Partie 1 : Chapitre 5 Retour dans le monde réel

Lorsque la lumière disparut, ils purent apercevoir devant Ama un petit panneau flottant. À l'intérieur se trouvaient trois icônes. Le premier représentait un casque, le second une arme et le troisième un rond. La Gardienne commença à se tourner pour questionner l'Abarf mais ce dernier semblait préoccupé par autre chose. Elle s'approcha et le regarda placer la larme cristallisée d'El dans son almanach. Aussitôt, le cube changea de couleur, passant du noir au marron, tandis que Fàffnîrr paraissait dans le vague. Lorsqu'il reprit ses esprits, il adressa un sourire rassurant à ses camarades.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? l'interrogea Az, inquiet. Pourquoi ton cube a changé de couleur ?

— Excuse-moi, gamin. Il y avait beaucoup de choses à lire et cela m'a pris un peu de temps. Et pour l'almanach, ce n'est rien. Ça veut simplement dire qu'il a pris un niveau. Qu'avons-nous gagné ? demanda le nain.

— Justement, je voulais ton avis, s'exclama l'adolescente.

Elle lui montra le panneau de récompense. Les yeux de l'Abarf s'écarquillèrent et il déglutit difficilement.

— Gamine, ton talent, tu le réserves désormais pour les grandes occasions, d'accord ?

— Je veux bien mais pourquoi ? Il y a un problème ? s'inquiéta Ama.

— Ah oui, j'oubliais que tu ne connaissais rien à ce jeu. Tu vois la couleur des icônes ? le questionna-t-il.

La Gardienne suivit son doigt des yeux et acquiesça.

— Oui, ils sont tous verts. Ça veut dire quelque chose en particulier ? le questionna-t-elle.

— Il existe six raretés différentes. Chacune est liée à une couleur. Dans l'ordre, on a le rouge pour le commun, l'orange pour le peu commun, le jaune pour le rare, le vert pour l'épique, le bleu pour le légendaire et le violet pour le mythique. À notre niveau, au mieux, on devrait pouvoir avoir difficilement du jaune. Mais ton pouvoir nous a fait passer au vert. Et grâce à mon almanach, je sais globalement quel équipement se cache derrière ces icônes. Ce qui fait que, ensemble, on peut obtenir de l'équipement de rareté supérieure et le répartir de manière parfaite. En parlant de ça, vu que c'est toi qui as ouvert le coffre, c'est à toi de répartir. Donne le casque à Az et garde l'objet pour toi. J'aurais préféré te donner l'arme mais malheureusement, ce boss ne permet pas d'obtenir de bouclier. En revanche, il peut donner une hache.

— Mais n'y a-t-il pas un pourcentage de chance que tu obtiennes la hache ? demanda le Prêtre.

— L'avantage de ce jeu, c'est que lorsque tu obtiens une arme par le biais d'un coffre, tu obtiens forcément une arme de ta classe.

— Donc pour toi, ce serait un fusil ou une hache ? reprit Ama.

— Tout juste, gamine. Allez, distribue-nous ça et après, il faudra que je me déconnecte.

— Déjà ? s'écrièrent ses camarades.

— Vous êtes au courant qu'on est un lundi et qu'il va bientôt être midi. Je reviendrai vers seize heures donc si vous voulez, on pourra se retrouver. Enfin, si vous voulez... marmonna Fàffnîrr d'un ton gêné.

Az et Ama se regardèrent et sourirent. Ils bondirent sur le nain et le serrèrent dans leurs bras. Surpris par cette démonstration d'affection, il voulut ouvrir la bouche mais un souvenir traversa son esprit et il se tut, laissant couler une larme dans sa barbe broussailleuse.

— Bien sûr qu'on veut de toi, s'exclama la Gardienne après l'avoir relâché. Sans toi, on n'aurait jamais réussi à arriver là. Et puis, je veux poursuivre notre aventure avec vous deux !

— Et puis, je ne peux pas m'en empêcher, mais d'une certaine manière, je retrouve en toi un côté paternel qui m'a toujours fait défaut, alors j'aimerais beaucoup continuer à jouer avec toi, Fàffnîrr, avoua le Prêtre en se massant l'arrière de la nuque.

Sa déclaration eut un effet dévastateur sur l'Abarf qui essaya de cacher les larmes qui montaient à ses yeux.

— Allez, dépêche-toi de nous donner les objets, qu'on puisse se déconnecter, grommela-t-il dans sa moustache.

Amusés, les deux adolescents sourirent de plus belle et la Gardienne distribua les équipements à ses deux nouveaux amis. Elle offrit la Hache Sylvestre à Fàffnîrr, qui, en plus d'infliger des dommages puissants, appliquait l'élément Nature à la lame de l'arme. De son côté, Az obtint la Coiffe de l'Empereur Sylvestre, lui permettant de régénérer ses points de magie sous le soleil de manière passive tout en lui octroyant un bonus de Défense et d'Intelligence de deux. Quant à Ama, elle garda pour elle les Sabots Fendus d'El, un matériau d'artisanat extrêmement rare et prisé, selon le Chasseur. Après être sortis du donjon, ils vérifièrent qu'ils étaient bien sur les listes d'amis des autres et se donnèrent rendez-vous à seize heures sur la place du village d'Initia.

Il ouvrit les yeux et s'étira dans son lit. Sa chambre était plongée dans la pénombre créée par ses rideaux occultant la lumière extérieure. Il ne put s'empêcher, pendant un instant, de se frotter la mâchoire. Son personnage possédait de longs poils denses, ce qui le rendait un peu triste lorsqu'il revenait dans son vrai corps car, malgré ses tentatives pour se laisser pousser la barbe, il n'arrivait clairement pas à obtenir le résultat escompté. Se rendant compte de ses pensées, il soupira.

— Mon pauvre Ansbert... Tu essaies tellement de fuir la réalité que tu essaies de te forger une nouvelle vie dans Gillarg Stories... soupira-t-il en se levant.

Aussitôt, ses yeux se posèrent sur un cadre exposé sur une commode. On y voyait une femme portant dans ses bras deux bébés. Ils avaient tous les trois une chevelure blonde, même si pour les bambins, il s'agissait plutôt d'un duvet coloré. La dame souriait à la caméra et paraissait aux anges.

