Chapitre deuxième

Cinq jours plus tard...

Dix-neuf heures. Les invités allaient bientôt arriver.
Les invités allaient bientôt arriver et les préparatifs n'étaient pas terminés.
Je bondis de ma chaise en me reprochant de m'être assoupi et courus en cuisine. Aucunes tartines n'avaient été faites et il fallait dispatcher les amuse-gueules dans des coupoles. Quant aux boissons, c'était Jeanne qui s'en occupait. Elle était partie il y a environ une demi-heure au supermarché du coin pour en acheter.

L'envie de dormir me revint sournoisement mais je devais garder les yeux ouverts.
J'avais déjà perdu un temps fou en m'endormant sur cette chaise inconfortable.

Ma fatigue était dû au fait que je ne dormais plus beaucoup ces dernières nuits : mes cauchemars avaient recommencé. Ces mêmes cauchemars qui m'avaient expédié six ans plus tôt à l'institut psychiatrique Sainte Espérance.
À l'époque je me réveillais en pleine nuit en hurlant et en transpirant à grosse gouttes puis à chaque fois, j'avais l'impression de voir des êtres encapuchonnés s'enfuir de ma chambre. Les responsables du centre avaient fini par m'exiler dans une chambre loin des dortoirs car je ne cessais de réveiller les autres pensionnaires.
Je n'avais plus fait ces mauvais rêves depuis deux ans et j'étais censé ne plus jamais en faire d'après les psychiatres.
Mais rien qu'aujourd'hui j'en ai fait trois.

Dont un sur cette maudite chaise.

En réalité je faisais toujours le même mauvais rêve : celui où je voyais ma mère se faire poignarder. Chaque détail était gravé à tout jamais dans ma mémoire et dernièrement, à chaque fois que je fermais les yeux, ils ressurgissaient dans mon esprit tel un voile de fumée noirâtre.
Tel un film d'horreur que l'on rembobinait... encore... et encore....
J'étais assis dans le canapé de notre ancienne maison en Bretagne... c'était un jour de tempête... la nuit était vite tombé à cause de l'orage.
Nous étions un vendredi soir, un soir d'automne...
Le tonnerre grondait et j'apercevais par intermittence à travers les rideaux, des éclairs zèbrant le ciel... ma mère s'était levé quelques minutes plus tôt pour ouvrir la porte à mon père qui venait de sonner...
Mes parents étaient divorcés depuis peu. Mon père devait donc venir me chercher pour que je passe le weekend avec lui... sauf qu'une violente dispute avait éclaté à l'entrée... je ne voyais rien de ce qu'il se passait mais les voix en colère me firent peur et je me réfugiai sous la table du salon... Le ton des voix montait de plus belle puis tout d'un coup il eut un gros bruit... suivi de pas précipités... ma mère déboula dans le salon avec une expression de terreur, suivi de près par mon père fou de rage... Je ne sut jamais comment, ni pourquoi, mais des objets se levèrent et foncèrent vers mon père... il les esquiva en plongeant habilement sur ma mère... la plaqua sans ménage sur le dos... sortit un couteau... et la poignarda...une première fois... une deuxième fois... une troisième fois...
Il était dos à moi, le sang bouillonnant giclait sur le tapis à chaque coup porté...
Une quatrième fois...
J'avais plaqué mes mains sur mes oreilles pour ne plus entendre les cris...
Une cinquième fois...et il se leva, tourna la tête à droite et à gauche puis s'enfuit sans se retourner...
Ma mère baignait dans une mare de sang... marre de sang qui tachait ses cheveux blonds... Sa tête était tournée vers moi et elle me regardait... un triste sourire aux lèvres... avec ce filet rouge vermeil sortant de sa bouche... Un lent clignement de ses magnifiques yeux me fit comprendre qu'elle était encore en vie... et je m'approchai, sanglotant... elle me tendit d'une main tremblante un pendentif bleu, le sien, que je mis aussitôt à mon coup... puis sa main retomba et ses yeux devinrent vitreux... Elle se mit à regarder le plafond, sans pouvoir le voir...
Elle était partie...
-Alex ?
Elle était morte pour toujours...
-Alex !
Plus jamais je la reverrai, elle était...
-Alex réveilles toi !

