Partie 1 : Chapitre 8Cloruth, la ville dans le gouffre
Comme toujours, tout s'éteignit, le laissant seul dans l'obscurité. La première fois qu'il s'était déconnecté, il avait paniqué, craignant que tout ce qu'il venait de vivre dans Gillarg Stories n'eût été qu'un rêve. Mais la voix rassurante de l'infirmière l'avait apaisé.
— Tout va bien, Tyson ? Comment as-tu trouvé cette première expérience ?
Aussitôt, les larmes avaient coulé des yeux aveugles du jeune homme et son assistante médicale l'avait pris dans ses bras, le berçant comme elle avait l'habitude de le faire.
Cela faisait désormais quinze ans qu'elle était en charge de Tyson Sky, un garçon abandonné par ses parents car né aveugle. Au début, il avait été placé dans un orphelinat où les autres enfants s'étaient souvent moqués de lui à cause de sa cécité. Il était devenu le souffre-douleur de l'institut mais, étonnamment, jusqu'à ses cinq ans, il n'avait jamais bronché. Ce fut d'ailleurs ce comportement qui lui permit d'avoir accès à un hôpital. En effet, un homme voulant adopter avait trouvé admirable son comportement calme et poli. Malheureusement, ne pouvant pas prendre d'enfants à cause de problèmes d'ordre juridique, l'inconnu avait tout de même fait une donation conséquente pour permettre à Tyson de rejoindre un lieu de soins appropriés. Depuis ce jour, l'infirmière Erika Pedersen avait pris en charge ce jeune homme en tant qu'assistante pour l'aider dans son quotidien. Un lien indestructible s'était formé entre eux, proche de celui d'une mère et de son fils.
Alors que ses souvenirs remontaient à la surface de sa mémoire, le jeune homme entendit la porte s'ouvrir et un discret bruit de pas se diriger vers lui.
— Bonsoir, Erika. Suis-je en retard ? demanda-t-il.
— Non, ne t'inquiète pas. J'étais simplement venue t'apporter une bonne nouvelle, enfin, je crois, lui répondit l'infirmière de sa voix cristalline.
— Monsieur Asheim a annoncé sa prochaine visite ?
— On ne peut rien te cacher. Oui, ton bienfaiteur vient te rendre visite demain matin. J'espère que cela n'annule rien à ton planning de jeu.
— Non, heureusement, nous devons nous connecter qu'à partir du début de l'après-midi. Pourrais-je me promener demain avec Monsieur Asheim ?
— Oui, il a fait beau temps aujourd'hui. Allez, va rapidement te laver et endors-toi vite, la journée de demain risque d'être intense pour toi.
Tyson se leva de son lit, permettant à sa « mère » de le contempler. Comme il ne pouvait se rendre compte de son apparence, Erika avait appris à le détailler sous toutes ses coutures afin qu'il se fasse une idée de quel genre d'homme il était devenu.
La dépassant d'au moins deux têtes malgré son mètre soixante-dix, l'infirme possédait un corps bien taillé, à l'exception d'une bedaine rebondie qui lui saillait la ceinture. Il demandait toujours à porter ses cheveux bruns courts, presque rasés, mais il se laissait pousser la barbe. Il avait été compliqué de lui apprendre à se raser et Erika pensait qu'il refusait de retirer ses poils faciaux par peur de se retrouver couvert d'estafilades. Malgré les muscles qui roulaient sous son corps, il avait des mains douces qui se posaient toujours délicatement sur son bras lorsqu'ils allaient faire une balade dans le parc de l'institut. Comme il n'avait pas besoin de soins à proprement parler, il lui arrivait même de l'accompagner dans sa tournée afin de discuter avec les patients de l'hôpital qui le connaissaient tous.
Toute à sa contemplation, elle ne fit pas attention que l'eau venait de se couper. Ce fut le bruit du matelas grinçant qui la ramena à la réalité. Tyson venait de s'asseoir et elle vint lui déposer un baiser sur le front, petit rituel qu'elle réalisait tous les soirs.
— Bonne nuit mon grand.
— Bonne nuit, mamma, répondit-il en se recouchant.
Le lendemain matin, Erika retrouva son patient préféré déjà habillé de ses meilleurs habits. Amusée devant son enthousiasme, elle sortit sa canne blanche et, attrapant son bras, ils se dirigèrent vers l'entrée de l'hôpital. Ils s'assirent sur un banc et attendirent dans un calme silence, seulement rompu par le chant des oiseaux de la campagne de Bergen.
Un bruit de moteur lointain fit tourner la tête à Tyson, indiquant par la même occasion à l'infirmière la venue de celui qu'ils attendaient. Un taxi arriva et, tandis que l'une de ses portes s'ouvrait, ils entendirent tous les deux une voix rauque s'élever.
— Oui, c'est ça. À quatorze heures, pas avant. Merci beaucoup.
Un homme s'extirpa du véhicule mais il n'eut pas le temps d'en faire plus. Tyson, se déplaçant comme s'il pouvait voir, venait de le soulever du sol pour l'étreindre.
— Monsieur Asheim !
— Eh bien, quel accueil, fiston, s'amusa le vieil homme. En revanche, je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler comme ça.
— Certes, pappa. Mais j'avais envie que tu me grondes.
Erika ne put s'empêcher de sourire en voyant les deux hommes heureux. Elle s'approcha et serra la main au bienfaiteur de Tyson après que ce dernier l'eut reposé.
— La route n'a pas été trop longue, Elias ?
— Si, terriblement. Je déteste prendre ces taxis mais il n'y a qu'eux qui me permettent de voir mon grand bonhomme. Nous tiendrez-vous compagnie, très chère ?
— Non, je vous laisse entre hommes. Profitez bien de la matinée ! les salua-t-elle en repartant vers l'institut.
Elias Asheim attendit qu'elle disparaisse avant de se tourner vers Tyson.
— Alors fils, on va où ?
— Comme tu veux, pappa.
Sachant pertinemment qu'il ne servait à rien de chercher à faire exprimer son choix à son protégé, le vieil homme donna son bras à ce dernier et ils prirent la direction d'un lac aux alentours.
Tyson ne put s'empêcher de sourire durant la balade, questionnant son « père » sur son travail. Même s'il ne le rencontrait pas plus d'une fois par mois, il adorait son bienfaiteur. D'après Erika, il avait l'apparence d'un vieil homme tout ce qu'il y avait de plus banal. Cheveux grisonnants, carrure mince, portant toujours un chapeau au-dessus de ses lunettes à verre rond, Elias cachait bien son jeu en réalité. Sensible au toucher, l'infirme avait noté les muscles puissants qui roulaient sous le tissu de sa veste longue ainsi que la poigne qu'il possédait lorsqu'ils faisaient des bras de fer.
Lorsqu'il était enfant, Tyson avait demandé à cet inconnu les raisons de sa bienveillance envers lui. Ce dernier lui avait alors parlé de lui. Fils unique d'une famille puissante, héritier d'un empire financier que beaucoup n'imagineraient même pas, Elias avait subi une enfance qu'il ne souhaiterait à personne. Devant être le meilleur dans tous les domaines, il avait appris tant et tant de choses qu'il n'avait jamais pu jouer. Promis à une fille de son âge depuis sa naissance, il aurait pu être heureux s'il n'avait pas découvert sa stérilité juste avant son mariage avec elle. Cette dernière fit annuler leur union et sa famille le poussa à adopter un enfant afin de former son successeur au plus tôt. Il avait alors visité plusieurs orphelinats et avait fini par rencontrer celui qu'il appelait désormais « son grand gaillard ». Il avait pensé à lui donner son nom de famille mais devant la gentillesse de cet enfant, son cœur n'avait pu se résoudre à le faire vivre ce qu'il considérait comme un véritable enfer. Il avait préféré devenir son parrain, lui versant de l'argent afin de lui permettre de vivre une vie meilleure. Cependant, il n'avait pas anticipé que Tyson chercherait à tout prix à lui donner une place dans sa vie, faisant de lui son père adoptif.
Alors que midi s'affichait sur la montre de l'adulte, Tyson et lui revinrent à l'hôpital pour profiter d'un bon repas avant qu'Elias ne doive rentrer à Oslo. Ils avaient profité de ce moment intime pour parler de l'opération de l'infirme, mais ce dernier avait demandé à attendre.
— Je sais, pappa, que tu aimerais vite que je ne sois plus aveugle. Mais j'aimerais m'habituer un peu plus à la vue grâce à Gillarg Stories. Je te dirai quand je me sentirai prêt.
Respectant sa volonté, Elias avait souri et l'avait alors questionné sur son expérience dans le jeu. Il avait beaucoup ri des aventures de son fils adoptif et avait fini par conclure, juste avant de rentrer dans le taxi :
— J'ai hâte de savoir ce que deviendront Az, Ama et Fàffnîrr dans l'avenir. Tu me raconteras ça la prochaine fois, d'accord mon grand gaillard ?
Tyson acquiesça et écouta le son des roues sur le bitume disparaître avant de retourner à sa chambre. Il salua quelques patients et finit par atteindre sa pièce personnelle. Le colosse s'installa sur son lit et plaça sur sa tempe le SARV.
