𝟹𝟸. 𝙼𝚒𝚎𝚗𝚗𝚎, 𝚘𝚏𝚏𝚒𝚌𝚒𝚎𝚞𝚜𝚎𝚖𝚎𝚗𝚝.
(𝖣𝖾́𝗆𝖺𝗋𝗋𝖾𝗓 𝗅𝖺 𝗏𝗂𝖽𝖾𝗈 𝗉𝗈𝗎𝗋 𝗏𝗈𝗎𝗌 𝗉𝗅𝗈𝗇𝗀𝖾𝗓 𝖽𝖺𝗇𝗌 𝗅'𝖺𝗆𝖻𝗂𝖺𝗇𝖼𝖾)
"Nous vivons dans un monde imaginaire, un monde d'illusion. Le plus grand défi de la vie est de trouver la réalité."
Iris Murdoch
𝙰 𝙲 𝚃 𝟺.
🎠 𝙳 𝚎́ 𝚌 𝚎 𝚖 𝚋 𝚛 𝚎.
𝟥𝟤. 𝖬𝗂𝖾𝗇𝗇𝖾, 𝗈𝖿𝖿𝗂𝖼𝗂𝖾𝗎𝗌𝖾𝗆𝖾𝗇𝗍.
Ghost.
Mon casque à la main, dès que je pousse la porte du manoir Caine, l'odeur familière des cosmos et du bois ancien s'infiltre dans mes poumons.
Ça sent toujours les cosmos...
À chaque fois que je mets un pied ici, les cinq premières minutes me refont toujours le même effet : je retourne en enfance, et cette demeure me raconte encore tous mes anciens souvenirs...
Jusqu'à aujourd'hui je ne suis pas sûr d'aimer ou de détester ça.
En refermant la porte d'entrée derrière moi, mon regard se lève automatiquement sur le blason imposant de notre famille au-dessus de la porte.
À nos yeux, il représente le symbole le plus puissant de notre clan...
L'aigle fier à deux têtes en or, croisé par deux kandjars, se démarque du fond rouge écarlate sur lequel il trône. Entouré par des médaillons et des armoiries associées à l'histoire de notre lignée.
Comme la tradition l'exige, à chaque fois que je croise notre emblème, je l'honore en plaçant instinctivement ma paume droite sur mon cœur. En signe de respect envers notre clan.
Tous les Caine ont obligation de lui rendre hommage, sans jamais détourner le regard. Ce geste, je l'ai fait un million de fois, on m'a enseigné à le faire depuis que je suis tout petit.
Je lis mécaniquement les devises, comme pour me les rappeler encore, alors qu'elles sont gravées à l'encre noire sur ma peau, et que je les connais par cœur.
Ces trois dictons guident nos vies, la mienne qui plus est.
"Nderi është mbi jetën"
"L'honneur est au-dessus de la vie".
"Hakmarrja është detyrim"
"La vengeance est un devoir"
"Vie Victus"
"Malheur aux vaincus"
Puis, je tourne le dos au blason en m'enfonçant dans la maison. Plusieurs domestiques affairés passent rapidement à côté de moi en me saluant. Je leur réponds d'hochements de tête.
En baissant la fermeture éclair de ma veste , je n'emprunte pas le grand escalier qui mène aux étages, mais poursuis ma route vers la pièce principale. Le tic-tac régulier de l'horloge familiale accroché au mur résonne froidement. Ça me donne toujours autant les mêmes frissons... Je déglutis en sentant mes poils s'hérisser.
Elle m'effrayait plus jeune... J'avais horreur de l'entendre cliqueter doucement pendant la nuit...
Dépassant les tableaux muraux de mes ancêtres, j'entends d'ici le crépitement de la cheminée allumée dans la salle de séjour.
— Bab ? (papa) articulé-je dans l'espoir qu'il se trouve dans ce compartiment de la demeure.
En m'enfonçant dans le salon, les hauts plafonds ornés de moulures et de peintures classiques sont baignés par la lumière qui pénètre la pièce. Il y a un livre sur les lois du Kanun posé sur la table basse en bois et un reste de faras (graines de tournesol) à l'abandon dans un bol.
Je tire sur mes gants avec mes dents avant de les fourrer dans ma poche, puis je prends le bouquin entre mes mains, et le feuillette quelques secondes. Mon père a tracé au rouge quelques passages. — Il fait tout le temps ça, annoter ses livres. — Je le repose, retire ma veste que je porte à bout de bras et j'en profite pour prendre une poignée de pépites. Directement j'en fais craquer une entre mes dents.
Putain, c'est tellement addictif ce truc. Je me fais piéger à chaque fois que j'en mange un, je ne peux plus m'arrêter.
— Bab ?