— Bientôt un an... Un an que vous m'avez quitté... murmura l'homme en laissant couler des larmes sur ses joues. Olivia... Ewen... Charlotte... Pardonnez-moi mais je ne peux pas m'empêcher de les voir eux aussi comme une certaine famille. J'espère que vous ne m'en voudrez pas...

Il se dirigea vers la salle de bain où il prit un caleçon qu'il enfila avant de se rendre à la cuisine. Un instant ébloui par l'éclat provenant de la fenêtre, ses yeux encore larmoyants s'habituèrent rapidement. Il prépara rapidement un sandwich avec ce qui restait dans son frigo et, une fois son repas frugal terminé, il s'habilla complètement puis sortit de chez lui. Il prit sa moto et fonça en ville. Comme toujours, il passa devant le panneau annonçant l'entrée dans Nuremberg. Il tourna rapidement à droite et arriva à la salle de sport qu'il fréquentait quotidiennement. Il entra et fut immédiatement accueilli par le tenancier de l'établissement, Oliver. Plutôt petit, l'homme possédait une carrure impressionnante qui lui donnait une apparence presque cubique. Il portait ses cheveux noirs rasés sur les côtés et bouclés sur le dessus, et arborait un tatouage à l'épaule droite représentant un cœur soulevant un haltère.

— Salut, Ansbert. Tu as meilleure mine que d'habitude. Quelque chose est arrivé ? s'exclama le gérant en souriant.

— J'ai enfin rencontré des joueurs sur Gillarg Stories.

— Ah oui, tu m'avais dit que tu galérais à trouver du monde. Et alors, ils sont comment ?

— De vraies andouilles mais ils me montrent à chaque instant qu'ils sont passionnés.

— Tu les aimes bien, on dirait.

— Tu parles, ils sont juste bons à me faire sourire, grommela Ansbert en se dirigeant vers les machines.

Oliver n'ajouta rien et laissa son ami s'entraîner tranquillement. Il était heureux de le voir enfin sortir de sa dépression. Depuis l'accident de voiture qui avait coûté la vie à sa femme et à leurs deux nouveau-nés, Ansbert avait cessé de sourire. La mort d'Olivia et des jumeaux l'avait brisé, et il s'était alors réfugié dans l'alcool. Il avait perdu son travail et ne vivait plus que de son héritage. Mais il y a quelques mois, l'homme avait réussi à surmonter son traumatisme et avait recommencé à fréquenter des lieux publics. Depuis qu'il jouait à Gillarg Stories, le jeune trentenaire semblait revivre. Le propriétaire de la salle de sport vaqua à ses occupations et salua son ami lorsque ce dernier quitta l'établissement trois heures plus tard. Ruisselant de sueur, Ansbert rentra chez lui et prit une bonne douche. Lorsqu'il en sortit, il ne put s'empêcher de soupirer en se regardant dans le miroir plein pied qui se cachait derrière la porte de la pièce. Ce dernier lui renvoya le reflet d'un homme maigre, à la musculature forte pour sa carrure, aux cheveux noirs en bataille et à la barbe de trois jours qui se refusait à pousser. Pendant une seconde, l'image de Fàffnîrr se superposa à celle du miroir et le trentenaire ne put s'empêcher de soupirer. Il rejoignit son lit, nu, et regarda son radio-réveil. Il était bientôt seize heures. Pendant un instant, une peur lui serra les tripes.

— Et s'ils ne se reconnectaient pas ? Et s'ils ne voulaient plus de moi ?

Ces questions le hantèrent plusieurs minutes, l'assaillant comme des attaques meurtrières. Des flashs lui montrèrent une voiture en feu, les corps d'une adolescente et d'un garçon aveugle gisant, et il commença à suffoquer. Mais alors qu'il haletait, la vision d'horreur cessa et il vit Az et Ama qui lui souriaient. Aussitôt, son traumatisme disparut et il plaça le SARV au niveau de sa tempe.

Le monde s'éclipsa et il sentit son corps rapetisser. Il avait choisi la race des Abarfs car il appréciait énormément la plongée sous-marine et les barbes longues. Cependant, il n'avait pas prévu que la métamorphose lui causerait quelques douleurs. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il sourit en constatant qu'il était bien sur la place d'Initia. Il commença à observer les alentours et fut surpris de ne voir personne. Il ouvrit son menu Amis et remarqua que le Prêtre de leur fine équipe était déjà connecté. Il se mit à déambuler dans les rues et finit par l'apercevoir. Fàffnîrr commença à s'approcher mais se figea.

Az était en compagnie d'un Guériss blanc aux rayures noires. En levant les yeux, le Chasseur put apercevoir le pseudonyme du joueur. « Baryl, l'Alpha. Niveau 82. »

— Mais qu'est-ce qu'Az peut bien faire avec un type de ce niveau ? pensa le nain en s'approchant.

Alors qu'il arrivait à leur niveau, le nouveau venu le remarqua et se pencha à l'oreille du Rorce bleu avant de s'éloigner.

— Tout va bien, gamin ? demanda Fàffnîrr.

La voix de son ami surprit l'orc qui sursauta. Il fit volte-face et soupira de soulagement en reconnaissant l'aîné du groupe.

— Oui, excuse-moi. Tu es connecté depuis longtemps ?

— J'en viens. Qu'est-ce qu'il te voulait, le chaton dopé aux stéroïdes ? grommela le Chasseur.

— Il m'a demandé si cela me dérangeait de lui dire comment faire pour obtenir le titre que j'ai. Malheureusement, il est interdit de dire aux autres joueurs comment débloquer les quêtes, les titres et les classes. Alors je l'ai simplement aiguillé en lui disant qu'il fallait parfois prendre le temps de discuter avec les différents boss pour mieux les connaître. Je ne crois pas avoir violé la charte en faisant cela, je me trompe ?

— Tu as vraiment profité du temps de déconnexion pour que quelqu'un te lise toute la charte ? s'étonna Fàffnîrr.

