un port altier malgré sa petite taille, le garçon dardait des regards mauvais en direction des paysans en plein exercice. Une grimace de colère mêlée à du dégoût tordait son visage poupin, qui portait encore les traits d'une enfance qu'il quitterait bientôt. Les autres adolescents autour de lui — Shinto nota que Satori n'était pas des leurs et se demanda où il pouvait bien être parti — semblaient tous bien plus forts physiquement, plus grands, plus carrés. Mais il émanait de celui-là une aura différente, qui se remarquait au premier coup d'œil pour peu qu'on sache comment regarder. Il se plaçait au-dessus d'eux, qu'ils le veuillent ou non. Tout dans sa façon d'être, de sa main posée sur son bokken n'attendant que le défi jusqu'à son chignon soigné dont aucun cheveu ne dépassait, tout transpirait cette fierté d'appartenir à la race supérieure des samouraïs. Shinto pouvait aisément le comprendre ; lui aussi avait longtemps vécu d'errance et sentait — à son corps défendant — en lui couver l'exaltation d'enfin appartenir à un clan. Le garçon en faisait un peu trop, mais Shinto mit cela sur le compte de la fougue de la jeunesse.
Sumairu arriva, suivi de près par Yujo et Wakatoshi. Sans doute voulait-il voir comment se portait sa protégée pour ce premier jour de leçon. Les deux échangèrent quelques mots, puis Sumairu se tourna vers le groupe de jeunes recrues. Shinto profita de ce moment pour se rapprocher, comme si de rien n'était. Il salua de la tête Wakatoshi et Yujo mais reporta bien vite son attention sur la conversation des deux autres.
— Ichigo, souffla Sumairu, cesse un peu de faire l'enfant.
Ichigo, nota Shinto. Il avait déjà entendu ce nom lorsqu'il s'était renseigné sur Oojika, un des rōnins que le Seigneur Kashiko avait accueillis dans les rangs du clan dans l'espoir de grossir leurs maigres effectifs. Ainsi donc, c'était lui, le fils du samouraï aux bois de cerf... Étrangement, Shinto l'imaginait bien différent et, en même temps, exactement ainsi. Il remarqua à ce moment qu'une contusion violacée mangeait la pommette de l'adolescent. Il avait dû recevoir une sacrée gifle.
— Je suis un samouraï, siffla Ichigo. Il est hors de question que je m'entraîne avec ces paysans.
Son ton était sec, rude et ne laissait aucune place à la contestation. Il prononçait le mot « paysan » comme on crache sur le sol et la fureur brûlait dans ses yeux. Voilà qui était bien curieux — et plutôt présomptueux — de la part de quelqu'un qui avait lui aussi passé du temps au sein d'une caste de moins que rien.
— Avez-vous aussi peu de respect de vous-même dans le clan Ginkgo, poursuivit Ichigo sur le même ton, pour vous laisser instruire par cette sauvageonne et pour vous mêler à ces demis-humains ?
Shinto décida à ce moment qu'il était temps pour lui d'aller vaquer à d'autres occupations. Les Tenka étaient sur le point d'arriver, il avait bien mieux à faire que de supporter les jérémiades d'un gamin à l'ego blessé. Et puis, jetant un regard à Sumairu, il comprit que la correction ne tarderait pas à arriver et il préférait ne pas se trouver dans les parages quand la colère de l'homme au sourire se déchainerait.
Sumairu, lui aussi visiblement excédé par l'attitude de son cadet, se tourna de nouveau vers Makoto pour l'interroger du regard. Elle hocha la tête et son nouveau protecteur partit un peu plus loin, vers le râtelier où étaient disposés les arcs des samouraïs en attendant d'être utilisés.
À peine eut-il le dos tourné que le regard d'Ichigo changea du tout au tout. Shinto reconnut tout de suite cette expression, celle du prédateur prêt à fondre sur sa proie. Et c'était Makoto qu'il visait.
Sumairu dût entendre le claquement du bokken qu'Ichigo venait de saisir, car il leva la tête, sur le qui-vive. Mais il se trouvait déjà trop loin pour riposter à temps. Shinto lui aussi avait commencé à s'éloigner. Il vit la scène comme au ralenti, sachant que le sabre de bois frapperait la jeune femme avant qu'il puisse réagir. Il grimaça, se préparant au choc.
L'arme n'atteignit pas Makoto, qui avait tout juste eu le temps de faire un pas en arrière face à cette fureur aussi soudaine qu'imprévisible. En un instant, Wakatoshi s'était glissé entre eux. Sa main gigantesque serrait le cou d'Ichigo qui, immobilisé, finit par lâcher son bokken. L'arme tomba à terre dans un claquement sec, qui résonna aux alentours tant le silence était pesant. Ichigo agrippa l'avant-bras du colosse dans un vain effort pour se dégager, mais c'était peine perdue. Le visage écarlate, il tenta d'articuler quelques mots mais seul un grognement s'échappa de ses lèvres.
Shinto devait admettre qu'il était impressionné. La veille, quand il avait croisé Wakatoshi, celui-ci lui avait fait l'effet d'un simple d'esprit, sympathique, mais aussi vide qu'une jarre de saké après le passage d'un ivrogne. Au moins, il avait de bons réflexes — c'était la moindre des choses pour un yojimbo.
L'air perplexe, Wakatoshi observait Ichigo qui se débattait contre sa poigne. Il semblait se demander ce qu'il devait faire de cette proie si remuante maintenant qu'il l'avait attrapée.
— Tu sais, finit-il par dire, la mort ne fait pas de différence entre les princes et les mendiants.
Cette réplique, prononcée d'un ton tranquille, sans animosité aucune, eut comme effet immédiat de calmer l'adolescent qui laissa tomber ses bras le long de son corps. Wakatoshi le lâcha quelques instants plus tard et Ichigo tomba au sol, mou comme une poupée emplie de son de riz. Shinto se détourna et se dirigea vers l'entrée du village. Au loin, une silhouette massive se dessinait déjà. Ils étaient à leurs portes.
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