Je m'enfonce dans le manoir, en avalant mes faras. Mes baskets s'enfoncent dans les larges tapis orientaux qui ouvrent le chemin vers un couloir.
— Bab ? Ku je ? (Papa ? T'es où ?)
— Jam në kuzhinë, biri im. (Je suis dans la cuisine, mon fils)
La voix de mon père, Antonio, fait tourner mes pas vers l'accès à la cuisine. En quelques secondes, j'y arrive et je le vois de dos. Il verse une petite quantité de çaj (thé) infusé dans deux gotë për çaj (verre de thé), avant de les diluer avec de l'eau chaude.
C'est parfait, j'en avais envie.
— Eja të pijmë çaj së bashku. (Viens prendre le thé avec moi.) m'invite-t-il en se tournant vers moi avec les verres.
Son air apaisé me signale qu'il est content que de me voir. En déposant mon casque et ma veste sur l'îlot central, je l'observe venir à moi, la vapeur s'élève des verres dans une danse hypnotique. Il fait glisser mon thé vers moi, et je me penche pour prendre un sucre.
Avant j'en mettais deux.
J'ai préféré arrêter parce que, je cite, selon mon père, « personne n'est à l'abri du diabète ».
Et la santé, ça ne s'achète pas.
Néanmoins, je ne peux toujours pas boire mon çaj sans mettre au moins un sucre. Il ne faut pas trop m'en demander non plus.
— T'en as pas marre de foutre ton casque partout où tu passes, toi.
Le coin de mes lèvres se lève, mais je ne lui réponds rien.
C'est toujours le seul à me faire la remarque sur mon casque, d'ailleurs.
Je me penche en avant pour m'accouder à l'îlot, ma petite cuillère fait touiller le liquide pour faire fondre le sucre. Je profite un instant de ce moment de silence avec mon père. — Ça ne va pas durer, il a toujours quelque chose à dire — En attendant, mes yeux voyagent dans la cuisine familiale, qui je sais n'a pas toujours été aussi vide de vie...
...Avant, on vivait tous ici. Avec tous mes cousins.
On mangeait les plats albanais des femmes de la famille. Je faisais mon possible pour toujours squatter les réunions des hommes, parce que ça me donnait l'impression d'en être un moi aussi.
J'en ai vu des choses à cette époque.
J'en ai fait aussi...
À cette période, je ne me souviens pas avoir été aussi angoissé que maintenant.
Aujourd'hui, tout est différent...
Je me rappelle, Seiji passait des nuits entières ici.
Et qu'est-ce qu'on s'en est pris des raclées à cause de cet enfoiré ! Il avait le don pour avoir des idées de merde, et Dasar et Keler, mes cousins, étaient toujours partant pour le suivre.
Je retiens un sourire en coin face à mes souvenirs. Mon père avale son thé brûlant tandis que moi j'attends quelques secondes de plus. Les grandes fenêtres donnent vue sur la cour. Les cosmos ne fleurissent pas en hiver. Le sol n'est que de la terre qui attend d'être fertilisée.
Je sais que mon père préfère l'été pour voir ses cosmos noirs fleuris par centaines.
Il se raccroche à ça comme à une bouée de sauvetage.
Je porte mon thé à mes lèvres. C'est légèrement brûlant, mais c'est parfait pour moi. J'avale plusieurs gorgées avant de le déposer sur le dessous de verre en métal.
— Je ne te vois plus en ce moment, tu te fais rare, Callahan, commente finalement mon père en s'approchant de moi près de l'îlot.
Il regarde sa montre avant de prendre mon verre que j'ai fini de boire et retourne près du çezve (théière) sur le gaz.
— Les joies du salariat, répliqué-je un demi-sourire en coin.
Mon père laisse un amusement bref passer sur son visage. Il verse de nouveau du thé pour nous, et revient vers moi en me tendant le çaj.
Je le prends, et ajoute encore un sucre.
— Ton travail te fait oublier de passer voir ton vieux père.
Ses yeux se plongent dans les miens. Vêtu d'un polo noir, j'observe les traits de son visage, et pour moi, il a toujours les mêmes que quand j'étais petit. Mis à part ses cheveux épais qui perdent lentement de leur couleur.
Il n'est pas aussi vieux que ça.
Je lève les sourcils brièvement face à sa plaisanterie ratée, et il rit brièvement. De nouveau je porte mon thé à mes lèvres et avale quelques gorgées.
— Toute façon, la semaine prochaine c'est Noël. Tu vas te coltiner ma face pendant des heures, ajouté-je amusé.
Cette fois-ci il rit franchement.
— Est-ce que tu seras vraiment là ? me demande-t-il.
— Pourquoi pas ?
— T'as souvent des imprévus ces derniers temps.