— Euh... Oui... avoua le Prêtre de Rakar. Vu que toi et Ama êtes passionnés par le jeu, je ne voulais pas paraître idiot en faisant un impair. Alors j'ai demandé à mon assistante de me lire tout ce qui était fourni dans le livret de base du jeu.

— Tu m'épates, gamin. Cependant, je vois que tu as oublié de t'équiper de ton nouveau heaume.

Les joues rosies, Az ouvrit immédiatement son inventaire et plaça la Coiffe de l'Empereur Sylvestre sur sa tête. Aussitôt, une capuche ornée de deux grands bois apparut à la place du diadème qui cintrait son front.

— Ça te va bien, gamin. Allez, retournons sur la place avant que la gamine ne se reconnecte.

Ils prirent la direction de l'endroit où était apparu l'Abarf et n'eurent pas à attendre longtemps Ama. En effet, cette dernière apparut quelques secondes après qu'ils eurent atteint la place et Fàffnîrr sentit le poids de l'anxiété disparaître de son cœur. Ils étaient tous réunis.

Ils prirent le chemin de la mairie tout en écoutant leur amie s'émerveiller toujours plus sur le jeu.

— On a bien joué pendant au moins neuf heures ce matin ? demanda la Gardienne.

— En effet, répondit le nain en veillant à ne pas montrer trop d'enthousiasme pour coller avec son personnage rabat-joie.

— Comment se fait-il que quand je me suis déconnectée, seulement trois heures s'étaient écoulées ?

— Ça, je peux répondre, intervint le Rorce. Le SARV réduit techniquement l'activité de notre cerveau pour que nous ne subissions pas de surcharge durant le jeu. Cela se traduit par un sommeil tranquille dans le monde réel et notamment par une activité cérébrale au repos. Ainsi, vu que ton cerveau est moins actif que lorsque tu es réveillée, tu as l'impression qu'il s'est passé beaucoup plus de temps dans Gillarg Stories que dans la réalité. Cependant, il est déconseillé de jouer plus de dix-huit heures au jeu car cela risque d'épuiser le cerveau.

— Tu en sais énormément sur le SARV, Az, la félicita l'adolescente.

— Oh, ce n'est rien, ricana le colosse bleu en se massant l'arrière de la nuque.

— Bon, les enfants, nous sommes arrivés alors un peu de tenue, grommela Fàffnîrr.

En effet, ils venaient d'arriver à la mairie d'Initia. Ils entrèrent et se laissèrent guider par l'un des employés de Lyra qui les conduisit au bureau de la mairesse. Elle les accueillit avec joie et les écouta conter leurs aventures à l'intérieur de la Forêt Ancienne.

— Je suis soulagée de voir que le seigneur de la Forêt Ancienne s'est montré compréhensif. J'essaierai de limiter les expansions de mes compatriotes dans son domaine et je vais voir s'il est possible de créer, par exemple, plus d'espaces verts afin de montrer notre désir de vivre en harmonie avec les êtres végétaux. Je vous remercie pour ce que vous avez fait. Pour vous remercier, je tiens à vous donner un passe de bateau. Si vous le présentez à messire Nagoréon au port, il vous mènera au port de Tukomen, sur l'île principale. À partir de là, vous n'aurez qu'à prendre la direction du nord pour arriver à Bourg-Sentra. C'est une ville qui sert souvent d'étape aux aventuriers débutants.

— Merci beaucoup pour votre gentillesse, dame Lyra, la remercia Az en inclinant la tête tout en prenant garde à ce que les bois de sa coiffe ne heurtent rien.

— C'est à moi de vous remercier.

Après que Fàffnîrr fut intervenu pour stopper les échanges cordiaux entre les deux personnes, ils saluèrent une dernière fois la mairesse et se dirigèrent jusqu'au port. Ils montrèrent leurs nouveaux biens au capitaine Nagoréon qui les laissa embarquer avec un grand sourire. L'Abarf remarqua que ses deux amis fermèrent le menu les invitant à passer le voyager et il sourit.

Le navire leva l'ancre et ils sentirent bientôt le roulis des vagues sous la coque. Fàffnîrr commença à fermer les yeux lorsque Ama brisa le silence.

— J'y pense mais vous n'avez pas encore réparti vos points de statistiques, je me trompe ?

— C'est vrai, répondit Az. Je vais le faire tout de suite.

— La même... grommela le Chasseur.

Le Prêtre décida de répartir ses quatre points entre sa Sagesse et son Intelligence, les faisant monter respectivement à 20 et 16 grâce au bonus de la Coiffe. De son côté, Fàffnîrr parut hésiter mais plaça ses points en Force et en Dextérité, lui donnant un total de 17 dans chacune des deux caractéristiques. Ils commencèrent à discuter lorsque le capitaine vint les voir.

— Hé ! Moussaillons ! Vous avez déjà pêché ?

— Jamais, répondit Ama après s'être concerté avec ses amis du regard.

— Vous voulez essayer ? On va passer près d'un coin sympathique. J'ai entendu dire qu'il y avait notamment un familier extrêmement rare que l'on pouvait pêcher à cet endroit.

— C'est quoi ? l'interrogea la Gardienne.

— Un familier est une créature servant de cosmétique dans ce jeu. Les mascottes de rareté exceptionnelle ou plus peuvent aussi donner des bonus de caractéristiques ou des avantages en jeu, lui expliqua le Chasseur.

— Je savais ce que c'était, s'amusa Ama. Je voulais savoir quelle était la mascotte.

Fàffnîrr écarquilla les yeux, surpris de voir que l'adolescente connaissait le principe des familiers.

— Tu savais pour les familiers mais pas pour les boss ? Parfois, je me demande sur quelle planète tu habites, gamine...

— Sur la même planète que toi, le grincheux, répliqua-t-elle en lui tirant la langue. Et sinon, Capitaine Nagoréon, c'est quoi la mascotte ?

— Je ne l'ai jamais vu mais je crois qu'elle est de rareté légendaire.

— Avec ma chance, je vais l'avoir du premier coup, fanfaronna la Gardienne en suivant le matelot.