Aussitôt, il se sentit tomber et se réceptionna sur un sol douillet.
— Bienvenue, Tyson. Nous allons connecter le module de vue, vous risquez de sentir une petite douleur ainsi que des vertiges, dit une voix éthérée.
Habitué, l'infirme ressentit une vague de froid traverser sa tête. Il ouvrit les yeux et soupira de soulagement en apercevant des formes floues qui commencèrent à se stabiliser.
— Touchez de votre doigt le chiffre 7, reprit la voix.
Il s'exécuta, attrapant à la volée l'objet tridimensionnel sur sa gauche.
— Le module est bien mis en place. Bon jeu, Tyson.
À ces mots, il sentit de drôles de picotements parcourir son corps et il soupira. Comme toujours lors de sa connexion, son corps devait grandir, ses dents devaient devenir des défenses et il lui semblait sentir que certains de ses os se distordaient. Heureusement, malgré la sensation étrange, il n'en ressentait aucune douleur.
Az se matérialisa sur la place centrale de Bourg-Sentra et ne put s'empêcher de sourire en apercevant ses deux amis qui l'attendaient en discutant. Il les rejoignit en pensant que, la prochaine fois qu'il verrait Elias, il aurait certainement de nouveaux exploits à lui partager.
Comme prévu, le trio se rendit à la boutique dont leur avait parlé Viktor afin d'acheter le produit leur permettant de repousser le tyrannis. Une fois leurs achats terminés, ils prirent la route de Cloruth. Descendant vers le sud, ils durent essuyer quelques affrontements de la part de quelques monstres, mais rien qui ne leur opposa une véritable résistance.
Alors qu'ils avaient traversé la plaine bordant les montagnes grises, ils reconnurent l'étrange tâche à l'horizon qu'ils avaient discernée lors de leur premier voyage sur ces terres. En s'en rapprochant, ils découvrirent une étonnante terre désolée, constellée d'arbres noircis par un mal qui semblait se dégager de l'endroit.
Mal à l'aise, Ama ne put s'empêcher de grimacer.
— On est vraiment obligé de passer par là ? leur demanda-t-elle, espérant une réponse négative.
— Malheureusement, gamine, la forêt des arbres morts, comme l'appellent les autres joueurs, entoure Cloruth comme une ceinture maudite. Mais rassure-toi, d'ici une petite heure, on devrait apercevoir notre destination.
Ils accélérèrent le pas, essayant de ne pas s'attarder dans ces bois oppressants. Ils réussirent même à éviter un groupe d'étranges créatures. Ces dernières, des sortes d'humanoïdes dont le corps était constitué de cet étrange bois noir, avaient commencé à se tourner vers eux, mais les joueurs avaient détalé en voyant qu'elles étaient au niveau 47. Fàffnîrr avait juste eu le temps d'apercevoir un nom, mais il n'arriva pas à s'en rappeler. Cependant, il nota d'étranges ruines qu'ils contournèrent. Étrangement, l'Abarf ressentait le besoin de s'en approcher, mais il préféra noter une légende sur sa carte et reporter son intérêt pour ce lieu.
Enfin, ils réussirent à retrouver un sol plus rocailleux et surtout, moins maudit. Soulagée, Ama sauta de joie lorsque son ouïe lui retransmit un étrange son.
— Fàffnîrr, on est en altitude ? demanda-t-elle, inquiète.
— Non, pourquoi ?
— J'entends une cascade, il me semble.
— Alors c'est que nous sommes bientôt arrivés. Vous allez être surpris, c'est moi qui vous le dis.
Confiant, le nain prit la tête du groupe et ils finirent par arriver au bord d'un immense précipice. Az et Ama ne purent s'empêcher d'écarquiller les yeux devant le spectacle qu'ils distinguaient au fond du gouffre. Une immense cité s'étendait sous eux, au cœur même de la faille. De l'autre côté du vide, la mer se déversait sous la forme d'une immense cascade, auréolant la ville d'un voile d'eau et créant par la même occasion deux arcs-en-ciel se croisant. Ce paysage splendide émerveilla les joueurs, même Fàffnîrr qui en avait déjà entendu parler. Ils restèrent quelques instants, béats, à observer ce que leur offrait le jeu. Puis, reprenant contact avec le cours de ses pensées, Az baissa la tête vers la ville.
— Comment descendons-nous jusqu'en bas ?
— Il faut sauter ? s'étrangla Ama.
— Que Dalron me jette une enclume... Bien sûr que non, il y a un ascenseur. Suivez-moi.
— Comment tu sais où on doit aller ? l'interrogea le Rorce.
— Je me suis renseigné hier soir, grommela le nain.
— Je croyais qu'on n'avait pas le droit de transmettre des informations aux autres joueurs.
— En effet, gamin. Mais, dans le jeu, il existe des documents nous permettant de nous renseigner. C'est d'ailleurs un excellent moyen de commencer des quêtes secrètes, si tu veux mon avis. Bon, là-bas, on cherche la mairie pour trouver cette Guenièvre et toi, gamine, tu n'acceptes pas n'importe quelle quête, on est bien d'accord ?
— Oui, je sais, tu me l'as assez répété tout au long du chemin, conclut la Gardienne en levant les yeux au ciel.
Ils se dirigèrent vers l'ascenseur et, tandis qu'ils descendaient vers le fond de la crevasse, ils discutèrent avec un Fraharf, membre du peuple dominant de la ville de Cloruth. À peine plus haut que Fàffnîrr, il possédait une peau plus claire que celle de son homologue mais aussi des mains calleuses, dénotant leurs habitudes à travailler. En effet, cette race de nains était surtout connue pour son artisanat.
— D'ailleurs, d'après le guide, Cloruth est surnommée la ville du travail, commenta Az, confirmé par le Fraharf.
Une fois dans la cité, ils suivirent les indications que leur avait données leur interlocuteur durant la descente et finirent par trouver la dirigeante Guenièvre. Perchée sur une pyramide de caisses de bois, elle aboyait ses ordres à différents nains qui couraient dans tous les sens sans se percuter. Ama admira la magnifique chevelure noire qu'elle portait. En effet, tressés en une natte complexe et lourde, ses cheveux de jais étaient constellés de petites fleurs blanches, donnant l'impression qu'elle portait un échantillon de ciel étoilé sur son dos. Lorsqu'elle s'aperçut de leur présence, elle pivota la tête vers eux et la Gardienne put admirer ses yeux noisette tandis que son sourire rehaussé de pommettes saillantes apparaissait.
— Des petits nouveaux, s'exclama-t-elle d'une voix orgueilleuse en descendant de son perchoir. Dites-moi, mes mignons, ça vous dirait de mettre la main à la pâte ?
— Dame Guenièvre, nous ne sommes là que pour transmettre des plans de la part de Viktor, répondit Fàffnîrr en essayant de se montrer courtois malgré le ton de son interlocutrice.
— Certes. Mais je m'en moque. Moi, j'ai besoin d'ouvriers. Ou du moins, les clans souhaiteraient recruter de nouveaux artisans. Ça vous tente ?
Voyant qu'Ama allait répondre spontanément malgré sa promesse, l'Abarf lui marcha sur le pied pour la faire taire.
— Pouvez-vous nous en dire plus afin que nous réfléchissions à votre proposition ? reprit Az pour essayer de calmer l'ardeur qu'il voyait monter dans le regard de son amie.
Si Guenièvre avait remarqué leur manège, elle fit comme si elle n'avait rien vu.
— Le mieux, c'est que vous essayiez. Je vous propose de m'aider et, en échange, vous obtiendrez les informations que vous souhaitez ainsi qu'une petite récompense. Avons-nous un marché ?
— Vu sous cet angle, nous ne pouvons refuser, répondit le colosse en s'inclinant.
— Pas d'objection de mon côté, grommela Fàffnîrr.
— Alors quête acceptée ! s'exclama Ama en arborant son sourire le plus jovial.
Contaminée par la joie de la joueuse, la naine le lui rendit et leur tendit une carte de la ville. Cette dernière montrait les différents quartiers de Cloruth mais aussi des noms. Notant l'air interrogatif des trois joueurs, elle grommela mais leur expliqua :
— Chaque quartier est habité par un clan et le nom qui figure sur la carte est le nom du chef du clan. Là tout de suite, j'aimerais que vous emmeniez les plans de Viktor au clan des forges.
— Donc à Adak, c'est bien ça ? demanda Ama après avoir consulté la carte pour retrouver le nom du chef de clan.
— C'est ça. Allez, dépêchez-vous, j'ai des commandes qui attendent ma validation.
Et sur ces mots, elle sauta de caisse en caisse pour retrouver son perchoir. S'aidant du plan, ils se dirigèrent au nord-ouest de la cité, à l'opposé de la cascade, pour entrer dans le clan des forges.