J'ouvris les yeux. Le visage inquiet d'une jeune femme brune était penché sur moi.
Je me redressai haletant.
D'un coup d'œil, je vis que j'étais toujours dans la cuisine, mais au sol cette fois : j'étais tombé raide endormi.
-Ça en fait combien de cauchemars pour aujourd'hui ? Me demanda Jeanne.
Je mis un certain temps avant de répondre.

-C'est le quatrième, comment t'as su que s'en était un ?
Une lueur moqueuse apparut dans ses yeux couleur miel.

-Tu appelais ta maman dans ton sommeil.

-Très drôle.

Je me relevai tant bien que mal malgré son aide. Une douleur à l'arrière du crâne m'indiquait que je m'étais cogné dans ma chute.

-Ils vont arriver dans cinq minutes. À ta place, j'irai passer de l'eau fraîche sur mon visage, on dirait que tu as vu un fantôme.
Je souris.
-Qu'est-ce que je ferai sans toi Jeanne.

-Rien du tout évidemment, allé files, je m'occupe du reste.

Elle m'envoya un clin d'œil.

Je sortis de la cuisine et me dirige lassement vers la salle de bain.
Jeanne était ma meilleure amie depuis des années et maintenant aussi ma colocataire. On était dans la même promo à Sainte Espérance. Ses parents l'avaient envoyé là-bas parce qu'elle s'amusait à dessiner des têtes décapitées et des gorges tranchées
partout où elle passait.

Je pouvais comprendre leur choix.

Mais très vite, Jeanne avait cessé cette activité lugubre et on s'était lié d'amitié.
C'était la seule à avoir été là quand j'en avais le plus besoin, quand j'étais au fond du trou, noyé dans la tristesse. Je pouvais absolument tout lui confier et elle me remontait le moral avec son humour ou me redonnait le sourire avec son imagination extravagante.
J'arrive devant le miroir de la salle de bain. Elle avait raison : j'avais mauvaise mine. Mon teint était pâle et mes cheveux bruns étaient en bataille. Je retire mes lunettes et les pose au bord du lavabo. De fines cernes se distinguaient sous mes paupières légèrement rosées : les séquelles visibles du manque de sommeil. Je plonge ensuite mon regard dans mes propres yeux. Ils étaient d'un bleu profond, d'un bleu électrique...

C'était le seul héritage physique de ma mère, tout le reste je le tenais de mon père...

Je fis couler de l'eau quelques secondes sur ma tête, épongeai rapidement mon visage et remis mes lunettes. Une sensation de fraîcheur me traversait à présent. Il ne restait plus qu'à sortir pour aider Jeanne.
J'appuie alors sur la poignée et ouvris la porte.

-SURPRISE !!!

Une trentaine de camarades de Sainte Espérance se trouvaient devant moi, souriant et rigolant bêtement.
Certains se détachèrent du groupe et me pressèrent de part et d'autre en me souhaitant joyeux anniversaire.
Je reconnu Greg à sa grande corpulence et à ses petits yeux. C'était un de mes amis. On l'appelait également le bulldog dû au fait qu'il fonçait sans raison sur les gens et éprouvait un plaisir fou à les voir tomber.
Cela lui à valut son incarcération à Sainte Espérance.

Ce dernier s'empiffrait déjà démesurément de tartines de confiture et de chips.

-Bon anniversaire mon vieux, me souhaita-t-il.

-Merci Greg. Je vois que tu tiens bien le régime que tu m'avais promis il y a cinq jours.

Il cacha dans son dos ses mains d'un air fautif.

-Tu sais...moi et la bouffe nous sommes si bons amis, se défendit-il, tu n'as pas d'cœur de vouloir mettre fin à une si belle amitié.

- Alors manges, plaisantai-je, on verra si vous serez toujours bons amis dans quelques semaines.

Il me prit et me serra amicalement dans ses bras.

-Je suis content de te revoir mon frère, me dit-il.

-Moi aussi, répondis-je en suffocant la poitrine compressée.