Ses deux amis la suivirent et ils s'assirent sur le rebord du navire. Ils lancèrent les cannes à pêche que leur prêta Nagoréon. Ama, concentrée, fixait son bouchon dérivant doucement au gré des vagues lorsque soudain, ce dernier plongea.

— À moi le familier légendaire !

Son cri fit monter l'adrénaline dans le sang de tous les marins qui poussèrent une exclamation de joie en la voyant extirper de l'onde... une botte trouée. La pêcheuse en herbe reçut la chaussure en pleine tête, ce qui la fit basculer sur le pont, déclenchant l'hilarité générale. Les larmes aux yeux, Fàffnîrr se tordit tant de rire qu'il faillit passer par-dessus bord.

Heureusement pour lui, Az le rattrapa par le bras et le reposa aux côtés d'Ama qui se tenait les côtes tant son échec était amusant. Un peu plus réservé que le reste de l'équipage, le Rorce pêcha un corail émeraude avec la canne à pêche de son ami et une dent de requard avec la sienne, un mélange étrange entre un requin et un renard. Il voulut donner l'animal à l'Abarf mais ce dernier lui laissa de bon cœur. Ils rendirent les outils au capitaine qui s'essuyait encore les yeux après avoir tant ri et ils finirent par arriver au village portuaire de Tukomen. Ils débarquèrent en saluant l'équipage du Drak qui reprit la mer aussitôt.

— Et maintenant, direction le Nord. Carte ! s'exclama Ama.

Un long silence où rien ne se passa suivit sa déclaration. Az et Fàffnîrr la dévisagèrent un instant avant de prendre la parole.

— Qu'est-ce que tu viens d'essayer de faire, gamine ? demanda l'aîné.

— Bin, d'ouvrir la carte. Ce n'est pas comme ça qu'on fait ? répondit l'adolescente.

— Il n'y a pas de menu Carte, expliqua le Rorce. Il faut être de la classe Cartographe pour pouvoir en créer ou en acheter une.

— Attends, vous êtes en train de me dire qu'il n'y a pas de carte dans ce jeu ? s'étrangla-t-elle.

— Oui.

— Bon, alors il reste juste à voir où se situe le soleil.

Et sur ces mots, la Gardienne leva la tête pour découvrir... deux astres.

— Mais c'est quoi ce bordel ? s'exclama-t-elle.

— Tu ne savais pas ? s'étonna Az. Gillarg possède quatre satellites naturels et deux soleils. On les nomme respectivement Newt, Gali, Kepl, Ptol, Sthène et Pernic, en hommage à de grands noms de l'astronomie.

— Et on fait comment pour se repérer ? demanda l'adolescente.

— Il me semble que c'est par là, le nord, indiqua Fàffnîrr en pointant dans une direction.

— Heureusement que tu es là, Fàffnîrr. Sans toi, on n'irait pas bien loin, soupira le Rorce.

Ils prirent la route qu'avait désignée l'Abarf et sortirent de la ville portuaire. Ils marchèrent tranquillement, profitant du merveilleux paysage qui s'offrait à eux. Ils se trouvaient dans une plaine qui s'étendait à perte de vue, clairsemée de petits arbres. Au loin, ils pouvaient apercevoir des montagnes grisâtres qui s'élevaient au-dessus de la lande plate. Face à eux, une étrange tâche noire assombrissait l'horizon. Ne pouvant distinguer ce que c'était, ils imaginèrent que c'était la ville de Bourg-Sentra et s'y dirigèrent.

Sur leur chemin, ils firent la rencontre de quelques nouvelles créatures. Ils découvrirent ainsi les Bloulons, des sortes de blaireaux mécaniques pouvant se mettre en boule comme les tatous ; les Lapiosas, de gros lapins possédant une poche dimensionnelle au niveau de leurs ventres d'où ils sortaient souvent des pierres explosives ; les Crapouets, des batraciens capables d'allonger leurs pattes avant comme des fouets pour saisir leur proie et les vaincre à distance.

Mais tandis qu'ils avançaient sans rencontrer de réelles résistances, un cri les fit s'immobiliser. Ils observèrent, à une centaine de mètres, un nuage de poussière se rapprochant d'eux à toute vitesse. Les trois joueurs voulurent bouger mais leur corps refusa.

— Manquait plus que ça... Un cri paralysant... maugréa Fàffnîrr dans sa barbe.

Ils essayèrent en vain de se libérer de l'emprise qui les immobilisait, mais ils ne purent qu'observer avec effarement un immense tyrannosaure s'arrêter devant eux en se léchant les babines. Il possédait, à la place des bras, deux immenses faux qu'il commença à frotter l'une contre l'autre. Ce fut à ce moment que la paralysie quitta le corps des aventuriers. Ama commença à vouloir défier la bête mais elle aperçut son nom et ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'elle vit son niveau.

« Tyrannis. Niveau 18 »

Comprenant qu'ils n'avaient aucune chance, la Gardienne amorça un mouvement de retraite pour s'enfuir, imitant ainsi ses amis, mais elle sentit la flamme dans son torse s'allumer.

— Courage !

Sa capacité s'étant activée d'elle-même, Ama eut tout juste le temps de voir que la créature s'apprêtait à les faucher tous les trois à l'aide de l'un de ses bras. Elle essaya de pivoter sur elle-même pour tenter de parer l'attaque lorsque, soudain, des flèches apparurent dans son champ de vision. Par réflexe, son corps suivit les directions indiquées et elle échappa de peu à la lame mortelle du Tyrannis. Ses amis eurent la même chance et le monstre recula lorsqu'un nouvel individu se plaça entre lui et ses proies.

— Itinéraire ! murmura l'inconnu en pointant du doigt la créature.

Aussitôt, la bête se mit à regarder autour d'elle et partit à la poursuite d'une illusion. Fàffnîrr, Az et Ama se relevèrent difficilement, leurs corps tremblants encore après ce qu'ils venaient de vivre. La Gardienne se tourna vers le nouvel arrivant qui lui fit face, arborant un sourire rassurant.

— Je suis soulagé de vous avoir sauvés, soupira-t-il.