La température y était suffocante et Ama ne put s'empêcher de rougir lorsqu'elle nota que la plupart des habitants présents étaient nus sous leurs tabliers de travail. Suivant Az qui, profitant de sa taille, cherchait à retrouver leur destination, ils finirent par trouver un immense soufflet qu'actionnait seul un nain immense pour son peuple. En effet, là où les autres Fraharfs atteignaient difficilement la poitrine d'Ama, celui-ci pouvait littéralement la regarder droit dans les yeux. Lorsqu'il les vit approcher, il essuya la sueur qui ruisselait sur son torse dénudé et s'approcha d'eux.
— Que me vaut votre visite, voyageurs ?
Un silence lui répondit. Surpris, Ama et Fàffnîrr se tournèrent vers Az et notèrent l'étrange coloration qui constellait désormais ses pommettes. Un raclement de gorge de la part du nain géant le rappela à la réalité. Il sortit de sa besace les plans et manqua les faire tomber en les lui tendant.
— Désolé de vous déranger, bégaya-t-il. Vous êtes bien le chef du clan des forges, monsieur Adak ?
— C'est bien moi, lui répondit une voix rauque qui rappelait le fracas d'un marteau sur une enclume. Que me vaut ce plaisir ? ajouta-t-il en désignant du menton les feuilles que lui tendait le Rorce.
— Viktor, le maire de Bourg-Sentra, nous a demandé de les remettre à Dame Guenièvre, répliqua Fàffnîrr pour permettre à son camarade de souffler. Mais cette dernière nous a, à son tour, proposé de vous les apporter.
Sur ces mots, le Fraharf prit les plans des mains d'Az et les parcourut du regard. Un sourire se dessina finalement sur son visage et il finit par s'esclaffer en envoyant une puissante bourrade au colosse à la peau bleue, l'envoyant mordre la poussière.
— Mais il fallait le dire plus tôt, rugit-il entre deux rires. Bienvenue au clan des forges. Tant que vous êtes là, j'aurais besoin d'un petit coup de main et, vu que Guenièvre vous a envoyés, c'est que vous êtes là pour nous aider. Alors suivez-moi.
Ils s'exécutèrent après avoir aidé leur ami à se relever et ils arrivèrent dans une cabane dérangée où de nombreux plans jonchaient le sol. Adak farfouilla rapidement sur une table et finit par sortir un autre plan, celui d'une épée.
— On m'a envoyé ce dessin pour le forger mais j'ai l'impression qu'il manque un truc. Peut-être que je me trompe mais il me semble bien qu'il y a un détail qui m'échappe. Vous en pensez quoi ?
Ama, Az et Fàffnîrr se penchèrent sur le modèle et se creusèrent la tête.
— Moi je ne vois rien qui manque, dit la Gardienne.
— Une poignée, une lame, une garde. Peut-être un manque de décorations... souffla à voix basse le Guérisseur de Rakar.
— Non, c'est le tissu au niveau de la poignée qui manque.
Surpris, tous se tournèrent vers Fàffnîrr qui venait de répondre.
— Tu peux développer ? le pressa Adak.
— Ton client ne va pas aimer devoir tenir une épée directement par une partie en bois qui est dure et peu confortable. Si tu entoures cette zone avec du tissu, expliqua-t-il en pointant l'endroit où on devait normalement tenir l'arme, le client pourra confortablement se saisir de son épée et ressentira moins les vibrations dans son bras après avoir paré une attaque adverse.
Un silence se posa et Ama et Az regardèrent l'expression de leur hôte. Le Fraharf géant arborait un immense sourire et, de nouveau, son puissant rire retentit, résonnant dans la petite cabane.
— Mais c'est que tu es doué, gamin. Parfait ! Tu dois te douter d'où je vais vous envoyer maintenant, non ?
— Le clan de la couture pour trouver ledit tissu, non ? grommela l'Abarf, appréciant moyennement de se faire appeler gamin.
— Exactement, s'esclaffa à nouveau le colosse. Allez-y mais pas besoin de me le rapporter. Dorand me l'enverra une fois qu'elle l'aura trouvé. Bonne journée à vous.
Et sur ces mots, il les fit sortir et retourna actionner le soufflet géant dont il devait s'occuper. Encore abasourdie par la culture de son ami, Ama ne put s'empêcher de le regarder avec des étoiles dans les yeux. Un peu gêné, Fàffnîrr finit par rompre le silence.
— Pourquoi tu me regardes comme ça, gamine ?
— Tu es vraiment incroyable. Tu connais tellement de choses, s'émerveilla l'adolescente.
— J'aime bien la forge depuis que je suis petit alors oui, j'ai quelques connaissances sur le sujet. Cependant, je pense que je ne vous serai d'aucune aide pour la couture. Je suis incapable de faire la différence entre de la laine et du fil.
Malgré son argument, l'admiration ne disparut pas des pupilles de la Gardienne qui l'assomma de questions durant le chemin entre les deux clans.
Alors que la température diminuait progressivement, ils finirent par atteindre le quartier affilié au clan de la couture. Ici, les Fraharfs étaient tous vêtus de somptueux vêtements qui donnaient l'impression à Az d'avancer dans un ruisseau multicolore. La rue qu'ils empruntaient déboucha sur un sublime atelier appelé « La fée Crochète ». Le petit groupe y pénétra et ils furent accueillis par une jolie naine portant un kimono pourpre parfaitement accordé à son obi d'or.
— Bonjour, bienvenue à « La fée Crochète ». Que pouvons-nous faire pour vous ?
— Bien le bonjour, la salua poliment le Rorce. Sieur Adak nous envoie afin de commander du tissu pour certaines de ses commandes.
— Je suppose donc que vous devez faire affaire avec Dame Dorand. Je vais vous conduire à elle, veuillez bien me suivre, dit-elle en s'inclinant.
Les joueurs s'exécutèrent et leur guide les emmena dans un bureau où les attendait une autre Fraharf. Celle-ci portait une robe ample d'un bleu si vif qu'Az crut pendant un instant que le vêtement avait été cousu avec des myosotis. La naine qui les avait emmenés prit congé et ils s'assirent en face de leur hôtesse. Cette dernière releva vers eux ses prunelles bleu clair et sourit.
— Enchantés, nobles aventuriers. Je me présente, je suis Dorand, dirigeante du clan de la couture. Je suppose que vous êtes les émissaires de l'un des clans. Que puis-je faire pour satisfaire mes confrères et consœurs ? les questionna-t-elle d'une voix cristalline.
— Monsieur Adak souhaiterait passer une commande de tissus pour ses armes, répondit Fàffnîrr.
— Très bien. Je suppose qu'il ne vous a pas donné de détails. Adak est parfois tête en l'air. Ne vous en faites pas, je lui transmettrai ce qu'il souhaite. Cependant, il me semble ne pas vous connaître. Est-ce votre première visite à la ville de Cloruth ?
— En effet, répondit Ama.
— Que diriez-vous d'une petite énigme ? J'aime beaucoup les défis. Si vous réussissez, je vous offrirai une tenue qui vous siéra à merveille.
Fàffnîrr, voyant les ennuis arriver, essaya de refuser mais il fut pris de court par sa camarade.
— Avec plaisir.
— Très bien, reprit Dorand. Je vais mettre à votre disposition trois tissus. Sauriez-vous m'indiquer lequel est fait avec du fil de laine de Béyang, une laine douce et chaude ?
Elle déposa trois carrés d'étoffe devant eux et les invita à les toucher. Comme il l'avait dit, l'Abarf ne fut d'aucune aide. Mais même Ama qui, en tant que fille de top modèle, avait appris à ses dépens à différencier les différents types de tissus, fut incapable de noter une quelconque différence. Elle se hasarda à proposer que les trois échantillons étaient faits en laine de Béyang mais Dorand lui montra la différence subtile qu'il y avait entre les morceaux.
— Le premier est fait en soie d'Ara, un drôle d'oiseau qui tisse lui-même son nid. Lorsqu'on le touche, il colle légèrement, permettant de faire des tenues moulantes. Le deuxième, lui, est bien plus lourd que les deux autres. C'est cette propriété de la laine de Béyang que nous recherchons pour créer des vêtements chauds pour l'hiver. Enfin, la troisième étoffe est simplement fabriquée à partir de fils de lin. Vous devez désormais être bien fatigués après toutes vos pérégrinations. Peut-être devriez-vous rendre visite à Harthaï, mon frère alchimiste. Il saura prendre soin de vos esprits las. Il vit dans le quartier voisin.
La remerciant pour son hospitalité et ses conseils, ils prirent congé de la chef de clan et se rendirent au laboratoire du dirigeant du clan de l'alchimie. Là-bas, le dénommé Harthaï leur concocta une potion revigorante avec une herbe qu'Az retrouva parmi toutes les armoires à disposition. Pour le remercier, ils se rendirent ensuite au clan de l'édition, chez Bofroc, un Fraharf farfelu, pour lui demander de transmettre une ordonnance pour le chef du clan de l'alchimie. Le dirigeant de l'immense imprimerie leur proposa de les payer s'ils acceptaient de lui vendre un sort. Surpris par sa demande, Ama refusa.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura le nain aux lunettes triangulaires. Vous ne perdrez pas votre sort. Voyez cela comme une duplication du sort que je vendrai ensuite sous forme de parchemin. D'ailleurs, savez-vous que la totalité des parchemins de ce monde provient de notre clan ?