— Je serai en congé payé du 24 au 25.
Mon père ricane une nouvelle fois en laissant un « idiot » à peine audible lui échapper. Je me prête à son amusement et souris à mon tour en étendant ma main pour prendre des faras (graines de tournesol) exposés sur le plan en marbre de la cuisine. Je commence à les croquer de nouveau, et je lance :
— Tu vas passer la voir ?
À la seconde où j'ai posé la question, je le regrette déjà. Mes mots me pèsent lourd sur les épaules, et je ne sais même pas pourquoi j'ai osé me lancer là-dedans.
Il hoche la tête.
J'ai une sensation épuisante qui se propage dans ma poitrine, on dirait que j'ai le cœur qui descend lourdement dans mon ventre. Et la chute fait mal...
Ça me fait toujours la même sensation...
— Tu devrais venir avec moi, ajoute-t-il sur un ton doux mais légèrement ferme.
— J'y penserais.
J'ai répondu trop vite.
Je sais très bien que ce n'est pas une question de réflexion...
— Tu n'as plus vraiment le temps « d'y penser », Callahan. Tu sais qu'il ne lui reste plus longtemps.
Ma gorge gonfle et m'étrangle de l'intérieur. On aurait dit que les murs de la cuisine se sont violemment rétrécis et m'ont écrasé avec eux. J'arrive à peine à respirer, mais pour faire profil bas, je continue d'engloutir ses pépites. Mes palpitations cardiaques rendent mes mains faibles.
Je ne veux pas entendre ça, pas maintenant, pas encore
J'avale une gorgée de çaj entre deux pépites . J'espère que la chaleur du liquide me réconfortera, mais ce n'est pas le cas, mon ventre est froid et plein de souvenirs qui vont bientôt s'éteindre à jamais.
Je fixe le vide devant moi, pour éviter le regard pénétrant de mon père.
Les souvenirs m'assaillent et je revois le gamin que j'étais. Accroché à ses jupes, pendue à ses bras parce que j'adorais son odeur... Quand tout allait bien. Quand je ne cherchais pas à fuir l'inévitable.
Une domestique entre dans la cuisine, elle me salue avec respect avant de prendre quelques affaires ménagères dans le placard et de quitter discrètement la pièce.
— Elle voudrait te voir plus souvent, poursuit doucement mon père.
— Je sais.
Ma voix est sortie comme un souffle. Je ne suis même pas sûr qu'il m'ait entendu.
— Qu'est-ce qu'il se passe, mon fils ? Je te sens changé depuis ces derniers mois...
Mon père pose sa tasse sur la table. Je lève légèrement un sourcil en le regardant. Il cherche à lire en moi, mais je sais que si je ne lui dis rien, il n'y arrivera pas.
Il n'a jamais vraiment réussi à me cerner.
Quand j'étais gosse, je passais mon temps à lui inventer tout un tas d'histoires rocambolesques. Il ne s'en rendait jamais compte. Moi ça m'amusait. Et puis j'ai fini par comprendre qu'il ne me questionnait jamais parce qu'il me faisait entièrement confiance.
Depuis, j'ai arrêté de lui mentir.
L'inquiétude dans ses traits me frappe de plein fouet.
Peut-être qu'il dit vrai, que quelque chose a changé. Moi, je ne m'en rends pas compte.
La vie poursuit son cours, et j'ai été assigné à cette mission le temps d'une année. Les risques augmentent, et m'angoissent, et en plus, je dois penser à ma future succession au trône...
Je pose mon verre, le cliquetis contre le dessous en métal coupe net le silence.
— Tout va bien, bab (papa), le rassuré-je en me forçant à ne pas le quitter des yeux.
Antonio m'observe un moment, puis hoche la tête lentement.
— Ça fait bien longtemps que tu es un homme, avec de lourdes responsabilités. Mais ne t'éloigne pas de ta famille, malgré tes nouvelles missions et ta future succession. N'oublie pas d'où tu viens.
"Nderi është mbi jetën"
"L'honneur est au-dessus de la vie".
"Hakmarrja është detyrim"
"La vengeance est un devoir"
"Vie Victus"
"Malheur aux vaincus"
C'est ce que son discours m'évoque.
Et j'en ai conscience depuis que je suis né.
Ces préceptes agissent comme des textes saints pour nous. On les accepte, et on ferme les yeux sur le reste.
Je ne peux pas faire flancher mon clan, ne serait-ce que d'un seul millimètre.
Le fait est que, nous appartenons tous à la même branche, et les actions des uns façonnent les autres.
Si un Caine faiblit, c'est toute la lignée qui se soumet.
C'est pour ça que tu n'as pas le droit à l'erreur, Cal'.