— Merci d'être venu à notre secours. Sans vous, je ne sais pas ce qui nous serait arrivé. Je m'appelle Ama, et vous ?

Interloqué, l'inconnu haussa un sourcil avant de pointer son pseudonyme flottant au-dessus de sa tête. Surprise, l'adolescente leva les yeux et fit la grimace. Elle oubliait souvent que dans ce jeu, les choses ne se passaient pas toujours comme dans la réalité. Elle parcourut rapidement les informations visibles.

« Layme, l'Explorateur apprenti. Niveau 35. »

— Désolée, j'oublie souvent comment ça marche dans ce jeu, s'excusa la Gardienne. Enchantée, Layme.

— Il n'y a pas de souci, Ama. Ma question va peut-être paraître idiote, mais puis-je vous demander ce que vous et vos amis faites ici ?

— Nous cherchions à nous rendre à Bourg-Sentra, intervint Az en saluant poliment leur sauveur.

— Sauf qu'on ne nous avait pas dit que c'était si haut niveau dans le coin, grommela Fàffnîrr.

— Mais vous venez de Tukomen, non ? les interrogea Layme.

— Oui, pourquoi ? répondit le Chasseur.

— Bourg-Sentra se trouve au nord de Tukomen, et là, vous êtes au sud.

La déclaration du nouvel arrivant fut suivie d'un silence. Les trois amis se regardèrent d'un air effaré avant de pousser à l'unisson un cri désespéré.

— Je vous conseillerai de faire moins de bruit, sinon vous allez ramener le Tyrannis et mon sort ne peut pas être lancé sans délai d'attente.

— Mais pourquoi sommes-nous partis vers le sud ? s'exclama l'Abarf.

— Mais c'est toi qui nous a indiqué cette route ! s'écria l'Humaine.

— Mais je n'en savais rien, j'ai dit un truc au hasard !

Voyant que ses amis commençaient à se quereller, Az leva les yeux au ciel et s'approcha de Layme.

— Messire, pourriez-vous nous reconduire vers Bourg-Sentra ? Ma demande est crue, certes, mais il serait préférable pour nous de suivre quelqu'un qui sait où il va.

L'adolescent sourit.

— Aucun problème. J'aimerais, en échange, que vous me rendiez un petit service.

— Lequel ?

— Je possède la classe Explorateur et, en tant que tel, je dispose d'une compétence qui me permet de dénicher un donjon secret. Seulement, personne n'a réussi à le finir et les hauts niveaux ne s'y intéressent pas. Vous n'êtes pas encore assez forts, mais dès que vous le serez, j'aimerais que vous veniez avec moi pour terminer ce donjon. Si vous réussissez, je pourrai enfin gagner le titre de « Guide », ce qui est une étape importante pour ma classe.

— Je ne vois pas pourquoi nous refuserions, répondit Az. J'espère que ma promesse vous suffira. Ou sinon, je peux vous donner quelque chose en échange.

— Oh, pas besoin. Je vous demanderai juste de signer ceci. Contrat !

Un papier et une plume apparurent dans ses mains, et il le donna au Rorce qui s'empressa de signer après en avoir lu les termes. Dès qu'il eut fini, il aperçut une marque apparaître sur le dos de sa main.

— Ne vous en faites pas, c'est juste une marque pour vous rappeler le contrat. Elle disparaîtra dès que vous aurez honoré votre part du marché.

Une fois avoir fini de discuter calmement, Az alla séparer ses camarades qui se tiraient mutuellement la barbe et les cheveux. Ils suivirent Layme qui les fit passer par les montagnes qu'ils avaient longées en venant.

Lorsque Fàffnîrr apprit que leur guide possédait la classe Explorateur, il ne put s'empêcher d'exprimer sa surprise.

— Un Explorateur ? Cette classe est extrêmement rare. Tu as dû drôlement te démener pour la débloquer.

— En effet, commenta l'adolescent.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ? les interrogea Ama qui ne comprenait pas leur discussion.

— Te souviens-tu du moment où tu as dû choisir ta classe ? lui demanda en retour l'Abarf.

— Oui, très bien. Même si j'aurais peut-être dû mieux écouter les explications de monsieur Slort, se lamenta la Gardienne.

— Et bien sache que les classes disponibles au début du jeu ne correspondent en fait qu'à un pour cent de la totalité des classes disponibles dans Gillarg Stories.

— Sérieux ? s'étonna Az en faisant attention à ne pas tomber du chemin escarpé qu'ils empruntaient.

— Oui. Je ne peux rien vous dire quant aux modalités d'obtention de la classe Explorateur, mais si je peux au moins vous donner un bon conseil, sachez simplement que toute action est récompensée dans Gillarg Stories.

Épatée, Ama ne put s'empêcher de détailler leur guide. Elle avait déjà remarqué ses pupilles bleues qui tiraient sur le gris, mais ne parvenait pas à expliquer l'étonnante sagesse qu'elle lisait dans ses yeux. L'Explorateur portait un ensemble de cuir beige qui semblait à la fois souple et rigide, composé d'une cape munie de multiples poches, d'un pantalon, de bottes, d'une chemise et d'un petit chapeau qui ne réussissait pas à dissimuler entièrement ses cheveux bruns. De plus, à sa ceinture, de multiples petites pochettes se dandinaient au gré de sa démarche agile.

Averti par un mystérieux sixième sens, Layme fit volte-face et lança un sourire radieux à l'adolescente de son âge, qui ne put s'empêcher de rougir. Alors qu'elle détournait son visage, un éclat au niveau du sol l'intrigua, et elle ne put s'empêcher de s'accroupir pour l'observer. Captant son mouvement, l'Explorateur suivit son regard et écarquilla les yeux en voyant ce qu'elle s'apprêtait à toucher. Il se jeta sur elle pour l'empêcher d'approcher de l'objet brillant, mais malheureusement, les doigts de la jeune femme l'effleurèrent.