Après s'être ravisés et avoir accepté de partager leurs compétences, ils se rendirent au marché pour transmettre à Maya, la dirigeante du clan des commerçants, les parchemins nouvellement créés. Cette dernière essaya bien de leur vendre quelques babioles mais Fàffnîrr réussit à garder leurs bourses intactes. Déçue, la marchande leur versa l'argent des rouleaux de papier et essayait à nouveau de leur vanter les mérites de ses produits lorsqu'un rugissement retentit.
Reconnaissant le cri, Ama sentit son sang ne faire qu'un tour et elle se hâta vers la source du son. Pris au dépourvu, ses amis mirent un peu de temps à la rattraper dans le clan sauvage mais leur sang se glaça lorsqu'ils aperçurent l'origine du hurlement.
Devant eux se dressait une vieille connaissance aux dents et aux faucilles affûtées. Le tyrannis qu'ils avaient rencontré lors de leur premier voyage sur l'île s'apprêtait à dévorer un Fraharf qui essayait tant bien que mal de se libérer de la paralysie que générait le cri du monstre. Alors que la gueule de la bête commençait à s'ouvrir, un piaillement désagréable détourna l'attention du dinosaure de sa proie. Ama venait de lancer la compétence « Piaillement moqueur ». Profitant de sa provocation, elle courut en sens inverse et attira le tyrannis sur une place inoccupée.
Cependant, lorsqu'elle pivota pour faire face à son ennemi, elle fut surprise de voir que ce dernier était déjà suffisamment proche d'elle pour la happer dans sa gueule salivante. Elle voulut activer « Courage » mais elle n'en eut pas le temps. Des cordes apparurent et ligotèrent la bête, sauvant Ama d'une mort inévitable. Cette dernière chercha son sauveur des yeux et finit par apercevoir un homme-tigre s'approcher d'elle.
— Comment vas-tu ? feula-t-il d'une voix rauque.
— Je suis sauvée, grâce à toi, euh... commença la jeune fille avant de chercher le pseudonyme de son interlocuteur.
Elle leva les yeux et ne put s'empêcher de déglutir.
« Baryl, l'Alpha. Niveau 50. »
— ... Baryl, finit-elle d'une petite voix.
— Bon, et maintenant, tu vas me remercier comment ? la questionna-t-il en se faisant menaçant.
— Elle ne fera rien.
La voix de Fàffnîrr venait de retentir derrière le Guérisseur. Az et lui venaient tout juste de rejoindre la place où des Fraharfs commençaient à s'affairer afin de déplacer le tyrannis désormais endormi.
— Heureux de te revoir, Baryl, salua le Guérisseur de Rakar en reconnaissant le joueur qui l'avait questionné quelques jours auparavant.
— Vous vous connaissez ? s'étonna Ama.
— Oui, je l'avais conseillé il y a peu de temps.
— Ce n'est pas le sujet. Là, je vois juste un idiot qui profite de son haut niveau pour menacer les nouveaux joueurs, grommela l'Abarf en croisant les bras, méfiant.
— Et tu comptes faire quoi ? répondit Baryl en se faisant plus massif.
— Moi, rien. En revanche, elle... conclut Fàffnîrr en désignant quelqu'un sur le côté.
Tous se tournèrent vers la direction qu'il pointait et ils purent entendre l'homme-tigre déglutir en reconnaissant une Fraharf qui s'avançait d'un pas décidé dans leur direction.
— Kilbera, ce n'est pas ce que tu... commença Baryl.
— Crois ? le coupa la nouvelle arrivée. Je te demande de surveiller ta proie deux minutes et quand je reviens, je retrouve mon quartier sens dessus dessous, ta proie ligotée dans une position qui la blesse et toi en train de menacer des joueurs de faible niveau. Tu n'avais qu'une chose à faire. Tu mériterais bien que je te bannisse du clan et que tu perdes ton métier de Chef animalier.
— Si je puis me permettre, Dame Kilbera, répondit Az, je pense que Baryl faisait simplement une blague à mon amie. Il n'est pas du genre à menacer les gens.
Abasourdis par sa réponse, le principal concerné et les deux nains pivotèrent vers lui.
— Je me trompe, Ama ? continua le Rorce.
— Eh bien, je suppose que, vu comment il a maîtrisé le tyrannis, s'il avait vraiment voulu me menacer, il l'aurait fait autrement, lui répondit la Gardienne, gênée d'être au centre de l'attention.
— Vous voyez ? conclut Az, souriant.
Un silence s'installa, rapidement rompu par le soupir de la Fraharf.
— Si les victimes ne te reconnaissent pas comme coupable, alors je passe l'éponge. Mais cela n'empêche pas que tu as manqué à ton devoir. Pour la peine, tu ne recevras pas de récompenses pour la capture de cette bestiole.
— En parlant du tyrannis, je croyais qu'il ne fallait pas éliminer ce monstre car cela déséquilibrerait l'écosystème de la plaine de Bourg-Sentra, grommela Fàffnîrr.
— En tout cas, c'est ce qu'a dit Viktor, compléta Ama.
— Je ne l'ai pas capturé pour la tuer, se défendit l'homme-tigre en se massant l'arrière de la tête. Nous avons été appelés pour venir la chercher car elle avait été blessée et qu'elle est enceinte. Alors je l'ai capturée pour que Kilbera la soigne avant de la relâcher dans son milieu naturel.
— Donc tu es une sorte de garde forestier ? s'étonna Az.
— Ma classe est celle de Chef animalier. C'est un métier qu'on peut demander à exercer ici à Cloruth.
— Et je suis son employeuse, s'énerva Kilbera. Donc maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai du travail à cause de cet imbécile.
— On peut vous aider ? demanda Ama.
— Si vous proposez votre aide, alors emmenez cette lettre à Gilgur du clan des cuisines. Merci d'avance, cria-t-elle en entraînant Baryl à sa suite après leur avoir tendu une lettre cachetée.
Ils regardèrent l'étrange duo partir, puis Fàffnîrr se tourna vers son ami.
— Je peux savoir pourquoi tu as défendu ce type ?
Pris au dépourvu, Az répondit pourtant spontanément.
— Eh bien, il n'avait pas fait de mal à Ama.
— Cela n'empêche qu'il l'a menacée.
— C'était juste une blague, n'est-ce pas Ama ?
— Mais je n'en sais rien moi, soupira-t-elle. D'accord, il n'a rien fait en soi, mais j'avoue qu'il m'a fait peur.
— De toute façon, le problème est réglé, non ? reprit le Rorce.
— Certes... grommela l'Abarf.
— Cependant, je n'ai pas compris quelque chose. La dernière fois que j'ai vu Baryl, il était aux alentours du niveau 80. Mais aujourd'hui, il était niveau 50. On peut perdre de l'expérience dans le jeu ? s'étonna Az.
— Que Dalron me jette une enclume... Il n'avait juste pas la même classe que la dernière fois, c'est tout. Lorsque tu obtiens une autre classe que la tienne, cette dernière est niveau 1. Cependant, tu peux changer à tout moment entre tes différentes classes. Certains joueurs essayent de collectionner un maximum de classes, ne me demandez pas pourquoi, grommela-t-il en voyant que ses camarades s'apprêtaient à l'assommer de questions.
Tandis qu'ils discutaient des perspectives de classes, les trois joueurs prirent le chemin les menant vers le clan des cuisines. Là-bas, ils rencontrèrent son chef, Gilgur, qui les mit à l'épreuve en leur faisant préparer un plat. Cependant, après qu'Ama ait réussi à mettre le feu à sa préparation, le dirigeant leur proposa d'aller à la rencontre de sa sœur jumelle, la dernière chef de clan qu'ils devaient rencontrer.
Une fois arrivés au clan de l'aménagement, ils trouvèrent la dénommée Dalaed au cœur d'un atelier à ciel ouvert. Cette dernière, une Fraharf aux muscles plus épais que la plupart des mâles de sa race, les accueillit à bras ouverts.
— Bienvenue dans mon humble carrière, chers visiteurs, cria-t-elle pour que sa voix porte par-dessus le vacarme créé par la cascade. Je suppose que c'est mon frère Gilgur qui vous envoie. Que diriez-vous de me prêter main forte pour un petit travail ?
— Avec plaisir, répondit Az.
Le petit groupe se sépara et ils commencèrent à l'aider à déplacer des planches de bois, des blocs de pierre ainsi que des outils. Une fois un espace dégagé à disposition, Dalaed leur proposa d'assembler des matériaux pour former des meubles. Alors que les garçons semblaient rencontrer des difficultés, la Fraharf fut surprise de remarquer qu'Ama avait préféré débuter sa construction en retaillant les matériaux. Elle s'approcha discrètement de la joueuse et la regarda travailler sans rien dire, ne voulant pas briser sa concentration.
Lorsque Ama voulut se tourner pour attraper un outil, elle laissa échapper un petit cri en remarquant que la chef de clan se trouvait si proche d'elle.
— Un problème, madame ? balbutia la joueuse.
— Non, aucun. Dis-moi, ma petite, as-tu déjà appris à travailler le bois auparavant ? la questionna Dalaed d'une voix douce.