Mon père me regarde avec affection. Dans ses yeux je comprends bien qu'il a conscience de la charge qui pèse sur moi.
Malgré tout ce qui incombe aux membres de l'Ordre, je reste son seul fils. Même s'il ne me le dira jamais, il aurait pris ce fardeau à ma place si on lui avait donné le choix.
Mes yeux se perdent vers les grandes fenêtres.
Il neige encore...
Je suis sûr que tu adores la neige, zemër...
— Je veux que tu viennes avec moi, la prochaine fois.
La voix de mon père me ramène à lui. Je le regarde.
— Ça me donne des migraines.
— Je sais que tu n'aimes pas les hôpitaux. Mais tes migraines s'en vont, Cal', elle, dans quelque temps, tu ne pourras plus jamais la revoir.
La sensation d'être empoisonnée de l'intérieur crispe mon estomac. Je suffoque en ayant l'horrible sensation que mon intérieur panique.
Je baisse les yeux une seconde sur mon poignet, et une petite partie de ma lèvre inférieure se retrouve prisonnière entre mes dents. Je me mords l'intérieur de la bouche violemment en résistant à cette envie de faire claquer l'élastique.
Mon Dieu... Ses mots sont comme des coups de poignard violents en plein cœur.
Je ne veux pas les entendre.
Je ne veux pas les entendre !
Je ne veux pas les entendre !
Ça me ronge de l'intérieur, d'autant plus parce que je sais qu'il a raison.
Mais accepter cette réalité c'est une tout autre histoire.
— Tu sais, ajoute mon père avec un petit rire dans la voix. La dernière fois... elle me parlait de te trouver une fille.
J'avoue qu'un petit rire spontané m'échappe. L'atmosphère change en un claquement de doigts. Ses paroles me sortent un tant soit peu de ma transe et de mes pensées sombres.
Je lui rétorque :
— Elle ne perd vraiment pas le nord. C'est grave ça !
— Qu'est-ce que tu veux. C'est pour ça que je l'ai épousé quand même !
Mes paupières se plissent face à mon amusement, et j'avale les dernières gorgées de mon çaj, en reprenant ma dégustation de fara.
— Il me semble qu'elle pensait à la fille des Dervishi.
Oulà ?
Je ne m'attendais pas à ce qu'il poursuive sur le sujet en me lâchant carrément un nom de famille.
Je lève un sourcil.
Mais encore ?
— Tu voix de qui je parle ? me questionne-t-il sur un ton qui me laisse entendre que lui aussi a les mêmes idées à propos de cette fille.
Je vois très bien de qui il parle.
— Non, j'vois pas.
Agacé par ma réponse, un tic de langue lui échappe. Je me retiens de rire.
— Tu sais très bien de qui je parle, budall (Imbécile) ! La fille de Jorik, Hira. Vous avez pratiquement grandi dans les mêmes sphères. Elle a eu 22 ans il y a trois semaines.
Elle n'est pas née le 5 juillet, donc ça ne m'intéresse pas.
— Ça doit être ça, oui. J'ai oublié en tout cas, répliqué-je en craquant une pépite que j'avale de façon nonchalante.
— Elle est albanaise, en âge de se marier, et elle fait partie de l'Ordre.
— Hmm.
— Jolie, polie, studieuse. Elle reste souvent avec les femmes de l'Ordre et enseigne quelques préceptes aux petits.
— Hm, c'est bien.
J'en ai rien à foutre.
— En rentrant, je me suis dit que ce n'était pas une si mauvaise idée.
— Tu t'es très mal dit, bab.
Mon père passe sa paume plantureuse sur sa mâchoire. J'observe sa chevalière similaire à la mienne. Il souffle un « Kaja nanen » (putain) entre ses lèvres. Et j'ai déjà un petit sourire en coin accroché à mes lèvres. Ça ne sert à rien d'essayer de me convaincre, parce que la réponse sera toujours la même, j'espère qu'il le sait.
Je continue de faire craquer mes faras et les enchaîner rapidement sans aucunement stresser.
— Je sais que tu as d'abord cette mission d'un an avec les Bennett. Mais tu pourrais prendre quelques jours pour l'envisager. Elle voudrait vraiment te voir construire ta famille...
J'essaie de dissimuler mon agacement, mais je sais que ça se voit sur mon visage.
Utiliser les souhaits de ma mère pour me convaincre ne changera rien au fait que la fille ne m'intéresse toujours pas et j'ai toujours d'autres chats à fouetter.
— Tu t'entends très bien avec Jorik, et son fils t'admire beaucoup. Ça ne pourrait qu'être bénéfique pour toi. Pourquoi ne pas l'inviter pour le réveillon ?
Alors là, garde la pêche mon vieux !