Aussitôt, le flanc de la falaise qu'ils longeaient explosa, projetant les deux adolescents dans le précipice surplombant le chemin escarpé. Le souffle de la déflagration propulsa Az et Fàffnîrr, mais le Prêtre réussit à se rattraper tandis que son ami lui saisissait le pied, lui évitant une chute. Mais alors qu'il s'apprêtait à remonter, un gloussement alerta le Rorce. En effet, juste au-dessus de lui, un être humanoïde miniature l'observait. Son corps émacié avait été taillé dans le cristal lui-même et il ne portait comme seul vêtement qu'un amas de boue autour de la taille. De ses longs doigts fins, il caressa les doigts de l'orc avant d'émettre un nouveau gloussement. Il se jeta alors sur le visage du colosse bleu qui, surpris, perdit sa prise et bascula dans le vide avec son ami.

Tandis qu'ils tombaient tous, Layme, extrêmement calme, se contenta de lever sa paume en direction de la falaise.

— Filin de survie ! Itinéraire sécurisé !

Une corde jaillit de sa manche et alla se ficher par magie dans la roche après s'être enroulée autour des corps des joueurs. Ils se balancèrent alors au milieu des débris, les esquivant miraculeusement. Ils réussirent à passer au-dessus du gouffre béant et, alors qu'ils survolaient une rivière longeant le trou, l'Explorateur tira un coup sec sur le filin. Celui-ci se détacha et ils retombèrent à nouveau. Fàffnîrr et Ama hurlèrent en voyant l'onde se rapprocher à grande vitesse, Az étant trop occupé à lutter contre le petit monstre qui s'évertuait à lui saisir la langue.

Tout comme il les avait sauvés du précipice, Layme ne perdit pas son calme et dessina du doigt un cercle.

— Chute de la feuille morte ! Sort de groupe !

Immédiatement, leur chute fut ralentie et leur guide pointa l'eau de sa main.

— Radeau de fortune !

L'eau sous eux sembla se figer avant de se changer en une embarcation de sauvetage. Le groupe se posa délicatement sur la plateforme flottante et leur sauveur se jeta sur Az pour se saisir de la créature qui l'assaillait. Après quelques secondes de lutte acharnée, l'Explorateur lança l'être dans les airs.

— Détruisez-le, vite !

Vif, Fàffnîrr bondit et, saisissant sa hache, se mit à tournoyer sur lui-même.

— Abattage !

Son attaque hacha menu le monstre qui ne laissa derrière lui qu'un unique doigt. L'Abarf retomba sur le bateau de fortune qui sembla un instant chavirer avant de se stabiliser. Soufflant enfin, les quatre joueurs s'assirent et soupirèrent.

— Bon sang, qu'est-ce qu'il s'est passé ? rouspéta le Chasseur en saisissant le doigt laissé par la bête.

— Mademoiselle Ama est tombée dans le piège laissé par les lutistals, expliqua Layme. Ces créatures dissimulent des pierres explosives qui se déclenchent au contact. Ainsi, ils peuvent simplement se nourrir des cadavres recouvrant la Gorge Hurlante. Je suis désolé, mais ce donjon est une véritable calamité depuis que je l'ai découvert.

— C'est donc de ce donjon dont tu m'as parlé, commenta Az.

— En effet. C'est bien celui pour lequel vous vous êtes engagés.

Étonnés par la déclaration de leur guide, les amis du Prêtre de Rakar se tournèrent vers lui. Ce dernier s'empressa de tout leur expliquer et, malgré les grommellements du nain, ils furent heureux de son initiative. Voyant qu'ils étaient désormais tous au courant de la situation, l'Explorateur entreprit de poursuivre ses explications.

— Pour en revenir au lutistal, sachez qu'il faut faire extrêmement attention à sa capacité à arracher les langues. C'est une capacité terrible qui ne se guérit qu'après vingt-quatre heures de jeu, durant lesquelles la victime ne peut plus parler et donc ne peut plus lancer de sorts. De plus, ces pestes élémentaires sont capables d'utiliser les langues qu'ils arrachent pour copier les sorts du possesseur de leur butin. Ils peuvent ainsi annuler des sorts déjà lancés ou imiter la voix de vos proches.

Tout en prenant en compte les informations que leur donnait leur nouvel allié, Fàffnîrr entreprit de placer le doigt de lutistal dans son almanach. Il eut, pendant un instant, l'espoir de le voir évoluer car il avait recueilli toutes les données qu'il avait pu trouver sur les monstres qu'ils avaient rencontrés dans la plaine. Malheureusement pour lui, rien ne se produisit et il fut déçu de ne rien apprendre de plus sur la créature au corps émacié.

Tandis qu'ils discutaient, leur embarcation finit par se bloquer contre l'une des rives. Ils descendirent pour finir le trajet à pied. Il leur fallut une bonne heure de marche pour finalement arriver à Bourg-Sentra.

Au pied des murailles extérieures, ils furent d'abord inspectés par les gardes de la ville qui les laissèrent passer. Une fois à l'intérieur, Layme leur indiqua le chemin pour se rendre à la mairie et prit congé d'eux. Après l'avoir salué et avoir vérifié qu'il figurait désormais dans leur liste d'amis, les trois compagnons suivirent ses indications.

Alors qu'ils arpentaient les rues de la métropole, leurs oreilles furent assaillies par les vendeurs qui hélaient les passants.

— Venez voir mes potions ! Grâce à elles, aucun monstre ne pourra venir à bout de vous !

— Elles sont belles mes armures ! Venez admirer les plus belles armures de la région !

— J'ai tout ce qu'il faut pour les classes de Soigneur. Équipements, armes, parchemins de compétences, vous trouverez forcément votre bonheur au « Meilleur Ami du Soigneur » !

Ce fut donc la tête pleine et les tympans sifflants que le petit groupe finit par arriver devant la préfecture de Bourg-Sentra. Le bâtiment immense, aux murs noirs et au toit de tuiles rouges, projetait une ombre inquiétante sur la ville. Ama ne put s'empêcher de déglutir en voyant les portes de pierre volcanique lui barrer la route. Elle poussa les lourds battants non sans appréhension et fut obligée de fermer les yeux lorsqu'une lumière éclatante provint de l'intérieur.