— Non, jamais. Pourquoi ? Ai-je fait quelque chose de mal ? Je n'aurais pas dû tailler les planches, je suis désolée, commença à s'excuser la Gardienne.
— Tu n'as rien fait de mal, ma petite. Je suis juste étonnée de voir que tu te débrouilles si bien pour une débutante. Est-ce que tu serais intéressée par ce métier ?
À ce moment, une fenêtre de dialogue apparut devant Ama.
— Souhaitez-vous débloquer les classes Bûcheron et Ébéniste ?
S'apprêtant à répondre, elle remarqua qu'il n'y avait pas de délai. Sachant pertinemment que Fàffnîrr allait lui reprocher de ne pas réfléchir, elle préféra gagner du temps.
— Votre proposition me touche, mais je souhaiterais y réfléchir, si cela ne vous gêne pas, Dame Dalaed.
— Tu as tout le temps que tu souhaites, ma petite. Très bien, ajouta la Fraharf d'une voix plus forte, vous pouvez vous arrêter là. Je pense que Guenièvre voudra vous revoir avant que vous ne partiez, alors allez lui rendre visite.
Ils la saluèrent poliment et suivirent ses conseils, allant rencontrer la dirigeante de Cloruth. Le petit groupe la retrouva perchée sur ses caisses. Seulement, cette fois-ci, elle descendit immédiatement en les voyant arriver.
— Alors, comment avez-vous trouvé votre petit tour des métiers ? s'enquit-elle.
— Eh bien, ma foi, c'était fort instructif, répondit Az en souriant.
— Je reconnais que c'était divertissant, grommela Fàffnîrr sur un ton enjoué.
— Donc, que diriez-vous de rejoindre un clan ? Certains de mes confrères et consœurs m'ont envoyé des demandes vous concernant. Pour vous, Fàffnîrr, Adak a trouvé votre expertise des armes ahurissante et serait très intéressé de vous voir rejoindre le clan des forges.
— J'aimerais en effet perfectionner mes connaissances, reprit l'Abarf en esquissant un sourire. Pourrais-je cependant me proposer non pas en tant que forgeron d'armes mais plutôt en tant que forgeron d'armures ?
— La classe Forgeron permet de travailler les armes et les armures.
À peine avait-elle dit cela qu'une lumière entoura le nain. Son niveau changea et ses amis purent voir le nombre 12 se changer en 1. Une fenêtre de dialogue apparut alors.
— Vous venez de débloquer les classes Mineur et Forgeron.
Un peu pris au dépourvu, Az vit que Guenièvre l'attendait et il déglutit, imaginant qu'aucun des chefs de clan n'avait voulu de lui.
— Ne vous en faites pas, Az. Harthaï a tenu à vous recruter dans le clan de l'alchimie car il a remarqué qu'en tant que Guérisseur, il serait intéressant pour vous d'étendre vos compétences dans le domaine médical. Cela vous convient-il ?
Le Rorce hocha la tête, rassuré d'avoir fait bonne impression. Tout comme son camarade, son niveau se réinitialisa et une lumière apparut sur sa peau.
— Vous venez de débloquer les classes Herboriste et Alchimiste, lui indiqua la fenêtre de dialogue.
— Enfin, reprit la Fraharf, Ama. Malgré ce que m'a dit Gilgur, je ne pense pas que vous soyez une cause perdue. Et il semblerait que Dalaed soit du même avis que moi. Alors, est-ce que vous souhaitez accepter la proposition qu'elle vous a déjà faite ou aimeriez-vous que je vous propose une autre alternative ?
La Gardienne réfléchit quelques instants, mais son cœur avait déjà choisi.
— Je souhaite accepter la proposition de Dame Dalaed.
Comme pour ses amis, elle fut auréolée d'une lueur chaleureuse et referma rapidement la fenêtre de dialogue qui lui indiquait son acquisition des classes Bûcheron et Ébéniste. Ce fut alors qu'elle remarqua que son pavois avait disparu. Voyant qu'elle commençait à paniquer, Fàffnîrr ne put s'empêcher de jurer.
— Que Dalron me jette une enclume... Gamine, tu viens de changer de classe. Il est donc normal que tu ne possèdes plus ton équipement qui est lié à ta classe de Gardienne. Et ne t'inquiète pas, il réapparaîtra dès que tu changeras de classe.
Honteuse mais rassurée, Ama lui adressa un petit sourire pour se faire pardonner. Amusée par leur comportement, Guenièvre ne put s'empêcher de laisser échapper un gloussement. Elle profita de leur silence pour poursuivre.
— Bien, et maintenant, ça vous dirait de prendre la main ? Je vous propose une quête dans un lieu que vous connaissez peut-être, l'île forestière près d'Initia. Là-bas, j'aimerais que vous me rameniez quelques petits matériaux qui vous permettront de fabriquer vos premières créations.
— On pourra les garder ? l'interrompit la Gardienne.
— Bien évidemment, à moins que vous ne vouliez les laisser à Maya. Elle saura les revendre au meilleur prix.
— Pourquoi pas, nous n'avons rien d'urgent à faire pour le moment, conclut l'Abarf en râlant.
Après avoir pris connaissance des matériaux qu'ils devaient récolter, ils saluèrent la dirigeante et activèrent leurs pierres de téléportation à destination d'Initia.
Ils se matérialisèrent sur la place principale de la première ville du jeu et ne purent s'empêcher d'éprouver un peu de nostalgie en voyant le lieu qui avait marqué leur rencontre il y a quelques jours. Ils prirent la direction du port après avoir salué Lyra, la mairesse. Après quelques minutes de marche, ils débarquèrent devant le navire du capitaine Nagoréon.
— J'y pense mais comment se fait-il que le navire du capitaine soit toujours là où on en a besoin ? demanda Ama à ses amis.
— Il y a plusieurs théories à ce propos, répondit Fàffnîrr. Certains pensent que le capitaine Nagoréon possède en réalité une flotte entière dirigée par des doublures de lui-même et qu'en réalité, l'original se trouve dans un quartier général dissimulé sur les mers. D'autres pensent que, comme nous sommes dans un jeu, il est normal que ce personnage soit trouvable partout.
— Et toi ? le questionna Az.
— Pour ma part, je pense simplement que le jeu nous réserve bien des surprises et notamment des classes si uniques que personne n'en apprendra jamais rien.
Après une trentaine de minutes de voyage sur les flots, le bateau accosta et le petit groupe descendit sur l'île forestière. Fàffnîrr leur proposa tout de même d'équiper leur classe habituelle, au cas où ils rencontreraient quelques ennemis. Il fit bien car, à une petite centaine de mètres de leur lieu de débarquement, ils tombèrent sur un Ronçon qui les fit sourire. Tout à leur exploration, ils ne se rendirent pas vraiment compte du temps qui passait.
Au détour d'un véritable mur d'arbres, ils aperçurent une petite clairière où paissait un jeune cerf blanc. Tandis que le trio s'approchait doucement, l'animal releva son encolure et Ama ne put s'empêcher de se figer. Les prunelles qui la fixaient lui rappelaient étrangement des souvenirs.
— El ?
Lorsque ce nom s'échappa d'entre ses lèvres, ses camarades se mirent aussitôt sur leurs gardes. Mais la jeune femme, elle, continua de s'approcher de la bête qui la dévisageait sans broncher. Lorsqu'elle fut à portée de lui, la Gardienne tendit la main et l'animal vint accoler son museau contre sa paume. Aussitôt, une voix rauque et éthérée retentit dans son esprit.
— Bonjour, enfant bipède qui a causé ma perte. Comment te portes-tu ?
Surprise, Ama sursauta, faisant croire à ses alliés qu'elle avait été blessée. Ils s'apprêtaient à attaquer mais la voix résonna alors dans leur esprit.
— Nobles bipèdes qui avez ouvert le dialogue entre nos peuples, je suis ravi de vous rencontrer de nouveau. Comment vous portez-vous ?
Az et Fàffnîrr se figèrent à leur tour, pris par surprise. Lorsqu'ils comprirent que l'animal ne leur souhaitait aucun mal, ils se détendirent et vinrent s'asseoir devant El, aux côtés de leur amie. Ils ne purent s'empêcher de se remémorer le combat ardu qu'ils avaient enduré contre le maître du donjon « La Forêt Ancienne », mais, voyant que leur ancien ennemi ne semblait pas leur en vouloir, l'Abarf se décida à répondre.
— Nous nous portons à merveille, El. Et vous ?
— Je me régénère doucement. Grâce à la graine de Ronçon que vous m'avez confiée, je suis déjà en capacité de pouvoir sortir afin de paître paisiblement. Puis-je vous demander les raisons de votre présence en mes terres ?
— Nous sommes à la recherche de matériaux de base pour pouvoir créer des remèdes et des objets pour Dame Guenièvre de la cité de Cloruth, expliqua Az.
— Quels sont ces matériaux ? Peut-être pourrais-je vous aider dans votre quête afin de vous remercier pour votre aide.
— Nous cherchons du bois de Ronçon fané, de l'écorce de plante-fossile et de l'ambre centenaire.