On alluma les enceintes et la fête d'anniversaire débuta. L'ambiance était joyeuse et des éclats de rires s'élevaient de temps en temps dans le séjour. Cela faisait seulement cinq jours qu'on s'était séparé mais nous parlions déjà du passé et de nos histoires insolites de manière nostalgique.
Je m'approchai de Jeanne qui remplissait des verres à pied de boissons gazeuses.
-Tu ne m'avais pas dit quinze personnes max ?
Elle fit mine d'être exaspérée.
-Arrêtes de jouer les rabats joie et profites un peu, les dix-huit ans ça se fête quand même !
Elle m'envoya un coup de coude dans les côtes en souriant et s'en alla vers un petit groupe de filles.
Je me surpris à la dévorer des yeux et fus confus un instant.
La sonnette d'entrée retentit ce qui me permis de me changer les esprits en allant ouvrir.
Une grande dame dans la quarantaine à la carrure forte patientait derrière. Une petite enveloppe se trouvait dans sa main.
-Mon petit Alex !
Elle m'ébouriffa les cheveux à m'en racler le cuir chevelu.
- Je suis si fière de toi tu sais, comment vas-tu ?
-Je vais bien, répondis-je en me massant le crâne, content que tu es pu venir Minetta.

-Moi aussi mon grand. Tiens, c'est pour toi.

Je pris hésitant l'enveloppe qu'elle me tendait et l'ouvris. Elle contenait un chèque de cent cinquante euros.

-Franchement... Minetta..., dis-je mal à l'aise, tu n'aurais pas dû... je ne peux pas.

Je lui retend son enveloppe.
Elle me souleva le menton.

-Écoutes moi, ça me fait plaisir de t'offrir ce cadeau, prends-le et ne t'en fait pas pour moi.

Ses yeux noirs brillèrent un moment d'émotion.

-Merci Minetta.

Elle me relâcha et posa ses mains sur mes épaules.

-Mais dit donc, t'es devenu un sacré beau garçon toi ! Je suppose que tu as une élue en ce moment, hein ? Avoues !

-On s'est vu il y a cinq jours, c'est un délai un peu court pour se mettre en couple mais merci de me rappeler que j'étais moche.

Nous rigolâmes ensemble pendant quelques secondes puis je l'invite à entrer en glissant l'enveloppe dans ma poche.

Minetta était une des dames de ménage de Sainte Espérance, énormément appréciée de tous les pensionnaires. Elle prenait soin de nous et nous gâtait de friandises mais avec moi, elle se comportait carrément comme une mère. Il faut dire que ce n'a pas été facile pour elle : elle a perdu son fils unique dans un accident de voiture au même moment où je faisais mon entrée au centre. Elle ne s'en ai jamais vraiment remise, mais me considérer comme son propre enfant l'avait beaucoup aidé.
Il y a de cela un mois, elle s'était fait virer de Sainte Espérance après avoir pris ma défense face à Madame Loren. Une violente altercation avait éclaté entre les deux femmes et Minetta en a perdu son poste. Depuis l'ex dame de ménage n'avait plus d'emploi.

Vous comprenez donc ma gêne au moment de prendre le chèque.

Lorsque les autres la virent, ils commencèrent à l'acclamer avec entrain. Deux filles la prirent pas les bras et l'entrainèrent avec elles.

- Je suis en train de voler la vedette au roi de la soirée ! Plaisanta Minetta.

Il eut des rires et la bonne ambiance repartit de plus belle.

Puis vint le moment de l'arrivé du gâteau transporté par deux jumelles, toutes deux des anciennes pensionnaires que je ne connaissais pas très bien. C'était un gros gâteau, très travaillé, enlacé de crème chantilly et orné de bougies mais c'était un gâteau...
-Rose ? Demandai-je à Jeanne qui se tenait près de moi. Un gâteau rose ?

Elle sourit d'un air désolé.

Le gâteau arriva devant moi et les invités commencèrent à scander mon nom.
Je posai un instant derrière la pâtisserie le temps des captures des photos, puis pris ma respiration et soufflai sur les dix-huit bougies.
Des cris et des applaudissements joyeux s'élevèrent. Des gens vinrent en masse me faire la bise. J'étais heureux. Ça faisait longtemps d'ailleurs que je l'avais été. Il ne manquait qu'une personne à cette fête. Si seulement elle était encore en vie. Si...

Mon sourire disparut subitement et mon sang se glaça. Mon cœur se mit à battre à toute vitesse et ma bouche s'entrouvrit lentement.
Elle était là, à l'écart, paisible, debout dans un coin du salon. Aucun des invités ne semblait la voir. Elle me souriait avec engagement et de la fierté se lisait sur son visage pâle. Son corps et ses vêtements étaient d'une couleur légèrement laiteuse et semblaient irréels.
Ma mère portait la même robe qu'au moment de sa mort, une robe sur laquelle était imprimée des motifs d'oiseaux s'envolant et de fleurs d'amande.
Cette même robe déchirée à cinq endroits sur sa poitrine, révélant des trous béants et noirs de sang.