Je laisse le silence peser, parce que je ne trouve même pas nécessaire de me défendre pour ne pas marier la fille des Dervishi. Qu'il se prenne un vent.
— Cal', elle est de bonne famille, elle te respectera, et je n'ai entendu que du bien de cette fille, elle a très bonne réputation au sein de l'Ordre... Elle assurera ta descendance à merveille. Tu as besoin de quelqu'un à tes côtés au moment où tu reprendras les rênes. Quelqu'un qui comprend notre monde, nos valeurs. Qu'est-ce qu'il te faut de plus ? insiste mon père qui reprend un troisième verre de thé.
La conversation m'agace de plus en plus, et son ton devient un peu trop sérieux à mon goût.
J'ai des palpitations cardiaques qui cognent brutalement contre ma cage thoracique.
Un an...
Après cette année, le retour à la réalité risque d'être brutal.
Je me redresse avec ma poignée de fara dans la paume.
Ce n'est pas assez pour moi effectivement.
Ce n'est pas ce que je veux.
— C'est une mauvaise idée, répliqué-je finalement.
— Et pourquoi ?
Mon père me fixe sans me lâcher des yeux pour me comprendre.
— Parce que je ne suis pas intéressé, c'est aussi simple que ça.
— Et qu'est-ce qui t'intéresse, Cal' ? Tu vas avoir 26 ans le mois prochain, à ton âge, j'étais déjà marié, et tu étais déjà là.
— Ça, c'est pas mon problème, bab.
Il secoue la tête, avec une expression d'exaspération face à mon insolence. Je meurs d'envie d'exploser de rire, mais je me retiens en avalant mes pépites.
— Ça va bientôt devenir ton problème une fois que tu prendras les rênes de l'Ordre. Tu sais que le mariage est très important pour notre famille. Tu ne peux pas prendre cette place sans avoir au moins, la promesse envers un parti qui t'intéresse.
Il prononce ses mots gravement.
Je le sais.
Le problème... C'est que je n'ai plus de promesse disponible pour aucune de ses filles.
J'en ai déjà une autour du cou.
— Je la trouverai moi-même, celle que je veux, quand je veux.
Je n'espère même pas que ma réponse close le sujet, je sais déjà qu'il va chercher à me contrer.
— Tu n'en veux aucune, Callahan. Et les filles que tu sautes ne font pas partie de l'Ordre. Et je ne veux pas d'une non-Albanaise.
Hm.
Ma poitrine s'est compressée subitement sous mon pull. Mes palpitations cardiaques ne font que décupler.
Le froid du métal argenté contre ma peau que j'ai pendu à ma chaîne me fait déglutir.
— Même si je ramène une Anglaise, tu devras l'accepter, bab, affirmé-je sur un ton catégorique et taquin à la fois, tout en avalant un fara. Je préfère te prévenir maintenant, histoire que tu ne fasses pas une syncope devant moi. Parce que je ne te déposerais pas à l'hôpital.
Mon père se met à rire nerveusement. Il secoue lentement la tête comme si ce que j'avais dit était probablement la chose la plus drôle et folle qu'il n'a jamais entendue.
— Callahan, commence-t-il d'une voix douce qui me donne déjà envie de rire. Tu es mon fils. Mais ça vaut mieux pour toi et ton p'tit cul que tu penses d'abord aux traditions et à l'héritage que tu portes dans le sang. Avant de penser à satisfaire ce que t'as entre les jambes, parce qu'une petite Anglaise toute mignonne t'aura fait les yeux doux. Fais-moi confiance, ça ne vaut pas le coup de briser les codes.
Et qu'est-ce qu'il en sait le vieux ?
Un éclat de rire m'échappe. Mon père est désespéré par ma réaction et il avale son thé avec un sourire dans le regard, mais je sais qu'il a envie de m'étriper.
Il se mène vers le çezve (théière) et verse dans mon verre vide un fond de thé infusé et l'eau chaude, avant de revenir vers moi en m'ajoutant un sucre qu'il dissout en le touillant avec ma cuillère.
Je continue d'enchaîner mes faras dans ce silence à la fois apaisant et lourd de non-dits.
Il fait glisser mon thé vers moi, et je le prends pour boire quelques gorgées brûlantes.
Au bout d'un moment, il me fixe longuement comme un psychopathe et je me retiens encore de ne pas me foutre de lui. Sauf que son regard s'éternise et quand il plisse légèrement sa paupière droite, c'est que je sais qu'il est en train d'avoir un millier de réflexions.
— Quoi ? demandé-je en fronçant légèrement les sourcils. Tu me regardes comme si t'avais empoisonné mon thé.
J'avale quand même une gorgée de mon thé.
— Tu as trouvé une femme que tu voudrais marier ?