— Alors vous avez bien de la chance, car ces matériaux se trouvent dans cette clairière, indiqua El en leur désignant les différents recoins où ils purent trouver ce qu'ils étaient venus chercher.
Tandis que ses amis s'affairaient à récolter les matériaux, Ama fut prise à part par le maître du donjon.
— Jeune Ama, pourriez-vous me rendre un service dans un futur proche ?
La jeune femme ne fut pas surprise de voir une fenêtre de dialogue apparaître devant ses yeux.
— El, le juvénile, souhaite vous demander de rechercher une pousse d'élan ancestral. Attention, cette quête est trop dangereuse pour votre niveau. Vous pouvez néanmoins l'accepter dès maintenant et la résoudre plus tard.
— J'accepte volontiers, cependant, je risque de ne pas être à la hauteur et d'échouer.
— Je suis bien conscient des risques de ma demande et j'accepte vos conditions. Laissez-moi vous donner quelques menus détails. Il vous faudra vous rendre dans mon donjon et trouver...
Subitement, ses oreilles se dressèrent et il détala, apeuré par une présence que seul lui pouvait percevoir. Ama, Az et Fàffnîrr dégainèrent immédiatement leurs armes et se placèrent en formation. Un craquement derrière le mur qui ceinturait la clairière leur indiqua la position de l'ennemi potentiel. S'attendant à un monstre, le petit groupe fut bien surpris lorsqu'ils reconnurent une vieille connaissance.
— Mais ce n'est pas possible, comment font les autres joueurs pour marcher dans ces bois sans s'empêtrer dans chaque racine qui dépasse ? jura Layme, l'explorateur, en apparaissant à leur vue.
Abasourdi, Fàffnîrr grommela dans sa barbe en rangeant sa hache tandis qu'Az et Ama s'approchaient du joueur nouvellement arrivé.
— Bonjour, Layme. Comment vas-tu ? amorça le Rorce en serrant la main de l'intéressé.
— Je dirais que ça pourrait aller mieux, répondit l'explorateur en lui rendant son salut. Je n'arrête pas de me prendre les pieds à cause de cette végétation et ça m'a déjà coûté une vie.
— Attends, tu veux dire que tu es mort ? s'inquiéta Ama.
— Oui, mais tu sais que ce n'est pas grave. Après tout, ce n'est qu'un jeu.
Layme se rendit alors compte de deux choses. La première, c'était que ses paroles avaient blessé les trois joueurs. La deuxième, c'était que malgré sa classe défensive, la Gardienne frappait fort. Il se retrouva par terre après avoir essuyé un violent coup de poing dans le nez. Az le soigna immédiatement mais il remarqua que, contrairement à la dernière fois, le Guérisseur ne souriait pas à tout va.
— Je suppose que j'aurais dû me taire. Pardonnez-moi.
— Ce n'est rien, tu ne pouvais pas savoir que c'était une corde sensible, répondit Fàffnîrr en tapotant le dos de sa camarade. Changeons de sujet, veux-tu ? Qu'est-ce qui t'amène dans ces bois ?
— J'ai appris par Lyra que le boss du donjon « La Forêt Ancienne » avait quitté son domaine et gambadait sur l'île sous une forme juvénile. J'espérais pouvoir le rencontrer car je voulais en apprendre plus sur son histoire.
— Tu tombes vraiment mal alors, maugréa Ama.
— Ah bon ? Pourquoi ? s'inquiéta le jeune homme en s'attendant à recevoir un nouveau coup.
— J'étais justement en train de discuter avec lui lorsqu'il t'a entendu et a pris la fuite.
Effaré par la nouvelle, Layme sentit ses jambes trembler et préféra s'asseoir.
— Mais, pourtant, j'avais activé ma compétence Pas discret afin de ne pas me faire entendre.
— Une chose est sûre, tu n'étais pas « Pas discret » en jurant contre la végétation, ricana l'Abarf.
— Mais qu'est-ce que je vais faire ? commença à se lamenter l'explorateur. Dans peu de temps, il va regagner son donjon et je n'aurai aucune chance d'en apprendre plus sur cet événement inédit. C'est la première fois depuis le début du jeu qu'El prend une forme juvénile. Et je n'ai aucune idée de comment lui refaire prendre cet état. Bon sang, je vais encore me ridiculiser...
Entendant la détresse de Layme, le cœur d'Ama ne put s'empêcher d'éprouver de la peine. Ce fut alors que ses yeux se posèrent en périphérie de son champ de vision. Un sourire se dessina sur son visage et elle s'accroupit.
— Juste avant que tu n'arrives, El m'a proposé une quête trop haut niveau pour moi. Mais je pense que tu pourrais la réussir. Alors, si tu veux, je te donne les informations de la quête pour rencontrer El sous sa forme juvénile mais, en échange, tu dois me promettre de ne pas lui faire de mal.
— Tu... Tu veux vraiment faire ça ? s'étonna Fàffnîrr.
— La quête risque de se terminer avant que je n'atteigne le niveau. Et je pense que je peux faire confiance à Layme. Il ne me semble pas être le genre de joueur à tuer un personnage juste pour s'amuser. Enfin, il a l'air réellement passionné par l'histoire du jeu alors je me dis que cette quête lui sera plus profitable à lui qu'à moi, argumenta-t-elle.
— Tu es vraiment la meilleure, cria l'explorateur en se jetant sur elle.
Vive, la jeune femme s'esquiva, laissant le garçon s'étaler de tout son long sur la mousse. Il se releva avec l'aide de Az et essaya de sourire.
— Je tiens tout de même à te dire que je ne t'ai pas pardonné tes paroles de tout à l'heure, expliqua Ama. Bon, El était en train de me dire que...
— Tu peux juste m'inviter dans ton groupe, le coupa brutalement Layme. Si tu parles de la quête sans que je ne fasse partie de ton équipe, tu risques une pénalité. Alors, invite-moi à rejoindre votre trio puis tu partageras la quête avec moi, d'accord ?
Surprise, la jeune femme s'exécuta, se maudissant intérieurement pour avoir oublié cette règle de Gillarg Stories. Ils échangèrent les informations de la quête. Une fois cela fait, ils laissèrent l'explorateur suivre les traces de El tandis que le petit groupe finissait de récolter les matériaux nécessaires à la réussite de leur tâche. Ils activèrent ensuite leur pierre de téléportation et se retrouvèrent sur le marché de Cloruth.
Le trio se sépara et ils se dirigèrent chacun vers le clan auquel ils étaient désormais affiliés. À l'aide de l'écorce de plante-fossile, Az créa une pâte que Harthaï, le chef du clan de l'alchimie, utilisa afin de créer une potion permettant de résister aux empoisonnements. Il l'offrit au Rorce comme récompense de quête. De son côté, Ama tailla le bois du Ronçon fané pour en faire des planches que Dalaed, dirigeante du clan de l'aménagement, vendit à un de ses clients. En échange des services de la Gardienne, elle lui offrit les plans d'un bouclier de niveau 20, assurant qu'une fois qu'elle aurait le niveau, elle serait heureuse de posséder cette puissante protection. La jeune femme la remercia tant et si bien que la Fraharf s'en trouva gênée. Enfin, Fàffnîrr fit fondre l'ambre centenaire qu'il avait récolté afin que Adak, le nain géant du clan des forges, puisse le transformer en une lame dorée où la lumière venait danser sur le métal. Il congédia le joueur après lui avoir donné un minerai rutilant, l'acier des âmes.
Le trio avait eu pour consigne de se retrouver devant chez Guenièvre et, alors qu'ils allaient lui adresser la parole, une lumière émana de leurs trois corps et ils lurent la même notification.
— Vous venez d'atteindre le niveau cinq de votre classe. Félicitations, vous gagnez une nouvelle compétence.
Abasourdis, les joueurs se regardèrent, ne comprenant pas ce qu'il venait de se passer. Ce fut alors qu'une nouvelle fenêtre de dialogue apparut.
— Salut, les amis. Je viens de finir la quête de El. Merci beaucoup de m'avoir permis d'en apprendre autant sur ce boss de donjon. Les récompenses de la quête ne m'intéressent pas alors je vous les envoie. Salut.
Le message était signé par Layme et Az remarqua que ce dernier avait quitté leur équipe. Un coffre apparut devant eux et ils furent surpris de trouver à l'intérieur un simple livre. Ce dernier, intitulé « Mémoires d'un élan », était fin et poussiéreux. Désorientée, Ama rangea le livre dans son inventaire et ne put s'empêcher de glousser.
— On lui doit une fière chandelle, dit-elle.
— En effet, prendre cinq niveaux dans une classe, ce n'est pas rien, affirma Fàffnîrr.
— Que diriez-vous de continuer à monter nos métiers pour aujourd'hui ? proposa le Rorce.
— Bonne idée, conclut Ama.