Les voix des convives se turent peu à peu et je sentis des regards interloqués se poser sur moi. Ils devaient me prendre pour un fou à fixer le mur les yeux écarquillés, mais moi je voyais l'impossible et eux non.
Quelqu'un glissa délicatement une douce main dans la mienne.

-Ça va ? Me demanda Jeanne.

Je la regardai un instant. Son visage était étrangement proche du mien. Elle aussi m'observait avec incompréhension.
- Que se passe-t-il ? Tu transpires à grosses gouttes...
Je repose mon regard dans l'angle du salon. Elle n'était plus là, elle était partie, encore une fois...
-Si c'est à cause de la couleur du gâteau...
-Ce n'est pas à cause du gâteau ! Lui dis-je violemment en retirant ma main de la sienne.
Je me tournai vers les autres. Plus personne ne parlait et tous me toisaient avec une angoissante expression de crainte mêlée d'étonnement.
Je déposais mon verre et sortis du salon à grands pas.
Des chuchotements s'élevèrent aussitôt dans mon dos.
-...que lui arrive-t-il ?
-...il regardait le mur dans ce coin là-bas...
-Qu'à t-il vu ? ...

Je sortis en trombe de l'appartement et descendis les escaliers le plus rapidement possible. C'était la pagaille absolue dans mes pensées. Je venais de voir ce qui semblait être le fantôme de ma mère et personne d'autre que moi n'avait perçu sa présence. Le manque de sommeil venait sans doute de me jouer un sacré tour.
Un long gargouillis sortit des tréfonds de ma gorge : je riais comme un fou. C'était peut-être ce que j'étais devenu au final. Ça fait seulement cinq jours que j'ai quitté Sainte Espérance et j'avais déjà des hallucinations de haut niveau. Si madame Loren était là, elle m'aurait raccompagné au centre en me pinçant l'oreille et mis sous sédatifs.

Je sortis du bâtiment et l'air frais du mois de juillet me fit du bien.
Passants et touristes étaient encore nombreux sur le boulevard Voltaire. La route dégagée permettait aux voitures d'aller au maximum autorisé et les bars étaient remplis de gens aimant se détendre les dimanches soir.
Paris était une ville qui ne dormait jamais.
Je me mis à marcher sans vraiment savoir où aller mais j'avançais uniquement pour me vider la tête. On me jetait des coups d'œil furtifs. Il faut dire que je devais avoir un faciès de mort vivant. Mais tant pis.
Tout à coup j'eus l'impression que l'on me suivait. Je pivote brusquement sur mes jambes pour vérifier.
Personne ne me traquait. Pourtant cette sensation d'être pris en filature, qu'un être m'observait dans l'ombre ne cessait de monter. Ni tenant plus, je me mis à courir à toute vitesse. Les gens s'écartaient sur mon passage en rouspétant. Je bouscule un vieil homme qui me couvrit d'insultes mais je n'y prêtai guère d'attention. Je courus jusqu'à être totalement épuisé et je repris mon souffle dans un coin de rue qui m'était inconnu.
Il fallait que ça s'arrête. Je délirai. J'en devenais même paranoïaque. Des larmes se mirent à couler sur mes joues sans que je le veule.
-Pourquoi le monsieur il pleure ? Demanda une voix enfantine non loin.
-Il doit se sentir triste, répondit sa mère en s'éloignant.
Non je n'étais pas triste. Je devenais fou c'est tout. Et personne ne pouvais m'aider. Personne.
Une forte présence derrière moi me fit frémir et je me retournai.
Ma mère était à nouveau là, à un mètre seulement, sans que pour autant les passants puissent la voir. Certains même la traversaient, et cela ne les affectèrent d'une quelconque manière.
Elle avait la même apparence que tout à l'heure cependant son sourire avait disparu : elle ne semblait pas comprendre ce qui m'arrivait. Des individus commençaient à s'arrêter et à m'aborder d'un air inquiet, mais je ne percevais absolument pas ce qu'ils me disaient.
Soudain le fantôme de ma mère leva lentement une main et l'approcha de mon visage dans le but de le toucher. Je me mis à trembler et fis un pas incontrôlé en arrière, trébuchant ainsi sur le rebord raide du trottoir et tombe sur la route.
Des cris affolés s'élevèrent aussitôt.

J'entendis d'abord les crissements de pneus...

Puis je vis les phares éblouissants...

Et tout devint noir.

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