J'ai failli m'étouffer avec mon çaj.
Je place mon poing devant ma bouche pour tousser et mon père tapote mon dos en m'observant sérieusement.
Putain.
— Tu seras le dernier au courant si jamais, répliqué-je sur un ton taquin en toussant légèrement.
Mais son regard toujours aussi inquisiteur ne me lâche pas, et il me lance sur un ton catégorique :
— Le mariage est une affaire sérieuse, Callahan, et tu es bien conscient de mon point de vue à ce sujet. Fais attention à rester bien concentré sur les commandements de l'Ordre. Je ne tiens pas à ce que mon fils soit vu en paria comme Benjamin l'est à l'heure actuelle, ou pire, être radié et qu'on cherche à te tuer. Même moi je ne pourrais pas t'aider, tu le sais très bien.
Un frisson me parcourt l'échine.
Je termine d'avaler mon thé, le goût me paraît étrangement amer sur ma langue. Je dépose mon verre dans l'évier.
Ses mots me font froid dans le dos.
Je garde cette pensée pour moi, en ne le lâchant pas des yeux.
J'en ai assez entendu pour aujourd'hui.
— Et, je répète, ajoute-t-il. Je veux une Albanaise. Rien d'autre.
— Mhm, murmuré-je nonchalant.
À vrai dire, c'est une chose qu'il m'a déjà dite.
En fait c'est peut-être la millième fois qu'il me le dit.
Il me le dit depuis que j'ai peut-être cinq ou six ans.
Ça m'a toujours paru comme étant une évidence, je ne m'étais jamais posé la question de chercher en dehors de ma patrie.
Sauf qu'aujourd'hui ça résonne creux.
Et je choisirais quand même celle que j'ai envie.
— Penses-y. D'ici un ou deux ans, tu seras à la tête, il faudra que tu aies quelqu'un de sérieux à tes côtés, et ta mère aimerait avoir des petits-enfants.
Le sujet est clos pour moi.
Je me décolle de l'évier.
Mon destin est tout tracé.
À même le ventre de ma mère, cette conversation allait avoir lieu pour la mille et unième fois.
— Il faut que j'y aille, prononcé-je en récupérant mon casque et ma veste que j'enfile rapidement.
Je commence à avancer vers la sortie.
— Tu repars déjà ? me demande mon père qui va enchaîner son quatrième verre de çaj.
Je hoche la tête en réponse, tout en enfonçant mon oreillette pour me connecter avec Wayne.
— Tu vas t'occuper de ce journaliste ? Darren ?
J'acquiesce une nouvelle fois, la voix de Wayne résonne dans mes oreilles, il me signale qu'il m'entend.
— J'y vais, Bab.
Il hoche la tête, et je suis déjà en train de traverser les couloirs de manoir familial.
Arrivé devant la porte à l'entrée, je zieute notre emblème et place ma paume sur la poignée mais avant de la baisser, mon regard est captivé par le grand portrait de famille sur le mur à ma droite.
Je plane plusieurs longues secondes sur les traits doux de ma mère, qui me porte avec affection dans ses bras alors que je ne suis qu'un nourrisson. Mon père est à ses côtés, il nous enveloppe et nous protège.
Combien de temps mes yeux lorgnent sur ceux de ma mère ? Je n'en sais rien. Ça dure un moment et j'ai du mal à m'en détacher.
J'ai toujours trouvé maman très jolie.
C'était la plus belle.
Mais son visage ne ressemble plus à ça...
Une sourde mélancolie coule dans mes veines, la nostalgie réveille en moi ce sentiment de tristesse que je m'efforce de ne jamais ressentir.
C'en est assez pour aujourd'hui, je détourne le regard et refoule l'émotion grise qui n'a pas le temps de grandir en moi.
Je franchis la porte du manoir sans attendre, mes pas crissent sur le gravier enneigé.
Le froid me mord la peau et je dois encore remonter ma fermeture éclair jusqu'en haut pour me protéger du froid.
Ma paume s'enfonce dans ma poche pour prendre mes gants mais au même moment, je sens mon téléphone vibrer.
Je le sors, mes doigts subissent déjà la cruauté du froid.
Quand je déverrouille l'écran. Mes pensées grises s'envolent et j'ai déjà un large sourire qui étire mes lèvres.
C'est une notification de microbe.
Enfin... Un peu de toi.
Je m'arrête en plein milieu du chemin juste parce que je veux me concentrer pour bien lire son message.
« Microbe : Bonjour Callahan. J'espère que tu vas bien ? Je t'envoie ce message pour te prévenir que je ne suis pas allée en cours aujourd'hui. Merci. »
Maintenant, je vais bien, zemër (mon cœur).