Ils jouèrent toute la journée ainsi qu'une bonne partie de la nuit. Lorsqu'ils se déconnectèrent, le niveau de leurs classes de Mineur, Forgeron, Herboriste, Alchimiste, Bûcheron et Ébéniste avait atteint le niveau 10 tandis que celui de leurs classes Chasseur, Guérisseur de Rakar et Gardienne culminait désormais au niveau 17. Désormais, Fàffnîrr cumulait 24 points de Force et de Dextérité ainsi que 20 points d'Intelligence. Il avait appris une nouvelle compétence qui lui permettait de lancer sa hache comme si c'était un boomerang. Il avait beaucoup râlé en l'obtenant, la jugeant parfaitement inutile. Son comportement avait beaucoup fait rire Ama qui, de son côté, avait continué à augmenter ses statistiques d'Endurance et d'Esprit pour atteindre 25 points dans chacune. Elle avait elle aussi obtenu une nouvelle compétence appelée « Corps renforcé », lui permettant d'augmenter son Endurance durant trois minutes. Elle l'avait notamment essayée contre une taupe géante qui vivait dans les mines de Cloruth et avait apprécié le fait que, avec ce pouvoir, elle ne ressentait presque pas la douleur durant son activation. Enfin, Az avait décidé de renforcer sa résistance magique en augmentant son Esprit et avait placé ses points restants en Intelligence et en Sagesse. De plus, il avait débloqué un nouveau sort. Celui-ci lui permettait de ramener à la vie un allié venant de perdre conscience. Il n'était pas à l'aise à l'idée de voir ses camarades mourir et fut donc rassuré d'obtenir un pouvoir aussi puissant.
Une fois la répartition de leurs statistiques du niveau 17 terminée, ils se déconnectèrent, se donnant rendez-vous le lendemain, en début d'après-midi. En effet, Fàffnîrr expliqua que désormais, il ne pourrait jouer le matin pour des raisons personnelles. Ses amis le rassurèrent en lui disant qu'ils comprenaient et qu'ils feraient de leur mieux pour organiser leurs emplois du temps afin de coïncider avec le sien. Ce geste émut l'Abarf qui préféra se déconnecter pour conserver les apparences.
Lorsqu'il se réveilla dans son lit, Ansbert ne put s'empêcher de pleurer. La gentillesse dont faisaient preuve Ama et Az le blessait involontairement, lui rappelant l'amour de sa défunte femme. Les larmes vinrent à bout de son endurance et il s'endormit.
Le lendemain matin, il enfourcha sa moto pour se rendre à la salle de musculation où il retrouva son ami et confident Oliver. Cependant, il fut surpris de voir que ce dernier l'attendait de pied ferme.
— Bonjour, Ansbert. Il faut qu'on parle.
— Salut Oliver. Que se passe-t-il ?
— On se connaît depuis longtemps, toi et moi, et c'est cette amitié qui m'a fait prendre patience afin de ne pas te brusquer. Mais désormais, il faut que j'effectue mon travail d'ami. J'ai trouvé quelques annonces de travail pour toi.
— Tu sais très bien que je ne me sens pas de travailler, grogna le veuf.
— Et je sais aussi que tu n'arrives pas à voir des gens à l'exception de moi et des joueurs sur Gillarg Stories. C'est pourquoi j'ai trouvé des jobs où tu pourras travailler depuis chez toi, sans contact humain direct. S'il te plaît, je sais pertinemment que tu peux vivre de ton héritage encore pendant quelques années, mais je serais rassuré si je te savais financièrement indépendant et non dépendant d'une fortune que tu peux dilapider à tout moment. Je ne te demande pas de bosser dès demain, mais prends au moins le temps de lire les annonces que je t'ai trouvées, s'il te plaît.
Le ton suppliant de son confident fit craquer le trentenaire qui s'empara du document qu'il lui tendait. Il le fourra dans sa poche et alla faire sa routine de musculation sous le regard protecteur d'Oliver. Au bout de deux heures, Ansbert se décida à quitter les installations sportives et fut accosté par le gérant.
— On va boire un verre demain midi ?
Grommelant dans sa barbe, le veuf finit par accepter d'un geste de la tête et s'en alla. Lorsqu'il fut de retour chez lui, il ne put s'empêcher de se regarder dans le miroir. Comme toujours depuis qu'il avait débuté sur Gillarg Stories, la surface réfléchissante ne lui rendit pas son image mais celle de Fàffnîrr, son alter ego.
— Tu me fais pitié, s'imagina-t-il dire à l'homme par son reflet.
— Je le sais très bien, répondit Ansbert à son image dans le miroir. Je sais que je ne suis qu'un idiot fini, incapable de tourner la page. Si seulement je possédais ton courage.
— Pourtant, nous ne sommes qu'une seule personne. Je ne suis que ta conscience déformée par ton imagination. Je pense surtout que tu as besoin de reprendre confiance en toi. Mais pour cela, tu dois arrêter de fuir, conclut Fàffnîrr en laissant sa place au véritable reflet de l'homme.
Ce dernier s'écroula à genoux et laissa couler de nouveau sa peine.
— Mon pauvre Ansbert, te voilà en train de devenir fou, murmura-t-il à lui-même.
Au bout de plusieurs minutes, il finit par se relever, sa tristesse s'étant tari pour le moment. Il se tourna vers son réveil et grommela en voyant qu'il n'était que onze heures. Il avait rendez-vous avec les « gamins », comme il les appelait, dans deux heures. Il se décida donc à ranger un peu son appartement qui, actuellement, ressemblait plus à un taudis qu'à un lieu de vie d'un trentenaire. Il ramassa les cadavres de ses soirées alcoolisées, nettoya de fond en comble sa demeure et finit par s'asseoir sur son canapé-lit. Ce dernier grinça légèrement, surprenant Ansbert. D'habitude, les lattes ne produisaient aucun bruit lorsqu'il s'asseyait dessus. Curieux, il s'assura que le mobilier n'était pas abîmé mais une petite voix dans sa tête lui indiqua plutôt sa salle de bains. Le trentenaire s'y dirigea et ressortit de sous l'évier un pèse-personne. Ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'il remarqua que la balance lui indiquait désormais soixante-cinq kilogrammes. Depuis l'accident, il n'arrivait pas à s'alimenter correctement et avait perdu tant de poids que le dernier médecin qu'il avait croisé l'avait diagnostiqué souffrant d'anorexie sévère. Cette hausse de sa masse corporelle le fit tristement sourire.
— Non, Ophelia. Je ne t'oublie pas.
Il se décida à rejoindre la cuisine où il se fit rapidement à manger puis il alla se coucher sur son lit.
Lorsque Fàffnîrr apparut sur la place du marché de Cloruth, il fut immédiatement saisi et décalé par une poigne puissante. Surpris, l'Abarf n'eut pas le temps de réagir. Il se retrouva dans une ruelle proche, peu fréquentée, nez à museau avec un pelage blanc qu'il reconnut facilement.
— Baryl, c'est ça ? grommela le nain. Qu'est-ce que tu me veux ? Tu sais bien que dans les villes, les combats sont proscrits.
— Je ne suis pas là pour te refaire le portrait, feula le Guérisseur en relâchant son étreinte. J'attendais que toi ou la gamine vous connectiez pour discuter, j'ai le droit, non ?
— Oui, même si tes méthodes de communication laissent à désirer. Bon, qu'est-ce que tu veux savoir ?
— Pourquoi Az m'a défendu face à Kilbera ?
La question fit hausser un sourcil à Fàffnîrr mais il nota la détresse dans la voix de son interlocuteur. Surpris de savoir que l'homme-tigre semblait paniqué, l'Abarf ne put s'empêcher de sourire.
— Tiens, tiens, pourquoi une telle hâte dans ta voix, chaton ? répondit-il, moqueur.
— Continue comme ça et le chaton risque de te faire passer l'envie de rire, nabot, grogna Baryl.
— Encore une fois, tu veux vraiment te battre contre moi, ici ? Tu veux que je convoque les Gardes ?
La majuscule avait claqué comme un fouet. Tous les joueurs, y compris Ama, avaient déjà entendu parler des Gardes. Entités apparaissant de nulle part, ils étaient les émissaires directs des concepteurs du jeu. Lorsqu'un joueur bafouait les règles de la Charte de Gillarg Stories, ces programmes prenant l'apparence de soldats en armure noire débarquaient pour intervenir. La sanction minimale qu'ils appliquaient était la réduction directe de niveaux et cela suffisait à terrifier les joueurs. Cette menace n'était pas réapparue depuis le quinzième jour après la sortie du jeu et personne ne voulait s'y essayer.
Maugréant entre ses babines, Baryl finit par baisser les épaules, signifiant sa défaite. Il allait ouvrir la gueule pour parler mais une voix retentit dans son dos.
— Bonjour Fàffnîrr, salut Baryl.
L'Abarf se décala afin d'apercevoir Az qui, caché par la stature du Guérisseur, avait pu se faire discret. Il lança un regard en direction de l'homme-tigre mais ce dernier balbutia des excuses et s'enfuit, ne demandant pas la réponse à sa question initiale. Surpris, le Rorce se gratta l'arrière de la tête.
— Mince, j'ai fait une bêtise ? demanda-t-il à son ami.
— Non, laisse tomber, il était sur le départ, mentit Fàffnîrr sans vraiment savoir pourquoi il cachait les raisons de son échange avec le Guérisseur.