Lorsqu'elle put enfin ouvrir de nouveau les paupières, la Gardienne ne put retenir une exclamation de surprise. Contrairement à l'extérieur, le hall dans lequel ils pénétrèrent était tout à fait accueillant, quoiqu'un peu nocif pour la vue tant il rutilait. En effet, le carrelage avait été tant lustré qu'il reflétait parfaitement les arabesques iridescentes du plafond. En plus de cela, les colonnes soutenant les étages supérieurs avaient été recouvertes de feuilles d'or, tant et si bien qu'il était impossible de trouver un endroit où les yeux pouvaient se reposer.

Au milieu de cette grande salle, trônait sur un siège surélevé par un estrade, se tenant derrière un bureau aux pieds en bois doré, un homme à l'embonpoint si grand qu'il paraissait y avoir un mètre entre son assise et son pupitre. Il gérait la horde d'assistants qui se bousculaient, emportant çà et là des dossiers. Lorsqu'il les aperçut, l'individu au crâne dégarni se leva. Il parut un instant basculer vers l'avant, emporté par son poids, mais, par un quelconque miracle, il réussit à se redresser et s'approcha d'eux.

Vêtu d'un costume qui paraissait sur le point de rompre et de mocassins ridiculement petits en comparaison de son buste, il les gratifia d'un sourire bienveillant.

— Bienvenue, nobles voyageurs ! Je suis Viktor, le maire de Bourg-Sentra ! Veuillez pardonner mon allure quelque peu disgracieuse mais je n'ai jamais su me soustraire aux plaisirs de la table. J'espère que mon apparence ne vous donnera pas une mauvaise image de notre chère et tendre Bourg-Sentra !

Il s'inclina légèrement. Ama ne put s'empêcher de retenir son souffle en le voyant faire. À chaque fois qu'il bougeait, elle avait l'impression de voir un glacier se détacher de la banquise et redoutait l'instant où il toucherait la mer, qui ici avait l'air particulièrement solide pensa-t-elle en avisant le carrelage. Elle posa un genou à terre, solennelle, et ses amis l'imitèrent.

— Ne vous en faites pas, Sieur Viktor, déclara Az. Nous ne nous permettrons jamais de juger une ville et une personne sur son allure.

— Relevez-vous, enfin. Ce carrelage n'est pas très confortable et je ne suis tout de même pas roi, alors pas de ça entre nous. Considérez-moi plutôt comme un ami.

— Très bien, Viktor, enchaîna Fàffnîrr en obéissant, rapidement suivi par ses amis. Puis-je vous demander s'il y a des tâches dont nous pourrions nous occuper ?

— Hum... Oui, il y a eu de nombreuses attaques de convois ces derniers temps vers l'ouest et c'est assez dérangeant. Pourriez-vous enquêter ?

— Quête acceptée ! s'écria Ama en balayant l'écran qui venait d'apparaître devant ses yeux.

Après avoir salué le maire, les trois joueurs sortirent de la mairie et, apercevant un parc non loin de la préfecture, l'Abarf leur fit signe de le suivre. Une fois assis sur un banc, les deux adolescents écoutèrent leur ami.

— Vous êtes disponibles jusqu'à quelle heure ?

— Je vais devoir me déconnecter vers dix-neuf heures pour aider ma mère à faire à manger, puis je devrai être de retour à vingt et une heures jusqu'à minuit, expliqua l'Humaine.

— Pour ma part, je suis disponible comme vous voulez. J'ai comme seule obligation de prendre mes médicaments à vingt heures et les infirmières préfèrent que je me couche avant une heure du matin, répondit Az.

— Très bien. Alors on va se baser sur les contraintes de la gamine pour jouer, vu que c'est toi qui as les restrictions les plus hautes. Maintenant, si ça ne vous dérange pas, j'aimerais aller chercher une carte de la région. Ça nous évitera de reproduire les derniers événements.

Les deux autres sourirent et le suivirent à travers les rues commerçantes. Comparé à l'allée, ils furent surpris de voir qu'il y avait bien moins de monde déambulant entre les étals. Les vendeurs, pour certains, remballaient leurs marchandises, surprenant la Gardienne. Tandis que le Chasseur achetait sa carte, Ama remarqua deux enfants se disputant. Intriguée, elle s'approcha et s'accroupit à leur hauteur.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Elle ne veut pas me rendre ma poupée, geignit le garçon.

— Ce n'est pas vrai ! Maman me l'a donnée à moi ! cria la fille.

Voyant que les petits allaient finir par déchirer l'objet de leur dispute, la Gardienne leur prit des mains. Surpris, les enfants arrêtèrent de pleurer et l'observèrent, curieux de voir ce qu'elle allait faire.

— Si votre maman vous l'a donnée, ce n'est pas pour que vous vous disputiez. Je pense qu'elle voulait plutôt que vous fassiez voir la ville à cette chère petite poupée qui ne connaît rien du monde extérieur. Donnez-moi vos mains.

Obéissants, le frère et la sœur s'exécutèrent. Ama leur remit alors la poupée en prenant soin de donner à chacun d'eux une des mains du jouet. Les deux petits sourirent et commencèrent à s'éloigner lorsqu'ils se figèrent et revinrent voir l'Humaine.

— Maman dit toujours qu'il faut récompenser les gentilles personnes... commença le garçon.

— Alors, on vous donne ça, finit la fille en lui tendant une étrange plume bariolée.

Ama s'en saisit en souriant et sursauta lorsqu'un menu s'ouvrit devant ses yeux.

— Cet objet est une clé pour une quête unique. Voulez-vous accepter la quête ?

Surprise, l'adolescente accepta sans réfléchir. Aussitôt, les enfants sourirent.

— Vous êtes vraiment très gentille, madame.

— Ce n'est rien, répondit-elle.

— Vous allez vraiment nous aider ? s'inquiéta le garçon.

— Bien sûr. Mais pour cela, il faudrait que vous m'expliquiez comment je peux vous aider à régler votre problème.

Les deux petits se regardèrent avant de hocher la tête d'un commun accord.

— Maman vous expliquera mieux que nous. On va vous amener à elle.