Mais mes sourcils se froncent. Ce n'est pas dans ses habitudes de sécher les cours.
Sans perdre un instant, je l'appelle directement, tout en me dirigeant vers ma moto garée devant la cour.
La tonalité résonne.
Une fois.
Pitié...
Deux fois.
— Allo, Callahan ?
Mon Dieu ! C'est une première !
Sauf qu'une seconde fois, je me stoppe net dans mon avancée. Sa voix est faible, et j'entends des reniflements. Mon cœur rate un battement et je sens le pli entre mes sourcils à force de les froncer :
— Pourquoi tu pleures ? demandé-je directement en reprenant ma route vers ma moto.
J'entends un petit son de surprise lui échapper. Elle ne s'attendait pas à ce que je devine aussi vite.
— N-non, je ne pleure pas, me répond-elle en reniflant, je sais qu'elle ment.
— Ne me mens pas. Qu'est-ce qu'il se passe ? T'es où ?
Je m'assois sur ma moto, une tension acide monte en moi. Je ne perds pas de temps pour l'allumer et glisser mon casque sur mon crâne. J'arrive à enfiler un de mes gants.
— Mais r-rien. Je suis chez moi...
Sa voix tremblante me stresse putain !
— Microbe, c'est quoi le problème ? Tu me fais paniquer là.
— Mais rien ! Mais... En fait...
Elle craque.
Putain non.
J'ai la foutue sensation que mon cœur va sortir de ma poitrine et que ça va me faire crever.
J'entends ses pleurs discrets à travers le combiné. Je regarde ma montre, je peux arriver chez elle en une trentaine de minutes si je me dépêche.
— Mais quoi ? la pressé-je alors que mon cœur bat de plus en plus fort. Dis-moi ?
— Mais c'est mon livre... !
Hein ?
Cette fois-ci, elle éclate en sanglots.
Je ne peux m'empêcher de lever un de mes sourcils. J'ai un sourire nerveux en coin.
— Mais attends, comment ça ? De quel livre tu me parles, microbe ?
D'une voix toujours aussi tremblante et faible, elle m'explique :
— En fait-en fait... j'étais en train de lire 'Valentina' mais elle-elle est tellement triste, c'est horrible ce qu'ils lui ont fait-et là... là, elle n'arrive pas à guérir tu vois ? La pauvre...
Oh, putain.
Elle va me tuer cette fille... !
Je ferme les yeux une seconde, mais je ne peux pas résister, j'éclate de rire en secouant lentement la tête. J'ai un poing devant ma bouche et un mélange de soulagement et de désarroi total.
Elle est complètement à côté de la plaque !
— T'es sérieuse là, c'est pour ça que tu pleures petite peste ? la taquiné-je. Putain, j'ai failli faire une syncope !
J'entends un petit son surpris lui échapper, et elle me répond :
— Non mais... c'est pas ça ! C'est... pfff... bon, laisse tomber, je vais y aller ! Je ne peux pas parler au téléphone, je suis super occupée.
Occupé à lire des livres de mafieux...
Putain, c'est qui encore cet enculé sur lequel elle lit.
— Attends ! je la retiens en riant doucement.
— Mais quoi ? s'agace-t-elle sérieusement en soufflant carrément.
Pendant une seconde j'ai l'image son image qui me frappe de plein fouet.
Quand elle s'énerve, elle a le visage qui rougit et ses sourcils fins se froncent gentiment. D'ailleurs, j'ai remarqué que son nez se retroussait un peu et elle a tendance à ouvrir ses paumes.
— Comment ça 'mais quoi ?' Mais à qui tu parles toi ? je feins l'indignation. C'est comme ça que tu t'adresses à ton petit mari adoré, petite peste !
J'entends enfin un son cristallin.
Son rire me fait fermer les yeux une seconde.
Son rire me rend léger.
— Callahan, il faut vraiment que tu arrêtes de dire n'importe quoi !
Oui mais j'adore te taquiner.
J'adore quand elle se laisse rire.
J'adore, j'adore, j'adore !
— Mais c'est ce qui fait tout mon charme, Microbe. Je sais que t'adores ça.
— T'es insupportable, tu le sais ça ?
Je ris doucement à mon tour.
— Ce qui est insupportable c'est que tu pleures pour des livres, et pas pour mes nombreuses demandes en demande en mariage. Ça commence à m'énerver.
De nouveau, ma réflexion la rend hilare.
Je vois les traits de son visage dans mes souvenirs.
Sa légère fossette à la joue droite.
Ses petites lèvres roses pulpeuses qui se lèvent.
J'inspire, en ayant la sensation d'avoir ses cheveux entre mes doigts.
L'odeur de sa peau.
La sensation de ma langue contre sa gorge délicieuse.