— J'ai l'impression que je le dérange à chaque fois.
— Mais non, gamin. Ne t'inquiète pas et allons plutôt attendre Ama.
— Pas besoin, elle est déjà connectée depuis une heure, d'après ses dires.
— Où est-elle ? s'inquiéta Fàffnîrr.
— Je crois qu'elle travaillait sur un plan de meuble pour Dalaed mais elle m'a envoyé un message me disant qu'on devait la rejoindre immédiatement à l'étal de Maya, répondit Az en consultant une fenêtre de dialogue.
— Que Dalron me jette une enclume... Cette gamine va finir par me rendre sénile avant l'heure, maugréa le nain en accélérant le pas.
Ils finirent par retrouver la Gardienne en pleine conversation avec la dirigeante du clan des commerçants. Cette dernière, le visage creusé par les larmes, semblait abattue et Ama la consolait du mieux qu'elle le pouvait. Elle lui tapotait doucement le dos, prenant garde à ne pas déranger les tresses ambrées de la naine.
— Que s'est-il passé ? s'inquiéta immédiatement Az.
— Moins fort, s'il te plaît, grommela la jeune femme. Désolée, mais j'ai accepté une quête sans votre permission. Vous comprendrez pourquoi plus tard. Maya, nous allons y aller et, promis, on vous le ramènera sain et sauf, ajouta-t-elle en s'adressant à la chef de clan.
La Fraharf hoqueta entre deux sanglots un mot d'encouragement et Ama fit signe aux autres de la suivre. Surpris, les garçons pressèrent le pas pour garder leur amie proche d'eux car cette dernière courait. Ils arrivèrent à l'ascenseur et, durant la montée, ils la questionnèrent sur l'objectif de leur nouvelle quête. Mais la Gardienne refusa de leur parler tant qu'ils n'étaient pas seuls. Ce ne fut que lorsqu'ils arrivèrent en vue de la forêt maudite qu'elle accepta de se confier.
— Je suis désolée Fàffnîrr mais je ne pouvais pas rester indifférente à la détresse de Maya. Groldor, son fils, a disparu et les derniers aventuriers qui se sont lancés à sa poursuite n'ont pas donné de nouvelles depuis maintenant cinq heures.
— Je comprends la peine de Maya mais pourquoi tu ne nous as rien dit avant maintenant ? s'enquit Az.
— L'expédition dont faisait à la base partie le fils de Maya s'occupait d'extraire illégalement des ressources d'une mine se trouvant dans la forêt maudite. De ce que j'ai compris, Guenièvre en a entendu parler et souhaite des explications de la part de Groldor. Mais comme ce dernier est porté disparu, l'enquête n'avance pas. Maya se moque de tout ça mais le fait que son fils soit peut-être mort la hante.
— Tu t'es donc proposée pour en apprendre plus pour son compte ? la questionna Fàffnîrr.
— C'est ça.
— Que Dalron me jette une enclume... Cette quête a intérêt d'en valoir la peine. Bon, tu sais où est la mine ?
— J'ai une idée approximative mais seule l'expédition connaissait le lieu exact de son emplacement. C'est proche des montagnes grises mais c'est tout ce que Maya a pu me dire.
Maudissant ses congénères, l'Abarf dégaina sa hache et ils s'aventurèrent sur les terres désolées.
Le petit groupe ne rencontra aucun ennemi durant les trente premières minutes mais, alors qu'ils approchaient de leur destination, l'un des arbres noircis devant eux se métamorphosa en une étrange créature. Possédant une gueule titanesque faisant la quasi-totalité de son buste, « Le hêtre noirci » commença à passer une langue de sève sombre sur ses crocs sylvestres. Cependant, il ne s'attendait pas à ce que ses proies se révèlent être les véritables chasseurs. En effet, à peine avaient-ils eu le temps de se présenter devant le trio que Ama et Fàffnîrr avaient réagi.
La Gardienne s'était élancée, plaçant son bouclier directement dans la bouche de son ennemi.
— Rebondlier
L'onde de choc repoussa violemment le monstre qui percuta un autre arbre noirci, les faisant s'empêtrer dans un amas de bois. Le Chasseur, attendant son heure, n'hésita pas devant la faiblesse de leurs ennemis.
— Visée magique ! Balle anti-blindage !
L'explosion qui retentit détruisit le premier ennemi, mais le dernier profita du souffle de l'attaque pour se relever. Seulement, deux boules de neige vinrent anéantir ses derniers points de vie. Les trois joueurs échangèrent un sourire et, après avoir récupéré les matériaux laissés par les monstres, ils reprirent leur route.
Cependant, au bout d'une heure à fouiller les terres désolées, ils se rendirent compte qu'ils n'arrivaient plus à se repérer. Ils avaient beau tourner, placer des marques sur des arbres ou encore sur le sol, ils revenaient systématiquement à l'endroit où ils avaient vaincu les premiers Hêtres noircis. Ama, pressée, commençait à paniquer malgré toutes les tentatives d'Az pour la calmer.
— Bon sang, mais comment se fait-il qu'on soit si bêtes, finit-elle par craquer après avoir brisé un énième monstre végétal.
— Il ne sert à rien de s'énerver, essaya à nouveau le Rorce afin de l'apaiser. Si nous cédons à nos émotions, nous ne réussirons pas à retrouver l'expédition.
— Je sais mais ça me rend folle. On a beau avancer dans toutes les directions, on ne trouve rien. C'est comme...
— C'est comme si la forêt elle-même changeait à chacun de nos mouvements, la coupa l'Abarf en dégainant sa hache.
Surprise par son intervention, la jeune femme se tut, attendant de voir ce que faisait son compagnon. Ce dernier arma son bras et lança de toutes ses forces sa hache en direction d'un arbre. Aussitôt, le végétal gémit et se métamorphosa en Hêtre noirci.
— J'en étais sûr. Cette maudite forêt n'est pas une forêt, grommela le nain en récupérant sa hache qui revenait à lui grâce à sa compétence. C'est juste une plaine où ces bestioles se dissimulent et se déplacent pour nous perdre. Il n'y a pas un seul arbre dans toute la région.
— Excellente déduction, le complimenta Az. Mais est-ce que cela règle notre problème initial ?
— Non, ou du moins, pas sans ça, ajouta Fàffnîrr en sortant de sa besace son almanach.
Avant que son amie ne le coupe, il ajouta des morceaux de monstres qu'ils avaient récoltés précédemment jusqu'à ce qu'un sourire apparaisse sur son visage.
— Traque ! dit-il en rangeant l'objet dans son inventaire.
— Mais qu'est-ce que tu fais ? s'énerva Ama, à court de patience.
— Tout de suite ? Je suis en train de détecter la totalité de ces foutues bestioles. Et maintenant, on va marcher une petite dizaine de minutes et en affronter d'autres. Fais-moi confiance, gamine. Si dans une demi-heure, on n'est pas devant la mine qu'on cherche, je veux bien que Dalron me jette sa forge tout entière sur le crâne.
Perdue, la Gardienne se décida à écouter son camarade et le suivit. Au début, ils recommencèrent le même manège, marchant au hasard et tuant les mêmes monstres. Cependant, comme il l'avait annoncé, au bout de dix minutes à prendre des notes sur la carte, Fàffnîrr leur fit signe de partir dans une direction. Ils esquivèrent certains faux arbres, courant parfois lorsque ces derniers les prenaient en chasse. Enfin, comme convenu, ils arrivèrent dans un campement abandonné.
Au centre du cercle dessiné par les restes de tentes, un feu éteint depuis longtemps laissait parfois échapper de petits nuages de cendres, portés par un vent sinistre. Mais ce qui attira le regard des trois amis fut plutôt la pente présente juste derrière, s'enfonçant dans les entrailles de cette terre maudite. Aucun Hêtre noirci ne les avait suivis jusqu'ici et Az remarqua même que certains d'entre eux semblaient rebrousser chemin en voyant où le trio se dirigeait.
L'Abarf allait parler lorsque Ama se jeta dans ses bras.
— Tu es vraiment le meilleur, Fàffnîrr, le félicita-t-elle.
— Je reconnais que tu as fait fort sur ce coup-là. Tu pourrais m'expliquer comment tu as fait ? le questionna le Rorce.
— Ces maudites bestioles se déplaçaient pendant qu'on combattait pour nous faire perdre nos repères en nous éloignant toujours de cet endroit. Seulement, ma compétence Traque me permettait de les voir bouger. Il m'a fallu un peu de temps pour déterminer la direction qu'ils cherchaient à nous faire éviter, puis de nous y diriger. Bon, ce n'est pas que je n'aime pas tes câlins, mais on ferait mieux de se bouger, grommela-t-il en la repoussant doucement.
— Alors fonçons, s'écria la jeune femme en se précipitant vers l'entrée de la mine.
Râlant contre l'enthousiasme des jeunes, l'Abarf la suivit, sa hache à la main, et Az sourit en se disant que cette nouvelle aventure allait être sensationnelle. Il ferma la marche et le groupe plongea dans les entrailles de « La crypte de Karstyl ».
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