Ils lui firent signe de la suivre mais elle leur indiqua qu'elle attendait d'abord ses amis. Quelques instants plus tard, lorsque Fàffnîrr sortit de la boutique avec sa carte en main et Az les rejoignit, Ama leur expliqua ce qu'il s'était passé. L'Abarf se plaignit nonchalamment du fait que ses compagnons passaient leur temps à lui faire des coups dans le dos mais il ne parut pas s'en offusquer pour autant. Voyant qu'il se mettait même à sortir son fameux « Que Dalron me jette une enclume », les adolescents ne purent s'empêcher de sourire. Ils finirent par suivre les enfants qui les menèrent aux murailles externes.

Là, dans l'enceinte de la ville, des maisons de bois se ressemblaient toutes, accolées les unes aux autres. Les petits les amenèrent devant l'une des masures et poussèrent la porte.

— Maman, on est rentrés ! La madame a dit qu'elle allait nous aider !

Le frère et la sœur foncèrent à l'intérieur tandis qu'une dame portant un tablier sali apparut dans l'encadrement de la porte. Elle portait ses cheveux longs coiffés en une simple queue de cheval et les dévisageait de ses yeux noisette.

— Je ne sais pas ce que vous ont dit mes enfants mais nous n'avons rien pour vous, déclara-t-elle, méfiante.

— Vos enfants m'ont donné cette plume et m'ont ensuite demandé de l'aide. Mais, d'après eux, vous êtes bien plus capable de nous expliquer votre problème, expliqua Ama en sortant le cadeau des enfants de sa poche. Nous ne sommes pas là pour une quelconque récompense mais uniquement pour vous aider.

La femme d'une quarantaine d'années plongea son regard dans celui de la Gardienne et finit par soupirer.

— Très bien. Si vous êtes sincères et volontaires, je ne vois pas pourquoi je refuserais votre aide. Après tout, vous êtes les seuls à être venus... Entrez !

Elle se décala et les trois joueurs la suivirent à l'intérieur de la maison. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent reflétait malheureusement la pauvreté dans laquelle vivaient les habitants du quartier. En effet, elle n'était meublée que d'une table, de deux bancs et d'un vaisselier en piteux état. Etrangement, de nombreuses plumes bariolées, semblables à celle que les enfants avaient donnée à Ama, décoraient la pièce, ajoutant un peu de gaieté à la demeure. Dans l'un des murs, un cantou avait été creusé et, fouillant les braises à l'aide d'un tisonnier, une vieille dame y était assise. Les trois arrivants la saluèrent poliment mais elle ne daigna pas leur accorder son attention.

Voyant que sa mère ne réagissait pas, la maîtresse de maison s'approcha d'elle et soupira. Elle sortit un mouchoir de sa poche et frotta le visage que les invités ne pouvaient distinguer depuis l'entrée de la salle à manger. Lorsqu'elle recula le tissu, Az remarqua qu'il était désormais imbibé de sang. Il s'approcha alors des deux femmes et ne put s'empêcher de retenir un hoquet de stupeur.

La matriarche de la famille était maigre. De ses yeux presque aveugles, elle pleurait des larmes presque noires tandis que ses cheveux blancs étaient devenus écarlates et poisseux tant le liquide vital les imprégnait.

— Que lui arrive-t-il ? demanda le Prêtre.

— Malheureusement, je ne sais pas du tout, lui répondit leur hôtesse. Cela va désormais faire plus de deux semaines qu'elle est dans cet état et que les médecins ignorent ce qu'il lui arrive.

Sensible à la détresse présente dans la voix de la maîtresse de maison, le Rorce ne put rester les bras croisés. Il leva son sceptre en direction de la personne âgée et récita :

— Soins légers !

Aussitôt, son sort prit effet et les saignements de sa patiente s'estompèrent tandis que ses yeux se mirent à briller d'une lueur plus vive.

— Qu'est-ce que vous avez fait ? s'écria immédiatement la mère des enfants tandis que ces derniers observaient le colosse d'un air apeuré.

— Mathilde, s'il te plaît, j'aimerais que tu évites de crier sur celui qui vient visiblement de me guérir.

Surprise, la dénommée Mathilde fit volte-face et des larmes coulèrent alors de ses yeux.

— Maman...

— Ne t'inquiète pas, je vais mieux, la rassura la matriarche en lui saisissant la main. Je vous remercie, Monseigneur...

— Az, répondit du tac au tac le Prêtre. Mais ne soyez pas aussi formelle avec moi, Dame...

— Asalia. Il en va de même pour vous, Az. Je vous remercie pour vos soins.

— Il n'y a pas de quoi. Cependant, sachez que ce n'est que temporaire. Je ne peux pas vous libérer du mal qui vous ronge. J'imagine d'ailleurs que c'est à cause de cette maladie que vos enfants nous ont demandé de venir.

— S'il n'y avait que la maladie... grommela Mathilde.

— Pouvez-vous nous en dire plus ? intervint alors Fàffnîrr.

La femme hocha la tête et, après avoir aidé sa mère à se rendre dans la chambre pour se reposer, elle les invita à prendre place autour de la table.

— Depuis maintenant deux semaines, toutes les nuits, nous sommes réveillés par des cris de monstres provenant de l'extérieur du château. Nous en avons parlé aux gardes mais ces derniers nous disent qu'ils n'ont rien vu. De plus, nous commençons tous à tomber malades. Je suis certaine que la maladie a un rapport avec ce maudit monstre car elle a commencé juste après que les rugissements ont retenti. Comme vous avez pu le voir, ma mère est la plus touchée. Mon mari et moi saignons parfois du nez mais ce n'est pas encore aussi critique que pour Mère. Cependant, aucun médecin n'arrive à lui diagnostiquer quoi que ce soit et nous n'avons pas assez d'argent pour payer des prêtres guérisseurs.

— Je suis désolé d'être aussi cru, mais dit comme ça, nous ne pouvons pas vraiment vous aider... marmonna Fàffnîrr.

— Je le sais bien, mais nous ne savons rien de plus.

— Alors, on va mener l'enquête ! s'exclama Ama.

— Et comment comptes-tu faire ?

— C'est plutôt simple.On attend ce soir et on va pourchasser ce monstre !

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