L'orage gris de ses iris me manque...
J'ai une soudaine envie de passer la voir...
Mais je sais que je ne peux pas dans l'immédiat.
Le léger silence qui s'est installé entre nous n'est pas gênant, comme à chaque fois.
Je le trouve au contraire apaisant.
Finalement, je lui demande doucement :
— Dis-moi pourquoi t'es pas allée en cours ?
— Ah ! Euh...
Je patiente un peu le temps qu'elle trouve ses mots. Elle s'éclaircit la voix avant de me confier d'une voix timide :
— Je suis indisposée, et ça me fait trop mal au ventre... si tu veux tout savoir.
Je veux tout savoir.
— De quoi tu as besoin ?
— Q-quoi, non ! De rien, Callahan. Ma mère m'a fait un thé tout à l'heure ! Tout va bien, mais merci c'est gentil.
Je lève un sourcil, un peu surpris par l'initiative de Margaret.
Est-ce que cette grande conne s'est enfin rendu compte qu'il était temps de s'occuper de sa gosse ?
— T'es pas toute seule alors ?
— Non, non, ma mère est là. Et je sais pas si elle va aller au bureau aujourd'hui.
— C'est bien, je réponds doucement. Et tu as mangé ?
— J'ai fait du riz, avec du poulet. Tu sais, comme la dernière fois. Et à cause de toi je l'ai mangé avec du pain. J'avoue... que c'était bon, rit-elle.
Le rire dans sa voix éveille ma joie.
Ce qu'elle vient de me dire d'autant plus.
Po bëhesh shqiptare, zemra ime. (Tu deviens une Albanaise, mon cœur.)
Et même sans ça, je serais quand même à tes pieds.
— Je te ferais goûter des desserts la prochaine fois, un trileçe.
— Oh, je ne connais pas, mais veux bien, oui...
Je pince mes lèvres. La sensation chaude qui caresse lentement mon ventre est une des meilleures que je n'ai jamais ressentie.
Je ferais, tout ce que tu voudras.
Et encore plus quand tu me parles avec cette voix douce.
Encore une fois, elle ne me dit rien.
Je ne dis rien.
Et j'ai envie de rester dans cette paix, éternellement.
Les secondes s'écoulent, je jette un coup d'œil à ma montre...
J'ai une mission à accomplir...
— Microbe, je dois y aller. Tu raccroches quand tu veux, lui murmuré-je d'une voix douce.
Elle s'éclaircit la voix, et comme à chaque fois, elle est un peu hésitante à l'idée de raccrocher :
— Euh oui, au revoir, Callahan, passe une bonne journée alors...
— Bonne journée, ma préférée. Ne pleure pas.
Elle rit, en me soufflant un « chut » à peine audible et raccroche.
Mon microbe, mon llukum, ma préférée, zemra ime (mon cœur), mon amoureuse.
Juste...
Mienne.
Officieusement.
Ma paume que je n'ai pas gantée pour rester en appel est gelée.
Mais j'ai quand même un sourire qui tire mes lèvres en enfilant mon gant et les cadences de mon cœur résonnent dans l'entièreté de mon corps.
Je baisse ma visière.
La moto démarre dans un rugissement puissant.
Je la laisse me guider, et mes souvenirs doux meurent en ayant l'image de Darren Mills.
✤
Bonsoir bonsoir, bonsoir ! 🎃
Ça-va ? ☕️
IT'S TIIIME TO TAKE THE TEA : ☕️, je veux tout entendre, vos impressions, vos ressentis, vos théories, vos retours pour ce chapitre ? Dites-moi tout !
This was, just a soft chapter. Il était quand même temps qu'on entrevoit un peu la vie de Ghostie.
(Il est trop cute dans son rôle de fiston eh au revoir 😭 !)
Je commence enfin à vous plonger un peu dans son monde, et là, vous avez eu PAS MAL d'infos 🤭 ! J'en reste là !
Là, Ghostie va aller récupérer Darren miskine, on espère que tout va bien se passer pour lui 😗 !
Cassie, c'est littéralement nous quand on lit non ? On est d'accord ? 😭 Elle m'avait manqué, même là, j'ai trouvé qu'on l'a pas assez vuuueeee I MISS HER SO MUCH ! (Mais je vous ai préparé des chapitres les gars... j'crois vous êtes pas prêt à vivre ça 🤭 !)
Quoi qu'il en soit, j'espère que vous avez kiffer ❤️.
On se retrouve sur le Discord 😋 !
BYE 🏍💨🪐 !
Stardust 🍓
𝚂𝚎𝚎 𝚢𝚘𝚞 𝚜𝚘𝚘𝚗 🕰...
xo, Azra. ✿
IG: azra.reed
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